Section 22. Mobilité, territoire et frontière

A l’heure de la ’mondialisation’ et de la construction européenne, où prévaut une idéologie de ’libération du carcan des frontières’, il nous semble utile de rappeler les ’fonctions sociales de la frontière’ (C. Raffestin, 1993). Dans son plaidoyer à contre-courant, l’auteur montre qu’elle assure trois fonctions. Elle est la traduction d’un pouvoir, mais elle inclut du même coup la limite de celui-ci. En ce sens, elle est contraire à la logique ’impérialiste’ (politique ou économique) ou ’prosélyte’ (religieuse). Elle est aussi l’instrument de régulation d’une ’aire’ de relative autonomie, rassemblant des ressources et des hommes reliés entre eux par des flux et des échanges. Régulateur du corps social qu’elle institue, elle le soumet à certaines règles tout en lui procurant ainsi une relative sécurité. D’où la question de la pertinence des frontières : à quelle échelle, à partir de quel assemblage de lieux et de ressources peut-on assurer d’une autonomie relative les hommes qui y vivent ? Point de recette miracle en la matière, à en voir l’histoire des Etats-nations, dont les frontières avant d’être instituées, furent des ’fronts’114 militaires. En outre, elle institue et préserve les différences, et ce faisant elle permet l’échange et la confrontation entre ces différences. En ce sens, la mondialisation, lorsqu’elle est entendue comme oeuvre d’abolition des frontières, procède d’une négation des différences. Le lieu n’annule les différences qu’en s’appuyant sur elles (le lieu est un ’pont’, comme nous l’avons dit dans le premier chapitre). La frontière les rétablit en indiquant que pour y accéder, on doit la franchir. Sans lieu, point de rencontre, point de convergence possible et point de lien entre les hommes. Sans frontière plus de différence, ni de raison de les franchir, et au final plus ’d’ailleurs’ possible.

La frontière géographique a donc une fonction sociale, sans pour autant être une frontière sociale. Car il y a aussi des frontières sociales (entre les groupes) dont l’inscription au sol, sans être délimitée par des postes frontière, n’en est pas moins réelle. L’espace est marqué par les groupes qui se l’approprient, et il est un marqueur social pour les groupes qui y vivent. Il y a ainsi des quartiers dits populaires, qui finissent par désigner et parfois assigner à une identité commune, leurs habitants (les lieux stigmatisés ou mal famés sont stigmatisants pour ceux qui y vivent). Il y a aussi des espaces dits ruraux et d’autres urbains, ce qui sous-entend souvent que les groupes qui y vivent sont respectivement ruraux et urbains. La frontière, en son sens social, établit des différences mais aussi un ordre de classement de ces différences. Il y a les grandes nations et les petits pays. Il y a les habitants des beaux quartiers et ceux des bas quartiers. Il y a les centres historiques (investis par les classes bourgeoises), les Hauts-lieux (réservés à la mémoire des grands hommes) et les banlieues (lieux mis au ban de la société ?).

Seulement, voilà : tout devient plus difficile à différencier et classer dans un contexte où la mobilité et la multi-localisation généralisées tendent à brouiller les frontières entre les espaces et leurs habitants (et pour les habitants, qui deviennent des usagers de multiples espaces, et pour les sociologues qui tentent d’en découvrir les appartenances et les frontières).

A partir de là deux questions se posent :

Notes
114.

Cf. THERY H. Les mots de la géographie (1992), op. cit. p. 209 : ’Le renforcement de la puissance royale, notamment de sa puissance militaire, amena la construction de places-fortes dites frontières, un adjectif dérivé du mot front, au sens militaire, dont l’ensemble, ni continu ni situé exactement sur la limite, finit, après bien des guerres et des tractations, par constituer la frontière au sens moderne, sanctionnée par un traité et jalonnée par des bornes, des barrières et des postes frontière’.