2211. Le territoire et sa figure historique, remise en question

Le ’territoire moderne’ est, d’après P. Alliès115, ’‘une invention historiquement et spatialement datée : c’est elle qui va avec l’émergence de l’Etat en Europe occidentale et qui s’épanouit entre le traité de Westphalie (1648) et le traité de Versailles (1919). Ces presque quatre siècles sont ceux de la lente agonie de l’universalisme de la chrétienté durant lesquels la référence au territoire, de technique, administrative et fonctionnelle qu’elle était, devient sociale, politique et sacrée’’.

Le développement de l’Etat–Nation, sous la forme que nous lui connaissons actuellement, s’est donc appuyé sur un territoire. Cette entité, géographiquement et historiquement datée, a pris un sens juridique précis que M. Le Berre (1995, p. 602 ) résume à trois principes : la ’domination liée au pouvoir du prince, attaché au centre du territoire’ et un ’contrôle territorial’ sur ’une aire délimitée par des frontières’.

Comme l’explique M. Le Berre (1995, p. 602), la généralisation de la notion a commencé avec sa ré-appropriation par les éthologues des années 1920. En élaborant le concept de ’territorialité’, caractérisant le ’système de comportement’ d’un animal pour prendre possession de son territoire et le défendre contre les autres membres de son espèce, ils lui ont donné une étendue et une dimension scientifique qu’il n’avait pas. La définition fera fortune et sera transférée aux sciences sociales et humaines. Ce transfert s’est opéré par un ’mélange des genres’ peu orthodoxe : la notion de ’territoire’ a conservé les attributs propres au monde animal (la ’défense territoriale’ serait une attitude quasi instinctive de l’homme) ainsi que les principes juridiques de l’Etat-Nation (un pouvoir s’exerçant sur une aire géographique délimitée par des frontières).

A partir des années 1970, les géographes s’attachèrent alors à donner un contenu culturel et social à cette notion. M. Roncayolo116 avancera l’idée que la territorialité est d’ordre culturel et non naturel, à partir de deux notions : l’attachement à des lieux précis qui fondent le sentiment d’appartenance commune, et des principes d’organisation sociale appris et transmis (l’habitat, les techniques culturales et les modes de hiérarchisation sociale).

Chez les sociologues, l’école de Chicago, et notamment M. Young et P. Willmott117, contribueront, à partir d’une approche ’écologique’, à diffuser l’image du ’village dans la ville’, véritable petit territoire, fondé sur l’interconnaissance et un sentiment d’appartenance commune. Y. Grafmeyer118 a bien montré les soubassements idéologiques de cette association : ’‘Cette évocation d’une convivialité plus ou moins imaginaire est souvent une façon de proclamer les vertus de la diversité sans conflits, de l’harmonie sociale dont on pare un quartier familier’’. C’est d’ailleurs ce discours communautaire qui sera largement diffusé dans les années 1970 lors du retour dans les campagnes et du localisme triomphant119.

La notion a fait florès depuis, et elle est plus que jamais utilisée, aussi bien par les aménageurs que les chercheurs en sciences sociales. ’Territoires’ et ’territorialités’ sont convoqués pour rendre compte de l’inscription spatiale du social. Au moment même où sa figure historique semble s’affaiblir sous le coup de la mondialisation et de la construction européenne notamment, tout semble devenir territoire.

Or, cet usage généralisé, loin d’aider à leur compréhension, masque les changements actuels, et fait perdre toute puissance explicative au concept.

Le changement essentiel que nous pensons à l’oeuvre actuellement est le passage d’une organisation politique des rapports société-espace, à celle d’une organisation économique (Tizon, 1996). Or, si le politique ’territorialise’ ces rapports, en les ancrant au sol et dans une appartenance commune (de la nation à la commune), l’économique les déterritorialise en les inscrivant dans des réseaux plus labiles, qui ne connaissent de frontière que celle du temps et des moyens de parvenir à une fin. Précisons dès à présent que la construction des Etats-Nations s’est faite en s’appuyant sur le développement du capitalisme marchand, sur l’élaboration de réseaux (transport et communication notamment) et qu’ils ont été à l’origine d’un certain ordre mondial (l’universalisme). Mais ces trois processus étaient, contrairement à ceux que nous vivons actuellement, attachés à des territoires, en s’appuyant sur leur frontière et en les consolidant.

Explicitons chacune de ces évolutions.

L’ère du capitalisme financier succède à l’ère du capitalisme marchand. Ce dernier permettait un certain contrôle des Etats sur l’économie : la valeur se définissait par rapport au produit, lui-même élaboré sur un territoire. Avec la phase de délocalisation des grandes firmes, un premier affranchissement vis-à-vis des territoires s’est opéré, limité cependant par les politiques de tarification douanière et l’importance des lieux de production (à travers leurs ’aménités’) dans la définition de la valeur des produits. Avec le capitalisme financier, l’affranchissement vis-à-vis des territoires est quasi total. Il dématérialise et déterritorialise l’échange, et ce faisant, il le déresponsabilise vis-à-vis des lieux de production. Le capitalisme financier réalise sur le plan économique ce que le ’nomadisme historique’ (celui des bédouins120) a réalisé sur le plan politique, par la maîtrise de la mobilité comme arme absolue du pouvoir. Le capitalisme financier fonde son pouvoir, comme les nomades bédouins, non sur la propriété de la terre mais sur ’‘l’infinité virtuelle de l’espace parcouru, sur le détachement qui doit ouvrir tous les accès’ .’ (Retaillé, 1992, p. 43).

De la même manière, l’émergence d’un ’espace en ligne’121 marque une mutation, celle de la déterritorialisation des réseaux. A cet égard, P. Virilio122 parle d’une accentuation de la sédentarité liée au développement de ces réseaux : ‘’[...]Un territoire n’existe que par les moyens de le parcourir, par la capacité qu’on a de le traverser, de le franchir, par des routes, des trains, des chevaux, des messagers... L’insécurité du territoire, c’est la fin d’un rapport mobile au territoire. C’est le passage de ce territoire incertain à un territoire, qui, d’une certaine façon, n’est plus que le corps du receveur, c’est-à-dire l’homme branché’ .’

Enfin, la ’mondialisation’ marque une rupture avec l’ordre politique qui avait prévalu jusqu’alors. La substitution de ce terme à celui ’d’universalité’, né de la Modernité, annonce ainsi un changement radical de la conception des échanges internationaux. Selon Z. Bauman123, le premier paradigme, lié à la constitution des Etats-Nations, renvoyait à un projet politique, celui de l’instauration d’un ordre universel, tendu vers l’idéal du progrès. La ’mondialisation’ ne fait référence à aucun projet politique. Elle désigne des effets globaux, involontaires ou imprévus, à la base desquels n’existent pas d’initiative et d’entreprise globale, mais un phénomène qui s’impose à tous.

Voici donc les mutations de l’ordre politique attaché à un territoire, vers un ordre économique inscrit dans des réseaux, n’appartenant à aucun territoire. On rejoint ici, à une autre échelle, les inégalités liées à l’émergence d’un ordre où prédomine la mobilité. Et, comme l’explique R. Otayek (2000), la concomitance du mouvement de mondialisation et des mouvements identitaires n’est pas un paradoxe, si l’on considère que le premier tend aussi à produire de l’exclusion (inégalités des rapports nord-sud, les mouvements fondamentalistes se développant largement sur le terreau de la misère).

Notes
115.

ALLIES P., 1994 - ’Les découpages territoriaux dans la durée : le destin des découpages issus de la construction nationale.’, Communication aux 10 ème Entretiens Jacques Cartier, Lyon.

116.

RONCAYOLO M., 1983 - ’Territoire et territorialité’, in: Territoires n° 1, Laboratoire de sciences sociales, PENS, 95 p.

117.

YOUNG M., WILLMOTT P., 1915 - Le village dans la ville. trad. 1983, Ed. Georges Pompidou Centre de création industrielle, 255 p.

118.

GRAFMEYER Y., 1994 - Sociologie urbaine. Ed. Nathan université, Coll. 128, p. 80.

119.

TIZON P., 1996 - ’Qu’est-ce que le territoire  ?’, in : DI MEO G., Le territoire du quotidien. Ed. l’Harmattan, p. 18.

120.

RETAILLE D., 1998 - ’Concept du nomadisme et nomadisation des concepts’, in : KNAFOU R.(dir) : La planète ’nomade’ - Les mobilités géographiques d’aujourd’hui. Ed. Belin , pp. 37-58.

121.

BEAUCHARD J., 1999 - La bataille du territoire – mutation spatiale et aménagement du territoire. Ed. L’Harmattan, 143p.

122.

VIRILIO P., 1994 - ’Vers la vitesse absolue’, in : Problèmes politiques et sociaux, n° 740, 2 décembre, ’Réseaux, territoires et organisation sociale’, La documentation française, pp. 20-21.

123.

BAUMAN Z., 1999 - Le coût humain de la mondialisation. Trad. de l’anglais, A. Abensour, Ed. Hachette, coll. Pluriel, pp. 92-93.