2212. De la nation et de la localité comme lieu d’appartenance collective, dans un monde mobile

La nation s’est construite avec l’Etat, dans un ordre différent selon les pays mais toujours en lien avec celui-ci. Dès lors, on peut penser que l’affaiblissement de l’un entraîne l’affaiblissement de l’autre. L’idée de nation est née en Europe. Les liens horizontaux entre l’individu et les groupes, qui définissent les appartenances particulières (familiales, religieuses, ethniques, ...) et les liens verticaux entre l’individu et l’Etat, qui définissent l’appartenance commune à une nation, s’articulent selon des modèles nationaux différents, propres à l’histoire de chaque pays124. En France, la construction de l’Etat a précédé celle de la nation. L’absolutisme des rois a eu pour objectif, dans un premier temps, l’édification d’un Etat centralisé et efficace, c’est-à-dire l’unification juridique du territoire. Ainsi naquirent les conditions matérielles et administratives du lien vertical, reliant l’Etat aux individus, laissés jusque là à leurs appartenances intermédiaires et locales et formant ainsi une nation. ’Si la révolution n’a pas inventé la centralisation, elle en a renouvelé l’usage, en la rapportant à la tâche de construction de la nation’ 125. Le maître mot est l’uniformisation des usages et des normes (lutte contre les patois, adoption du système métrique, école publique ) non plus dans une visée d’efficacité administrative, mais dans l’objectif politique et philosophique de produire un lien nouveau entre les individus, citoyens égaux appartenant à la même nation. Pour autant, l’édification nationale n’a pas annihilé les appartenances particulières, elle les a plutôt intégrées (plus ou moins bien) dans une communauté ’virtuelle’ (Beauchard, 1999). Il faut, à cet égard, remarquer que la France, pays du centralisme, est aussi celui de la diversité des identités régionales. Mais celles-ci prennent une vigueur particulière sous le coup de la décentralisation et de la construction européenne. Dans les années 1980-90, les revendications régionales se sont trouvées confortées par certaines politiques d’aménagement du territoire. La création de ce nouvel échelon126 est souvent décrite, rappelle P. Alliès127, comme : ’une gouvernance polycentrique’, c’est-à-dire une ’organisation du pouvoir instable, contestée, hétérogène sur le plan territorial, et non hiérarchisée’. Cette nouvelle organisation territoriale modifie considérablement les liens entre le pouvoir central territorial et les élites régionales. Celles-ci deviennent un interlocuteur privilégié par les acteurs locaux et un intermédiaire, court-circuitant parfois l’Etat, auprès des instances européennes. Aujourd’hui, les efforts investis par les exécutifs régionaux semblent porter leurs fruits en termes d’identification des citoyens à l’échelle régionale. Les attentes se déplacent : ’Là où l’on faisait confiance à l’Etat providence (formation, emploi, santé...), on considère aujourd’hui plus volontiers que la proximité régionale est mieux à même de cerner les problèmes’ 128 . Et cette forme d’appartenance prend corps sur le déclin de l’idéal du progrès, jusqu’alors porté par la Nation : ’En temps d’incertitudes et de mutations, les échelons proches bénéficient de la faveur, ils rassurent : le sentiment d’appartenance évolue en faveur de lieux concrets (la commune) au détriment d’entités plus abstraites (la France)’.

L’appartenance nationale s’affaiblirait donc à ce point que l’on se reconnaisse avant tout comme ’habitant de sa commune’ ou membre d’une région ?

La nation devient par ailleurs un ’lieu de mémoire’129. Organisation politique marquant la prééminence de l’appartenance à une même ’patrie’ sur toutes autres les appartenances (professionnelles, confessionnelle...), elle est aujourd’hui avant tout une communauté de mémoire historique. Et l’entrée dans l’ère de la célébration des symboles et patrimoines nationaux est plutôt le signe de leur défaillance que de leur vigueur (P. Nora, 1997), un peu comme le folklore ressuscite en même temps qu’il enterre certaines pratiques.

Mais l’appartenance nationale, si elle change dans ses formes, demeure plus importante qu’il n’y paraît, et comme le fait remarquer D. Schnapper (1998, p. 298) ‘’les appartenances les plus profondes ou les plus vivantes ne sont pas nécessairement celles qui s’expriment le plus’’. Les citoyens sont socialisés par les mêmes institutions, partagent non seulement la même langue, mais aussi un rapport particulier à celle-ci selon les pays (fort en France), un certain rapport à l’autorité130, au statut social, à la citoyenneté, enfin des habitudes alimentaires qui sous-tendent aussi une certaine idée des relations sociales. Le fait d’être français aujourd’hui, pas moins mais différemment qu’auparavant, a donc toujours un sens, la ’France éternelle’ étant de toute évidence un mythe.

Un changement apparaît néanmoins essentiel. Si l’appartenance nationale se maintient comme soubassement de notre culture et lieu de nos pratiques démocratiques, la crise de l’Etat providence ne garantit plus (ou moins bien) à l’ensemble des citoyens les conditions d’une participation pleine et effective à la communauté nationale, au premier rang desquelles se trouve le travail, qui reste un élément essentiel de la construction identitaire131. L’affaiblissement du contrôle territorial sur les mouvements et décision et de l’Etat providence qui engendre un déplacement des supports de la confiance vers des instances de contrôle qui paraissent plus proches, plus tangibles aux yeux des citoyens – ce qui ne présume pas de leur efficacité (face aux délocalisations notamment, les instances régionales ou locales ont bien peu de pouvoir de contrôle et de négociation pour garantir à leurs membres la pérennité de leur appartenance aux entreprises ...).

Ces dernières remarques nous amènent à aborder la question de la permanence des identités dites ’locales’. En effet, dès les années 1985, J.C. Chamboredon132 posait déjà la question d’un lien éventuel entre la crise des affiliations nationales et professionnelles avec la réaffirmation des appartenances locales, comme refuge identitaire autant qu’économique. Cette analyse éclaire davantage, nous semble-t-il, les enjeux du ’rapport au local’ que celles qui posent la question en termes d’identification à une communauté133. La problématique de l’identité locale s’inscrit dans l’étude des symboles, des représentations et de l’adhésion à ceux-ci, alors que l’analyse des appartenances prend aussi en compte les formes de participation, les modes d’insertion et les réseaux de sociabilité, et leur inscription géographique sans présupposer de l’existence ou de l’exclusivité d’une affiliation locale. L’analyse de J.C. Chamboredon (1984-1985) prend en outre tout son sens dans le contexte où la mobilité dominante conduit à la recomposition des différentes bases (familiales, professionnelles, locales, nationale) de l’appartenance sociale. C’est donc l’ensemble des dynamiques sociales, et pas seulement ce qui ce passe dans la ’localité’, qui est pris en compte. L’auteur, que nous suivrons dans son jugement, avance trois arguments explicatifs de cette vigueur renouvelée des appartenances locales : la réaction à des transformations des conditions économiques notamment sur le marché de l’emploi, la résistance à la migration en réaction à l’affaiblissement des affiliations professionnelles et la transformation du rapport à la migration.

Le premier rejoint certains constats énoncés plus haut en référence à l’instauration d’un ordre économique, bouleversant la division internationale du travail. Aux vastes mouvements de délocalisation et de restructurations industrielles a suivi une prise de conscience de la dépendance des conditions de vie locale et quotidienne vis-à-vis du ’global’. L’émergence et le développement de mouvements tels que ATTAC sont d’ailleurs fondés sur ce type de constat. Ainsi la crise de l’Etat-providence se traduit-elle dans un double mouvement de mondialisation des décisions économiques et de re-localisation des mobilisations collectives.

Le second argument fait référence à une certaine crise de socialisation professionnelle, qui a trait aussi bien à la précarisation des formes d’emploi qu’à la plus grande labilité du déroulement de la carrière professionnelle avec la probabilité forte de changer de lieu d’emploi, de métier et de connaître le chômage. Si bien que ’l’attachement au pays’ peut aussi relever, pour les plus démunis, d’une recherche de maintien des appartenances familiales et de proximité.

Enfin, dans cet ordre plus incertain, le rapport à la migration change, et avec lui, l’appartenance locale. Si l’appartenance locale demeure importante, elle ne prend pas le même sens selon les groupes, et les cycles de vie eux-mêmes bouleversés (entrée dans la vie active au terme d’un ’moratoire jeune’ lié à l’allongement de la durée des études et à la précarisation de l’emploi, stabilisation résidentielle et familiale plus difficile du fait notamment de la bi-activité des couples, retour au ’pays’ à l’âge de la retraite, migration vers les villes en fin de vie et prise en charge dans des institutions médicalisée). Dans un contexte où la mobilité devient une valeur essentielle, les appartenances locales deviennent des ’principes de classement’. Ainsi, peut-on distinguer ceux d’une part, pour lesquels la migration constitue une voie de promotion sociale et une ’délocalisation temporaire’, associée au maintien de l’ancrage par la possession d’une résidence secondaire ou le retour à l’heure de la retraite, ceux d’autre part, pour lesquels elle représente un exil incertain ; ceux enfin, pour lesquels l’attachement local constitue une assignation à résidence134 et la migration une ressource inaccessible.

Partie de la question de l’appartenance locale, nous en venons donc à souligner l’importance du rapport à la migration et la nécessaire prise en compte des autres dimensions d’affiliation (professionnelles, familles, nationales) pour en comprendre le sens et la dynamique.

Il faut cependant préciser notre propos en réitérant l’importance bien réelle de la référence à la localité, et notamment à la commune dans la vie quotidienne, que cette affiliation soit positive ou négative (assignation), contrainte ou choisie.

C’est dans ce cadre, où la commune demeure un cadre important de nos pratiques quotidiennes (lieu de référence de l’habiter, de l’activité professionnelle, des loisirs, et des sociabilités quotidiennes) mais où les formes d’affiliation locales se diversifient et, pour une grande partie, changent d’échelle (migrations alternantes), qu’il nous faut interroger la mise en place de l’intercommunalité et notamment des ’pays’. Ces nouveaux échelons sont-ils susceptibles d’induire de nouvelles ’appartenances’, et à quels enjeux leur mise en place répond-elle ?

Notes
124.

Cf. SCHNAPPER D., 1994 - La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation. Ed. Gallimard, 228 p.

125.

Cf. ROSANVALLON P., 1990 - L’Etat en France : de 1789 à nos jours. Ed. du Seuil, coll. Points Histoire, pp. 105-106.

126.

La régionalisation a été instaurée dans la quasi-totalité des Etats membres comme une voie d’harmonisation des découpages territoriaux.

127.

ALLIES P., 1994 - ’Le destin des découpages de la construction nationale’; Actes des Dixièmes Entretiens Jacques Cartier, Colloque, 30 novembre –2 décembre, Lyon, pp. 25-34.

128.

ALLEMAND S., 1998 - ’L’identité politique’, in : RUANO-BORBALAN J.C. (coord.) : l’Identité – L’individu, le groupe, la société. Ed. Sciences Humaines, pp. 309-310.

129.

NORA P., 1984-1993 - Les lieux de mémoire, Ed. Gallimard, 8 volumes.

130.

La tradition ’contestataire’ s’enracine dans l’histoire des héros nationaux qui furent tout d’abord des ’révoltés’ face aux puissances étrangères ou de l’ordre monarchiste.

131.

SCHNAPPER D., 1996 - Intégration et exclusion dans les sociétés modernes. In : PAUGAM (dir.) - L’exclusion - l’état des savoirs. Ed. La Découverte, pp. 23-31.

132.

CHAMBOREDON J-C., et al., 1984-1985, ’L’appartenance territoriale comme principe de classement et d’identification’, in: Sociologie du Sud-Est, n° 41-44, pp. 61-85.

133.

Parmi d’autres citons tout particulièrement : GRANIE A-M., 1995 - Mécanismes de production et de reproduction de l’identité communale en milieu rural, in: Territoires ruraux et formation. Actes du colloque tenu à Dijon, Enesad, 7-8-9 février, pp. 327-335.

134.

Les phénomènes de ségrégation urbaine découlent de cette assignation à résidence, qui n’est pas seulement un manque d’accessibilité physique à la ville, mais avant tout une marginalisation sociale, d’où l’échec ou la faible efficacité des politiques de transports et de réhabilitation urbanistique dites de ’désenclavement’.