2213. Les ’pays’ : convergence des aspirations localistes et des objectifs de compétition territoriale

La nouvelle Loi d’Aménagement et de Développement Durable du Territoire du 25 juin 1999 (LOADDT)135 marque un profond infléchissement de la conception politique du territoire et de son aménagement.

Par la référence au développement durable qui est au coeur des objectifs affichés par cette loi cadre, on entend encourager le développement local non plus selon une logique dite de ’guichet’ et par des discriminations positives (attribution de mesures financières compensatoires pour les espaces fragiles ou en crise) mais en finançant des initiatives qui doivent émerger des acteurs locaux eux-mêmes, selon une ’logique de projet’ et une relation ascendante du local vers le national.

Certains analystes voient dans cette mesure une voie de résolution ’diplomatique’ pour venir à bout de la résistance à la fusion de commune, et mettre un terme à l’une des ’exceptions françaises’, celle des 36 000 communes. Cette stratégie n’est pas nouvelle. B. Ganne observait dans les années 1980 que l’idéologie localiste constituait l’un des outils d’homogénéisation des modes de vie et d’organisation territoriale, d’autant plus efficace qu’elle prend les apparences d’une territorialisation : ‘’Il ne s’agit plus de réguler la diversité en procédant à l’adaptation locale de normes générales, mais de développer un modèle de mobilisation générale des échelons locaux au travers d’un système de gestion économique et social, étendu et intériorisé puisque érigé en nouvelle norme de concertation’ ’. Force est de constater que, quelques décennies plus tard, les représentants du pouvoir central utilisent les mêmes arguments, amenant à se poser la question de leurs objectifs véritables136.

D’autres auteurs considèrent que cette politique répond à des enjeux avant tout économiques. L’appel au local à se constituer en ’territoire’ par l’autorité centrale relève-t-elle d’une volonté de contrer la tendance au désengagement local ou au détachement des acteurs et des activités vis-à-vis des lieux où ils agissent137 ? A moins qu’il ne s’agisse d’une invitation faite aux acteurs locaux à entrer dans la compétition économique en valorisant leurs propres ressources ? Un retour sur l’histoire déjà longue des ’pays’ permet de mieux éclairer les enjeux que sous-tendent la référence à cette notion dans la nouvelle loi d’aménagement.

Petite histoire des pays

La notion de pays a suivi un parcours presque inversé par rapport à celle du ’territoire’. A son origine, il n’y a pas l’Etat-nation, puis un transfert de sens à des échelles plus grandes. On y trouve des unités réduites autour desquelles se sont organisées des ’communautés’, des activités, des échanges, des foyers de pouvoir. Selon les auteurs des Mots de la géographie (1992, p. 336) on peut distinguer deux sortes de ’pays’. Les premiers, souvent considérés comme des ’régions naturelles’, recouvrent en fait d’anciennes seigneuries qui se sont constituées à partir de zones d’échanges et d’espaces hétérogènes. Les seconds plus récents se sont organisés depuis un ’pôle’ (bourg, ville) où prospéraient des bourgeoisies locales. Un premier transfert fut opéré avec la notion de ’patrie’ et de ’terre natale’ (mon ’pays’), avant que son sens ne soit étendu encore davantage à l’idée de ’nation’, elle-même plus tard confondue avec l’Etat (les ’pays européens’, les ’pays neufs’). Si le pays revient au galop actuellement, selon les auteurs, c’est sous les formes d’une idéologie du ’terroir’, dont les applications sont fort variées, des ’vins de pays’ jusqu’au ’contrat de pays’. On en arrive alors au ’pays’ au sens où ils sont définis aujourd’hui par la LOADDT. Mêlant les ’terroirs’ façonnés durant une longue histoire (ils ont leurs ’paysages’, leurs types d’habitat, de culture, leurs traditions), aux préoccupations nouvelles (rapport ville-campagne, intégration européenne) les ’pays’ actuels sont marqués par l’ambivalence. Les attributs historiques et géographiques, signes d’authenticité et de ’naturalité’ dont on les pare, servent des enjeux identitaires autant que commerciaux. Comment ne pas remarquer l’ambiguïté de ces pays, enracinés dans le particulier, le spécifique, le provincial, que l’Etat a patiemment intégré au niveau national, pour assurer une cohésion sociale et une souveraineté ’territoriale’, avant que les gouvernants actuels ne leur reconnaissent le statut de ’territoires’ ?

Ainsi, l’analyse de la mise en place de ces pays nous semble une voie d’étude privilégiée pour saisir in situ certains mécanismes au coeur de notre questionnement. La loi qui les institue traduit déjà des évolutions importantes dans la conception du territoire, dans la relation entre le local et l’Etat-nation, ainsi que dans les relations ville-campagne.

Territoire empirique et non plus institué selon une logique descendante, la délimitation de ses ’frontières’ ne fait référence à aucun seuil démographique, seul compte sa cohésion interne : ’Lorsqu’un territoire présente une cohésion géographique, culturelle, économique ou sociale, il peut être reconnu à l’initiative de communes ou de leurs groupements comme ayant vocation à former un pays’ (article 25).

Territoire ’vécu’, il doit se constituer en prenant en compte les ’bassins de vie’ que les migrations alternantes semblent redessiner autour d’une configuration associant les petites villes et leurs campagnes sous influence.

Territoire réversible, son institution se fait en plusieurs étapes, et sa reconnaissance n’est valable que pour une durée de 10 ans, après quoi une révision et une évaluation doivent avoir lieu. Son ’périmètre d’étude’ ne devient définitif et reconnu par les autorités régionales (le préfet de région, après avis conforme des conseils généraux et régionaux) qu’au terme de l’élaboration d’une ’charte de pays’, qui doit mobiliser un ensemble élargi d’acteurs locaux.

Territoire de ’démocratie locale’, il y est associé un conseil de développement au pouvoir élargi138 dont la loi n’a pas fixé les règles, laissant aux acteurs locaux le soin de s’organiser. Or les premières observations du comité national de suivi139 témoignent des lacunes de la démocratie locale, lorsqu’elle n’est pas encadrée et définie au départ. Ces recommandations ne laissent pas présager d’un élargissement conséquent de la participation de la société civile, susceptible de créer les conditions d’une appartenance concrète au pays. Aux principes de la démocratie délégative et représentative fondée sur la consultation de l’ensemble des électeurs (suffrage universel), se substitue ici une démocratie participative directe, de ceux qui sont déjà ’réellement impliqués’ dans le développement.140

Les observations dégagées par J.Y. Bion141 sur la mise en oeuvre des pays dans la Région Centre confortent l’idée d’une prépondérance de la logique compétitive au détriment de la logique redistributive à l’oeuvre dans l’ancienne conception de l’aménagement du territoire.

De ce déficit démocratique et de cette conception économique et compétitive des pays, ne risque-t-il pas de découler une nouvelle forme de ségrégation territoriale ?

Certaines études142 portant sur les tendances actuelles du développement local tendent à corroborer cette crainte. L’impulsion d’une dynamique de développement lorsqu’elle est laissée à l’initiative des acteurs locaux, suppose en préalable une certaine cohésion et diversité sociale143 qui font souvent défaut en milieu rural. En effet, la dévitalisation de ces milieux se traduit généralement par la fermeture à l’arrivée de populations et d’activités nouvelles.

Deux tendances peuvent alors accentuer la dualisation du territoire national : l’une visant à faire des frontières territoriales, des barrières défensives contres les multiples flux (notamment reliant la ville et la campagne) susceptibles de remettre en question l’identité locale vécue sur le mode d’un patrimoine fragile à préserver ; l’autre visant à faire de l’identité définie localement un instrument d’attraction et de sélection de ces flux et un outil de compétition territoriale.

Ces dernières remarques nous amènent à traiter d’une autre question territoriale : celle des relations ville-campagne qui ont considérablement changé depuis l’époque où H. Mendras144 observait la fin de la ’civilisation paysanne’. La ville et la campagne sont-elles encore deux mondes différents ?

Notes
135.

Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire du 25 juin 1999, parue au décret d’application du 19 septembre 2000 relatif aux pays, parue au Journal Officiel du 20 septembre 2000.

136.

VOYNET D., 1999  : Editorial, in  : La lettre de la délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, Supplément au n° 167 : ’Tout ce qu’il faut savoir sur la loi Voynet’, DATAR, Automne 1999 : (p. 3) ’Il ne s’agit plus de proclamer depuis Paris ou telle ou telle capitale régionale d’impossibles programmes mais de mobiliser, sur le terrain, toutes les énergies sur les projets concrets autour d’un pays ou d’une agglomération. [...]Ces pays naîtront des projets élaborés par des acteurs locaux ayant envie de travailler ensemble, du contrat qu’ils passeront entre eux et avec l’Etat, et non de découpages administratifs établis sur des bases statistiques.’

137.

Le territoire n’est pas seulement le réceptacle géographique où des entreprises, des collectivités et des individus inscrivent leurs actions. Il peut être acteur lorsque, porteurs de démarches de développement, il devient le produit de leur interaction’. Lettre de la DATAR, n° 164, 1999, p. 2.

138.

Il doit être ’associé’ selon les termes de la loi, à l’élaboration de la charte, dont dépend, in fine, la reconnaissance du pays, ainsi qu’à sa révision et à son évaluation.

139.

Ce groupe de travail était animé par le CELAVAR, le CLCBE, assistés d’ETD, et comprenait en outre la DATAR, Mairie Conseils, l’UNADEL, l’Association pour la fondation des pays, le CEFEL. Le document présenté est disponible sur le site : WWW//etd.asso.fr

140.

Tandis que la participation des élus doit rester ’consultative’, celle des milieux économiques est assurée d’une forte présence, à travers leurs institutions (chambres consulaires, syndicats professionnels,...) mais aussi par cooptation de ’personnalités qualifiées’ (p. 6). La représentation des associations se heurte pour l’instant à la définition de critères de sélection permettant de prendre en compte l’hétérogénéité de ce secteur et sa variabilité locale.

141.

BION J.Y., 2000 - ’Les pays, le territoire de quels acteurs  ?’, Communication au colloque ’les territoires locaux construits par les acteurs’, UMR Géographie-cités - ENS- Géophile, Paris, 27 avril 2000.

142.

JAMBES J.P., 1998 - ’Entre reproduction et innovation, la notion de projet territoriale en question’, in : Science de la société, n° 45, octobre, pp. 165-178.

143.

DEDIEU O., GENIEYS W., 1998 - Le développement local face à l’Europe - L’invention du pays Cathare, in : Sciences de la société, n° 45, octobre, pp. 103-116.

144.

MENDRAS H., 1984 - La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin des paysans 20 ans après. 2e éd., Arles, Actes Sud, 371 p.