222. Villes et campagnes : recomposition de leurs frontières ou nouvelles clés de lecture ?

S’il est une frontière ancienne et durable, c’est bien celle qui sépare la ville de la campagne. Qui en douterait ? Il y a bien d’un côté la ville, avec son habitat dense (signe de promiscuité pour certains), ses immeubles et ses multiples quartiers (vivier de cosmopolitisme pour d’autres), son ’trafic’, ses gares et ses aéroports (nouveau lieu de sociabilité ?), ses passants ’anonymes’ ou ’considérables’. Et il y a bien de l’autre côté, la campagne, ’éternelle’ ou ’banale’, avec ses paysans, devenus aujourd’hui des agriculteurs, ses champs, son pain de ’campagne’ (que l’on achète au supermarché), ses habitants tous liés par ’l’interconnaissance’ (même ceux dits ’étrangers’, que l’on reconnaît fort bien parce qu’ils ne sont pas d’ici), et ses villages avec le clocher au centre, devenus ’lieux génériques’145 de la nation Française et fond symbolique de quelque affiche de campagne électorale ...

Mais où commence l’une et où finit l’autre ? Jusqu’où va la ville qui, aujourd’hui, se déplace au rythme des résidents secondaires et des touristes du dimanche, mais aussi de celui de la périurbanisation ? Et pour finir, certains osent l’écrire : ’Je n’ai pas grand-chose à dire à propos de la campagne : la campagne n’existe pas, c’est une illusion.’146

Doit-on alors en rester ici, et tourner la page ? Ce serait sauter quelques étapes et supprimer bien vite une frontière qui, si elle n’est plus aussi nettement inscrite dans l’espace géographique (l’a-t-elle jamais été ?) n’en reste pas moins au coeur de nos pratiques et de nos catégories de perception.

Une première remarque s’impose lorsque l’on traite de la frontière ’ville-campagne’, c’est qu’elle n’est pas perçue comme étant symétrique. Elle est généralement appréhendée à partir de la question suivante : ’Qu’est-ce qui définit au fond la campagne par rapport à la ville ?’. Qui oserait renverser la question ? ’Qu’est ce qui définit la ville par rapport à la campagne’ ... Les sociologues urbains eux-mêmes n’ont-ils jamais ressenti le besoin de définir -et de justifier- l’existence et la consistance de leur objet par rapport à la ruralité, comme l’ont fait les sociologues ruraux ?

C’est donc que la frontière, envisagée comme ’géographique’, n’en est pas tout à fait une, ou plutôt que se superposent, sur sa ’ligne de crête’, plusieurs dimensions (géographique, politique, sociale, économique ...). La frontière ville-campagne nous parle de temps autant que d’espace147. L’une est associée à un temps cyclique (d’où le thème de la campagne comme lieu de la ’tradition’ et trace du passé) réglé sur le rythme des saisons (la campagne étant le domaine de la Nature qui y exerce son emprise sur les hommes, leurs activités agricoles et leurs mentalités). L’autre est censée suivre un temps linéaire, tendu vers le ’Progrès’ (lieu des techniques, du savoir et de l’industrie appartenant au domaine de la ’Culture’ et de la ’Modernité’), d’où émerge tout projet politique (la ville, lieu du pouvoir et de domination sur la campagne) et toute révolution (la ville, lieu où se construit l’avenir).

C’est donc aussi que les relations ville-campagne ne sont pas symétriques. L’urbain pénétrerait et se diffuserait dans le rural davantage que l’inverse. La périurbanisation ou la ’rurbanisation’ sont perçues comme des mouvements de la ville vers la campagne, et non l’inverse. Or, si ces mouvements sont en grande partie alimentés par les migrations alternantes, on a trop souvent tendance à considérer ce phénomène de manière homogène et univoque. Certains migrants alternants sont, en effet, des ’ruraux’ qui, à un moment donné de leur parcours, sont allés chercher leur emploi en ville. Tandis que d’autres se déplacent chaque jour d’une commune périphérique à une autre, sans passer par la ville-centre.

Il faudrait enfin éclaircir les deux couples d’opposition -urbain/rural, ville/campagne- que l’on confond souvent. Le premier fait référence à des catégories de perception tandis que le second correspond à des entités géographiques concrètes. Or, l’un et l’autre, comme nous le montrerons par la suite, ne se superposent plus dans le contexte actuel, où nous sommes amenés à métisser urbanité et ruralité dans nos pratiques, et à associer ville et campagne au fil de nos mobilités quotidiennes ou hebdomadaires, et à faire de leurs frontières, un front mouvant, où l’étalement urbain le dispute à la ’renaissance des campagnes’.

C’est donc d’une frontière un peu particulière dont il nous faut discuter ici. A la lumière de ces premières considérations, on ne peut poser la question des rapports villes-campagnes, sans prendre en compte la manière dont elle a été appréhendée au fil du temps par les chercheurs.

Les lectures en ont changé en effet, ainsi que nous allons le montrer tant dans la sociologie rurale que dans les travaux des statisticiens dont les découpages géographiques alimentent les investigations des premiers et reflètent les évolutions des dynamiques migratoires entre catégories d’espaces.

Notes
145.

DEBARBIEUX B., 1995 - Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique, in  : L’espace géographique, n° 2, pp. 97-112.

146.

PEREC G., 1974 - Espèces d’espaces. Ed. Galilée, p. 93.

147.

REMY J., 1993 - Le rural et l’urbain : entre la coupure et la différence : la métamorphose des relations ville/campagnes, In : Espaces et sociétés, n° 72, pp. 31-46.