En préalable, il paraît utile de situer la ’question rurale’ dans son contexte historique et national, tant il est vrai que la ruralité ne revêt pas le même sens selon les pays.
L’analyse de Bodiguel et Lowe148 permet d’éclairer le poids particulier de la campagne en France ainsi que la spécificité des termes dans lesquels son opposition à la ville a été pensée, par rapport à l’Angleterre, qui fut très tôt urbanisée.
Importance du monde rural tout d’abord, sans commune mesure en France et en Angleterre, l’abolition des droits féodaux en 1789 contribuant au développement d’une petite et moyenne paysannerie, qui resta longtemps ’la mère nourricière’ de la nation française. La présence d’une population nombreuse et diversifiée allait engendrer des problèmes de pauvreté, mais aussi des foyers de contestation, et contribuer très tôt à faire du monde rural une question sociale nationale.
Spécificité de l’opposition entre ville et campagne ensuite, car contrairement à l’Angleterre, l’espace productif agricole n’est pas dissocié de l’espace patrimonial ’naturel’149. En France, l’opposition ne se pense donc pas entre la nature et la ville, mais entre la campagne et la ville.
Poids politique, démographique, économique et symbolique : les éléments de la représentation de la campagne française sont alors en place et vont se maintenir pour de longues décennies, avec l’aide des sociologues ’ruraux’.
L’histoire de cette branche de la sociologie est faite d’un paradoxe. Dès son origine en effet, elle s’est fondée sur l’analyse du changement et de la disparition programmée de son propre objet de recherche. Les modes de découpage de l’espace, le rapport au changement et à la mobilité géographique, en sont donc les clés de lecture que nous proposons.
Dans le contexte des impératifs de reconstruction et de modernisation de l’agriculture, les sociologues du Centre d’Etudes Sociologiques vont se saisir de ce champ et des commandes publiques pour développer une démarche empirique150. Mais en reprenant ainsi pour objet sociologique celui que fixait l’action politique, la sociologie rurale va s’interdire pour longtemps de devenir sociologie du rural151. La frontière rural-urbain ne sera pas appréhendée comme objet d’étude en soi, mais comme base de son propre champ de légitimité.
On peut distinguer trois étapes dans l’évolution de la sociologie rurale en France : la première, où prédomine le paradigme des ’collectivités’, la seconde, qui marque le passage vers la question des ’localités’ et la dernière, enfin, où l’on passe à une problématique du rural, comme construction ou territoire.
L’important programme de recherches, dirigé par H. Mendras et M. Jollivet152 au sein du groupe de sociologie rurale du CNRS, va construire et affiner le paradigme des ’collectivités rurales’ qui dominera la scène jusqu’aux années 1980. Le découpage opéré conduit à opposer ces dites collectivités, à la ’société englobante’, représentante de l’urbanité153. La démarche typologique et monographique recouvre un objectif général : saisir la diversité et la spécificité des ’collectivités rurales françaises’ avant que le changement ne les fondent définitivement dans la société industrielle. Elle permet en outre de résoudre le problème délicat de l’articulation entre une conception abstraite de ces ’collectivités ’ avec une démarche qui se veut empirique.154 L’empirie permet d’adapter les critères de découpage à chaque cas, et la typologie d’en dégager les éléments comparables pour l’élaboration de schémas généraux d’explication. Au-delà de leur spécificité, un élément essentiel demeure au fondement de leur structuration : l’interconnaissance. Un univers restreint où l’ensemble des rôles de chacun est connu de tous, organise un système de valeurs partagé en commun par leurs membres (H. Mendras, 1976).
Dans ’‘cet univers par définition autarcique’’ (Bodiguel, 1986, p. 77), la mobilité géographique est analysée comme élément déstructurant (démarche systémique). Elle marque l’avancée du monde urbain155. H. Mendras (1976) lui réserve un sort similaire, à partir d’une analyse néanmoins beaucoup plus nuancée. A l’émigration ancienne (vidant les campagnes de leur surplus de main d’oeuvre) et aux migrations saisonnières traditionnelles (ayant permis le maintien de ces sociétés par l’apport de ressources extérieures) succède l’exode massif auquel on assiste alors, annonçant la fin prochaine d’un monde156.
A partir des années 1980, la baisse considérable du nombre d’agriculteurs, mais aussi l’accentuation des flux ville-campagne conduisirent à remettre en question la ’ruralité’, telle qu’elle avait été appréhendée jusqu’alors. Ce fut l’époque où l’on commença à s’interroger sur l’urbanisation des campagnes, et où le paradigme des ’localités’ succéda au premier.
Le programme de l’observatoire du changement social constitue le coeur de ce paradigme157. A certains égards, il s’inscrit dans la lignée des études précédentes : on étudie le changement social, en constatant au final la permanence d’une diversité de ’sociétés locales’158. Le ’local’ s’oppose au ’global’ (sous-entendu la grande ville), et son assimilation au ’rural’ devenue suspecte demeure, même si elle est implicite (Bodiguel, 1986, p. 97).
Ce paradigme opère néanmoins une rupture vis-à-vis du précédent. Il aborde de front la question des rapports sociaux, jusque-là mis de côté au profit de l’opposition culturelle entre ’ruraux’ et ’urbains’. Au diagnostic d’une industrialisation des campagnes et de la fin du monde paysan établi précédemment, fait suite un autre paradigme explicatif du changement social : celui d’un processus de ’relocalisation’ de la vie sociale, la mobilité inversant le sens des relations ville-campagne (mouvement que fit apparaître le recensement général de la population de 1982). Les analyses du mouvement ’néo-rural’ font apparaître les premiers signes d’une remise en question de l’ordre urbain159. Le thème de la ’relocalisation’ ouvre en outre la voie à la thèse d’une ’renaissance rurale’160. Le repeuplement des campagnes n’est pas seulement l’effet d’un desserrement urbain, mais d’une attractivité de l’espace rural, investi de nouvelles valeurs (qualité du cadre de vie, convivialité, temps pour soi...). L’échelle pertinente d’analyse reste la commune car c’est à ce niveau, estime l’auteur, que fonctionnent encore les ’sociétés locales’.
Le paradigme ’rural’ qui s’ouvre avec les années 1990, poursuit des tendances inscrites dans le précédent. Le rural s’oppose au ’global’, l’interconnaissance et les formes d’occupation du sol le distinguent de la ville. Mais la question est ici ouvertement posée : le rural existe-t-il encore, et constitue-t-il toujours un objet de recherche en soi ?
La ruralité devient une catégorie recouvrant plusieurs dimensions (un espace, une société, une catégorie de la pratique, une catégorie de lecture). Elle pose un ensemble de questions de société : place et rôle de l’agriculture (aménagement du territoire, échanges internationaux) ; nouvelles attentes de la société ’globale’ (environnement, qualité des aliments, paysage; loisirs) qui fixe de nouvelles ’fonctions’ aux espaces ’ruraux’.
A partir de ce fonds commun, deux approches peuvent être distinguées : l’approche territoriale, et l’approche constructiviste.
Les tenants de l’approche territoriale se distinguent des seconds par le fait qu’ils associent étroitement à l’espace rural spécifique, une société rurale, elle aussi spécifique161. Selon ces auteurs, s’en tenir à la première dimension, revient à conforter l’idée d’un espace abstrait, disponible pour son aménagement, une fois débarrassé de son contenu (la société rurale)162.
La mobilité est lue au travers des nouvelles attentes de la société globale attribuant de nouvelles fonctions à l’espace rural163, auxquelles doit s’adapter la ’société rurale’164 depuis laquelle l’observateur analyse les flux et les usagers urbains qui lui demeurent étrangers. Le paradigme de la domination de la ville (société globale) sur le rural demeure lui aussi, bien qu’il soit pensé en des termes inversés : des choix opérés par cette société globale en fonction de ses ’attentes’ et des fonctions affectées aux espaces ruraux, dépend l’avenir des campagnes françaises, mais de cet avenir, dépend en retour la configuration de l’ensemble de la société et de son territoire. L’agriculture, occupe toujours une place particulière et stratégique : elle reste la clef de voûte de l’occupation de l’espace rural et donc de son peuplement, ainsi que le moteur de son avenir, l’heure étant à la prospective165.
L’approche constructiviste, dans laquelle nous nous situons, rompt plus franchement avec les anciens paradigmes, tout en s’inscrivant dans une ligne de pensée qui avait, dès les années 1980, commencé à poindre166.
La ruralité est ici appréhendée comme une ’représentation sociale’. Elle fait l’objet de constructions sociales renouvelées selon les contextes (géographiques, historiques) et selon les rapports de force entre les acteurs qui ont intérêt à la faire exister comme telle167. L’évolution de ces conflits et de leurs issues reflètent au final l’évolution de la société, ce qui fait du rural une catégorie de lecture du changement social. En ce sens, on peut la considérer comme une ’invention permanente’ et une ’catégorie socio-politique’168. Elle se construit actuellement au croisement d’une crise agricole (touchant notamment l’identité des agriculteurs), et d’une crise sociale (précarisation sociale, crise de l’Etat-nation, crise urbaine).
L’hypothèse d’une superposition entre un ’espace rural’ et une ’société rurale’ relève d’un mythe. La frontière, avec le monde urbain, doit être cherchée ailleurs, sans pour autant considérer l’espace géographique comme dépourvu de sens dans les rapports sociaux qui s’y inscrivent. Pour M. Mormont (1996), la question du découpage est une question ’morphologique’. L’espace est le ’substrat matériel des sociétés’, autrement dit, la forme qu’elles prennent en s’établissant sur le sol. Pour B. Hervieu et J. Viard169, la question de la frontière relève d’une analyse des sens symboliques attribués à la ruralité et à l’urbanité. Il faut dès lors distinguer ces catégories de sens des réalités géographiques – ville et campagne. L’urbanité s’est ’échappée du territoire de la ville d’hier’ (p. 112), pour finir par capter l’ensemble de ’l’espace non urbain’. Mais si nous sommes tous des urbains, nous continuons à vivre à la ville ou la campagne, les deux étant associés au gré de nos mobilités journalières ou hebdomadaires. La mobilité et l’urbanité dominante en viennent à publiciser l’espace des campagnes, c’est-à-dire à instaurer un droit de regard et d’usage commun à l’ensemble de la société sur un espace qui ne lui appartient pas. Un ensemble d’acteurs qui réinvestissent la campagne de valeurs symboliques (patrimoniale, écologique, identitaire), et de fonctions stratégiques (entretien du paysage, productions de qualité, respect de l’environnement) qui interpellent le groupe isolé des agriculteurs. Leur avenir, loin de conditionner celui des espaces ruraux, dépend au contraire des ressources du milieu dans lequel ils s’inscrivent et de leur capacité à en tirer parti. Mais dans cette nouvelle relation à la ville, la campagne ne sort pas vaincue. Et, ce n’est pas là le moindre des paradoxes de la mobilité, que d’aller de pair avec une recherche d’ancrage (p. 111). Or, les images fortes et les valeurs patrimoniales, susceptibles de prêter le flan à nos recherches d’ancrage, sont des caractéristiques assez bien partagées par la ville et la campagne. On assiste alors à un nouveau partage des affectations et des usages entre ville et campagne, plus qu’à une inversion de rôle.
Ce sont aussi les échelles de la vie quotidienne qui changent. J. Beauchard170 montre l’émergence d’une configuration dite ’ville-pays’ à partir des migrations alternantes. Celle-ci répand en quelque sorte la ville dans la campagne par delà le périurbain. Les bourgs ’ruraux’ deviennent les pôles de ce bassin en formation, qui résultent des pratiques des ’navetteurs’. Ces pratiques ordonnent un nouvel espace d’appartenance, associant des modes de vie citadins et des valeurs rurales, articulant diverses temporalités et lieux de vie.
BODIGUEL M., LOWE P. (dir.), 1989 - Campagne française, campagne britannique : histoires, images, usages au crible des sciences sociales. L’Harmattan, 355 p.
Outre Manche en effet, l’agriculture, qui devint très tôt un secteur d’activité industriel tourné vers l’exportation, fut distinguée de l’espace ’naturel’ dont on fera un conservatoire patrimonial à usage citadin.
BODIGUEL.M., 1986 - Le rural en question : politiques et sociologues en quête d’objet. Paris, L’Harmattan, coll. Alternatives paysannes, 183p.
BODSON J., 1989 - Présentation, in : Recherches sociologiques, ’Sociologie rurale, sociologie du rural ?’, Vol. XX, n° 3, pp. 259-264.
JOLLIVET M., MENDRAS H., 1971 - Collectivités rurales françaises. Tome 1, Armand Colin, 222 p. et JOLLIVET M., MENDRAS H., 1974 - Sociétés paysannes ou lutte de classes au village ? - Problèmes méthodologiques et théoriques de l’étude locale en sociologie rurale. Tome 2, Armand Colin, 266 p.
Cf. BODIGUEL M., 1975 - Les paysans face au progrès. Ed. PFNSP, Coll. Travaux et recherches de sciences politiques, p. 16 : ’ Cette approche induit une certaine conception de la société rurale. Elle est fondée sur l’existence d’une dichotomie collectivité rurale/société englobante qui laisse supposer une structure originale de ladite collectivité et par conséquent un comportement particulier de l’individu face à un ensemble dominant et exogène.’.
JOLLIVET M., MENDRAS H., 1971, op. cit. p. 15 : ’A quelle condition (méthodologique) une collectivité, aussi bien choisie soit-elle peut-elle être traitée comme un microcosme représentatif du tout dans lequel elle s’insère ?’
MARIE M., VIARD J., 1977 - La campagne inventée ou ce qu’il advient des rapports entre les paysans, leurs communautés et l’environnement urbain dans quatre villages d’un pays de moyenne Provence. Ed. Actes Sud, Coll. Espace temps, 238p. Il y est développé une conception ’communautaire de la société paysanne’, qui conduit à appréhender la mobilité comme la pénétration d’un ’corps urbain’, qui en pervertit les ’valeurs authentiques’ sous des formes folklorisantes ou hédonistes.
’Aujourd’hui la société industrielle se retourne contre la paysannerie dont elle est issue, et la condamne irrémédiablement parce qu’elle ne peut tolérer qu’on soit rebelle à sa rationalité. La fin des paysans, au sens précis donné ici à ce terme est aujourd’hui acquise en Occident.’ p. 212.
Programme Observation du Changement Social, 1986 - L’esprit des lieux - Localités et changement social en France. Editions du CNRS, 352p.
’Il y a quelques années, on disait volontiers que les campagnes s’urbanisant, il n’y aurait plus de différences entre ruraux et urbains. Nos enquêtes montrent que si les campagnards aujourd’hui n’ont plus rien à envier aux citadins, il n’en demeure pas moins une différence forte entre d’une part les régions rurales, y compris les petites villes et d’autres part les grandes villes. ’ (p. 10).
LEGER D., HERVIEU B., 1979 - Le retour à la terre. Au fond de la forêt ... l’Etat. Ed. du seuil, Paris, 238 p.
KAYSER B., 1990 - La renaissance rurale - Sociologie des campagnes du monde occidental. Coll. U série ’Sociologie’, Ed. Armand Colin, Paris, 304 p.
B. KAYSER (1992) distingue la société rurale par le triple rapport des individus qui la composent avec leur environnement paysager et bâti, avec leurs semblables au sein de petites communautés structurées par l’interconnaissance, et avec leur localité au niveau de sa gestion politique.
JOLLIVET M., EIZNER N., 1996 - L’Europe et ses campagnes. Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 399 p.
KOVACSHAZY C., 1995 - Le refuge et la source, in : NOIROT P. (dir.), Rural : une carte pour la France, numéro spécial de la revue Panoramiques, Ed. Arléa-Corlet, p. 24. L’auteur définit ainsi trois principales fonctions : l’une économique, assumée par l’agriculture (production de biens alimentaires, de services à l’environnement); l’autre sociale (usages récréatifs, accueil de populations retraitées et en difficulté); la troisième enfin, culturelle (le ’paysage’ devient un patrimoine commun; la campagne devient un lieu de ressourcement, d’enracinement, et support de valeurs intégratives ).
Société rurale qu’il convient d’analyser comme un ’système social localisé’ (M. Jollivet, 1997, p. 124) caractérisé entre autres par le fait que la localisation d’une part croissante de ses habitants, relève d’un choix de vie pour certain, d’un arbitrage ’économique’ pour d’autre et enfin d’une ruralité plus subi que choisi pour les derniers (Kayser et al., 1994).
En témoignent les travaux parlementaires (mission d’information en 1992, sur la situation du monde rural), sénatoriaux (1991 Mission sur l’avenir de l’espace rural) sur le sujet ainsi que la recherche initiée par la DATAR (groupe de prospective ’Avenir des espaces ruraux’ mise en place en 1990, ayant débouché sur la parution de deux ouvrages : KAYSER B., BRUN A., CAVAILHES J., 1992 - Naissance de nouvelles campagnes, Datar/Ed. de l’Aube, 174p. et KAYSER B., BRUN A., CAVAILHES J., 1994 - Pour une ruralité choisie. Datar/Ed. de l’Aube, 139p.
La ’collectivité’ des chercheurs ruralistes commencent ainsi à s’interroger sur la ruralité, comme réalité sociale et objet d’étude. Cf. Bulletin d’étude de l’ARF (1988) : ’Les études rurales sont-elles en crise ?’, n° 41-42 ; MOUGENOT C., MORMONT M., 1988 - L’invention du rural, Bruxelle, Ed. Vie ouvrière, 288 p. et BODIGUEL (1986), op. cit. p. 42 : ’L’espace n’a pas d’identité indépendante de l’acteur qui le conçoit en fonction d’un projet [...]. Il n’existe pas comme donnée scientifique fondamentale, vouloir en trouver une définition, en élaborer une typologie sans projet concret affirmé ne sont à notre sens qu’exercices intellectuels’.
BLANC M. , 1997 - Ruralité : diversité des approches, in : Economie rurale, n° 242, décembre, pp. 5-12.
MORMONT M., 1996, - ’Le rural comme catégorie de lecture du social.’, in : JOLLIVET M., EIZNER N., op. cit. pp. 161-176.
HERVIEU B., VIARD J., 1996 - Au bonheur des campagnes. Ed. de l’Aube, 155 p.
BEAUCHARD J., 1999 - La bataille du territoire – mutation spatiale et aménagement du territoire. Ed. L’Harmattan, p. 80.