311. La question de l’appartenance

3111. Espace social et espace géographique : une relation complexe

Comme le précise P. Bourdieu180 : ’‘On ne peut rompre avec les fausses évidences, et avec les erreurs inscrites dans la pensée substantialiste des lieux, qu’à condition de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l’espace social et les structures de l’espace physique’ . Il nous faut donc penser conjointement la place des individus dans l’espace social et leur localisation dans l’espace physique, l’une et l’autre étant reliées par des ’correspondances’ qui ne sont ni immédiates, ni simples à déchiffrer. S’il est vrai que dans une société hiérarchisée, il n’y a pas d’espace géographique qui ne soit lui-même situé dans cet ordre de grandeur (Haut-lieux/banlieues, Capitale/Province, avant-scène/coulisse, ...), il est vrai aussi que ces hiérarchies sont masquées par ’des effets de naturalisation’ (ainsi en vient –on à prendre pour ’naturelles’ ou évidentes des frontières qui sont des constructions historiques).

L’espace géographique ne peut donc être analysé indépendamment de la prise en compte de ses parties. Les ’espèces d’espace’ (Pérec, 1974) sont définis selon les échelles de grandeur qui traduisent aussi des niveaux d’organisation sociale (les groupes d’appartenance du local au national) et de pouvoir politique (de la commune à l’Etat), et selon les modes de classement propre à chaque culture (haut/bas, pure/impure, grand/petit, domestiqué/sauvage, ...). L’inscription sur le sol des réalités sociales entraîne des modifications et des immobilisations durables de l’espace physique (effet d’inertie). Et, la lutte des places dans l’espace social se traduit aussi par une lutte pour l’appropriation des lieux les plus valorisés.

Pour autant, la valeur des lieux change au fil du temps, et avec elle, les positions sociales et la localisation des groupes. La société n’est pas une réalité figée, qui se reproduirait à l’identique. Les partitions géographiques ne sont pas immuables dans le temps. Leur transformation reflète la dynamique des rapports de force entre les groupes, et leur appropriation redéfinit les ressources (matérielles, symboliques) disponibles des groupes sociaux et de leurs membres181.

L’évolution récente de la sociologie urbaine offre à ce propos une perspective intéressante182. Certaines études ont ainsi croisé l’analyse des réseaux de sociabilité et des trajectoires des différents groupes avec la prise en compte des formes et des effets de leur inscription dans l’espace urbain. Ce faisant, elles ont montré l’interdépendance étroite entre la transformation des hiérarchies urbaines et l’évolution des positions sociales et des localisations des groupes sociaux. Pour éclairer notre propos, nous présenterons rapidement la démarche et les principaux résultats de deux d’entre elles.

Monographie sociale et monographie spatiale : de la nécessité de les croiser

Le programme coordonné par M. Gribaudi183 est issu d’un travail comparatif d’analyse de réseaux égocentrés184, mené dans huit villes européennes (Paris, Madrid, Turin, Naples, Athènes, Cagliari, Helsinki, Saint-Pétersbourg). Une méthodologie identique a été mise en oeuvre (enregistrement des réseaux d’un ’groupe témoin’ ; analyse de budget-temps ; analyse de l’histoire des relations et du parcours du témoin) pour l’étude de groupes similaires. Elle a permis de montrer que ’‘les mêmes ressources, activées par les mêmes mécanismes peuvent s’agglutiner dans des formes différentes selon les zones d’une société et selon les villes étudiées’’ (Gribaudi M., 1987, p. 32)185. La nature et les formes de sociabilité ne sont pas pour autant déterminées de façon mécanique, par ces contextes. Ces réseaux de sociabilités se déploient aussi en fonction des logiques et histoires propres à chaque groupe. Par ailleurs, si les maillages des réseaux de sociabilité sont influencés par les contextes locaux et nationaux, l’un et l’autre interagissent. Les réseaux constituent l’espace d’expression de l’historicité des groupes qui s’inscrivent dans des cadres urbains déjà là, qu’ils contribuent aussi à redéfinir.

Le programme de recherche coordonné par Y. Grafmeyer et F. Dansereau186 a cherché à saisir les interdépendances entre lieux et milieux187. Ainsi, certaines des analyses qui y sont rassemblées partent des lieux pour arriver à discerner comment s’y constituent des milieux plus ou moins homogènes et ouverts, tandis que d’autres partent de groupes sociaux pour analyser les effets de leur inscription dans des lieux. Le croisement de ces perspectives permet de relativiser et de contextualiser les variables explicatives des phénomènes de ségrégation et d’agrégation. La prise en compte de l’ensemble des ’espaces de vie’ des personnes, montre que le logement ou l’emploi ne sont pas les seules ressources à partir desquelles se développent des stratégies de classement, ni les seuls lieux à partir desquels se déploient les réseaux d’appartenance. Dans la sociabilité urbaine contemporaine, ’‘le couple ménage/logement est travaillé par tout un jeu de proximités et de distances, de continuités et de ruptures spatiales et relationnelles’’ (p. 11), à l’aulne duquel doivent être appréhendés les phénomènes d’agrégation et de ségrégation.

En résumé, il faut donc être attentif aux différentes échelles de temps et d’espace sur lesquelles s’inscrivent les formes d’ancrage mais aussi les mobilités des groupes entre les différents ’espaces de vie’. Monographie sociale et monographie locale sont à croiser pour une analyse attentive aux interactions entre groupes sociaux, ainsi qu’à leurs diverses circulations. Etant attirés ou repoussés dans certains lieux, ceux-ci contribuent aussi à en redéfinir la valeur (requalification ou disqualification sociale), influençant par-là même, l’histoire et la ’trajectoire’ de ces lieux.

L’analyse des rapports à l’espace géographique ne peut donc faire l’économie d’un questionnement sur les modes de classement et les enjeux de pouvoir qui s’y trament, sous peine de succomber à l’illusion d’un espace vierge ou neutre - laissant sans réponse les raisons pour lesquelles certains groupes tentent d’accéder à un ailleurs, et d’autre de se maintenir là où ils sont. Mais l’approche compréhensive dans laquelle nous nous situons nous invite également à prendre en compte la dimension identitaire du rapport à l’espace. Le lieu, dans son acception minimale, peut être défini comme ’le point de l’espace physique où un agent ou une chose se trouve situé, ’a lieu’, existe’ (Bourdieu, 1993, p. 160). Dans une autre acception, que nous retiendrons, le ’lieu’ ne peut être envisagé indépendamment des relations sociales qui s’y tissent, le lieu étant un pont qui ’relie’ des individus provenant de rivages différents (ce qui contient aussi l’idée de rapport de forces). Les lieux sont aussi des supports identitaires. Les lieux de mémoire s’entretiennent, par des rites de retrouvailles familiales notamment, indépendamment de leur valeur de classement sur le marché des capitaux. Par ailleurs, l’espace, nous l’avons vu, constitue un support de socialisation. S’approprier un lieu c’est le faire ’sien’, en y prenant place ou en s’en tenant à distance188, et en le transformant en relation avec d’autres personnes. L’analyse des formes d’appropriation des lieux géographiques implique nécessairement celle des liens sociaux qui s’y tissent, et le questionnement sur les modes d’appartenance individuels et collectifs conduit à se pencher sur les réseaux de sociabilité. A la suite de J. Charbonneau189, nous considérons que les réseaux de sociabilité des personnes sont des espaces de circulation du don, régulée par ’le mélange d’obligation et de liberté, qui caractérise les trois moments de l’échange : donner, recevoir et rendre’. L’extension et la diversité des réseaux de sociabilité (familiale, amicale, professionnelle, de voisinage, associative), reflètent le bassin d’entraide susceptible d’être mobilisé, et leur inscription spatiale, l’espace vécu de la personne.

Trois caractéristiques de la circulation du don dans ces réseaux conduisent à se distancier d’une vision purement instrumentale des liens sociaux, dans leur constitution (formation des alliances) et dans leur mobilisation (comme ressource). Le don est un processus de réciprocité à long terme, et le plus souvent généralisé : on ne rend pas forcément à celui qui a donné, et l’on ne donne pas forcément en espérant un retour direct de celui à qui l’on donne (exemple des échanges dans la parenté). Etant un mélange d’obligation et de liberté, le don est toujours marqué par un certain niveau d’incertitude. Celui qui reçoit, comme le note l’auteur (1998, p. 403), ’demeure libre de rendre et c’est la marge de liberté à rendre le don qui définit précisément la valeur de ce qui pourrait être rendu’. La mobilisation du réseau et la circulation du don reflètent le degré de dépendance de la personne vis-à-vis de son réseau, mais aussi le sens et la valeur accordés à l’autonomie (l’appelle à l’assistance sociale peut par exemple constituer une stratégie pour rester ’autonome’ vis-à-vis de son réseau de parenté). Etant fondé sur la règle de la liberté de rendre, la constitution de réseaux de sociabilité n’est pas d’emblée orientée vers la constitution stratégique de ressources ’à faire fructifier’. La confiance, facilitant l’échange, se construit dans la durée de la relation entre les personnes, et la réputation s’acquiert par un échange tout d’abord ’désintéressé’. La réciprocité de l’échange étant une règle fondée sur l’obligation et la liberté, ’‘on voit venir de loin et avec peu de respect les personnes qui donnent visiblement dans l’espoir de recevoir plus tard’’. (Charbonneau, 1998, p. 404).

Autrement dit, les liens sociaux d’une personne ne sont pas seulement des ressources stratégiques, des capitaux mobilisables en vue de l’action (et de son classement), ils se tissent dans la durée, et mettent en oeuvre des rapports de confiance et d’identification, où s’entremêlent la liberté et l’obligation, l’autonomie et l’interdépendance. Le réseau de sociabilité d’une personne est aussi un réseau d’appartenance, c’est-à-dire définissant à la fois son identité sociale et sa place dans la société (l’une et l’autre étant évolutives et non données une fois pour toutes).

Or ces liens la situent aussi dans des lieux, où sont tissés, entretenus et vécus aux quotidiens ces relations. Le rapport au lieu ne peut donc pas davantage être appréhendé, a priori, comme simple localisation stratégique. On peut penser que s’y jouent également des formes d’identification, un investissement affectif, symbolique nécessaire à son appropriation et, de façon corollaire, à la constitution et à l’entretien des relations sociales.

A partir de ce cadre d’analyse, deux interrogations paraissent devoir être posées.

Dans le contexte d’une mobilité accentuée des personnes, comment envisager la constitution et le maintien de relations durables, nécessaires à la confiance et à la réciprocité des échanges ? Dans cette même perspective, comment appréhender l’articulation entre l’appropriation des lieux et la constitution de liens sociaux ? Les premiers deviennent-ils substituables et les seconds plus labiles ? L’ancrage au lieu joue-t-il comme ciment des relations sociales ou la force des liens accroche-t-elle à certains lieux ?

Notes
180.

BOURDIEU P., 1993 - ’Effets de lieu’, in : BOURDIEU P. (dir.) La misère du monde. Ed. du Seuil, p. 159.

181.

GRIBAUDI M., 1987 - Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 264 p. Cette étude montre ainsi que la migration et la dispersion des membres de parentèles ouvrières, dans des espaces plus ou moins valorisés de Turin, contribuent à redéfinir les ressources de leurs membres.

182.

MAGRI S., 1993 - ’Villes, quartiers  : proximités et distances sociales dans l’espace urbain’, in  : Genèses, n° 13, pp. 51-165. L’auteur distingue trois principaux paradigmes. Dans le premier, illustré par les travaux de l’Ecole de Chicago, la ville est constituée d’une mosaïque ’d’aires naturelles’ et l’analyse est centrée sur leur appropriation par chaque groupe localisé. Dans le second, on passe de la monographie spatiale, à la monographie sociale, le regard étant porté vers l’analyse de la circulation des groupes dans l’espace urbain. Le troisième paradigme permet de dépasser les deux points aveugles des précédents, c’est-à-dire la non prise en compte des mobilités urbaines dans le premier cas, et une attention insuffisante aux interactions entre groupes sociaux dans le second cas.

183.

 GRIBAUDI M., 1998, (dir.) : Espaces, temporalités, stratifications - Exercices sur les réseaux sociaux. ED. de l’EHESS, 344 p.

184.

 La méthode des réseaux égocentrés s’oppose à celle de la ’structural analysis’ (Scott J., 1991 ; Degenne A., Forsé M., 1994) qui appréhende le réseau à partir d’un système, d’une organisation – les liens de chaque individu en dehors de ce système n’étant pas pris en compte. Au contraire, l’approche par réseau égocentré considère que l’on ne peut comprendre les interactions d’un groupe donné sans prendre en compte l’ensemble des liens de chacun de ses membres. Elle part du principe que pour expliquer une forme (celle d’un réseau) il ne suffit pas de la décrire, il faut aussi découvrir les processus qui l’ont engendrée (d’où l’importance de partir de chaque individu, et de refaire l’historique de ses liens).

185.

 Ainsi dans l’espace parisien, les formes de ’maillages sociaux’ des groupes étudiés sont très fortement marqués par la présence de l’Etat. Les groupes dominants sont marqués par un fort enracinement et une sociabilité familiale développée, tandis que les groupes en ascension sociale rompent avec leur milieu et lieu d’origine. A Helsinki les maillages s’articulent autour du lieu d’origine et du système éducatif, qui prend un rôle central dans l’ensemble de la société finnoise où la mobilité sociale est plus importante et plus rapide. A Naples enfin la mobilité professionnelle s’accompagne d’une rupture avec le milieu d’origine pour ceux qui habitent le centre ville, tandis que les habitants de la périphérie maintiennent leurs liens malgré leur mobilité professionnelle.

186.

 GRAFMEYER Y. ; DANSEREAU F., 1998 - Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain. Presses Universitaires de Lyon, Coll. Transversales, 525 p.

187.

 Par exemple : étudier l’interdépendance entre la transformation des espaces urbains et les mobilités résidentielles des citadins au cours de leurs cycles de vie ; étudier les liens entre la distribution spatiale de réseaux de sociabilité et les effets de l’inscription de ces liens sur les lieux ; identifier les rôles respectifs des dynamiques familiales et des contextes d’habitats dans les relations entre groupes sociaux d’un même quartier ou dans les trajectoires de mobilité sociale ou spatiale.

188.

J. REMY, 1998, p. 115, explique que les normes d’usages et d’habiter ’peuvent être dissociées de la présence quantitative du groupe [qui les définit ainsi]’.

189.

CHARBONNEAU J., 1998 - Trajectoires sociales et stratégies individuelles’, in: GRAFMEYER Y., DANSEREAU F. (dir.) : Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain. Ed. PUF, p. 403.