312. Le territoire : institutionnalisation d’une forme spatiale et typification de la vie quotidienne

Face à l’emploi inflationniste de la notion de territoire, nous avons été amenée, dans le second chapitre (section 21), à en délimiter plus rigoureusement les contours, en référence à l’Etat-nation, qui en est la figure historique la plus achevée. L’Etat-nation ayant pour spécificité de reproduire à différentes échelles, le même modèle d’organisation, c’est par un usage extensif et imagé de la notion que l’on a pu jusque là qualifier certaines entités intégrées au maillage national, comme des territoires195. Mais avec la promulgation de la loi d’aménagement et de développement durable du territoire (LOADT), cette distinction devient problématique. En effet, les articles relatifs à l’organisation et la reconnaissance des ’pays’ font explicitement référence à la notion de ’territoire’.

Si l’on réserve l’usage du terme de territoire à la désignation de l’Etat-nation, alors que celui-ci même reconnaît au ’pays’ le statut de ’territoire’, doit-on considérer que les législateurs ’se trompent’ ou bien au contraire qu’une nouvelle forme de territoire vient de voir le jour ?

Il nous faut dès lors opérer un détour par la notion d’institution.

Le territoire de l’Etat-nation peut être considéré comme une institution. C’est-à-dire qu’il est une organisation spatiale qui s’est cristallisée dans des frontières bien délimitées, et est doté d’un pouvoir politique lui permettant de définir ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas (hiérarchie des normes juridiques, contrôle territorial, indivisibilité de la République et respect de l’intégrité du territoire, ...). Mais cette forme instituée, sous laquelle nous connaissons l’Etat-nation aujourd’hui est le résultat d’un long processus d’institutionnalisation. On a souvent tendance, comme le rappelle J. Duvignaud (1972) à réduire les institutions à un seul des trois ’moments’ qui les constituent. Or, à côté de ’l’institué’ (les normes, les formes, l’ordre légitime tels qu’ils sont définis à un moment donné) se trouve l’instituant, autrement dit les forces sociales qui participent à l’institutionnalisation. L’instituant lui-même est souvent réduit aux groupes les plus ’institués’, autrement dit les plus visibles ou les mieux reconnus dans une organisation ou un segment de la société. Or, il se compose également d’autres forces, le plus souvent qualifiées de ’déviantes’ ou de ’marginales’ ou réduites à l’état ’d’agents passifs’.

Selon cette perspective, on peut considérer les ’pays’ comme des espaces en cours d’institutionnalisation territoriale. Notre intention n’est pas tant de décrire la forme instituée, que de comprendre en amont comment certains groupes instituants participent à ce processus. Dans le contexte actuel -celui d’un régime de mobilité dominante- nous pensons que la logique de ce processus procède largement de la rencontre sur ’un espace en commun’, d’usagers dont les échelles de référence temporelles et spatiales sont différentes, voire conflictuelles.

Aborder l’institutionnalisation territoriale d’un espace comme un ’processus émergent’ revient à adopter vis à vis de cet espace, la même perspective que Berger et Luckmann (1992) lorsqu’ils s’intéressent à l’institutionnalisation de la société. La question posée est celle de ’l’origine des institutions’ et l’angle d’observation adopté est celui de la vie quotidienne. Ce décentrage par rapport aux perspectives qui appréhendent l’institué plutôt que le processus, la structure plutôt que les interactions de la vie quotidienne, nous paraît essentiel et fécond pour saisir les mécanismes en jeu dans notre objet d’étude.

D’après leur analyse, l’institutionnalisation des rapports sociaux intervient à partir du moment où des groupes d’acteurs effectuent une ’typification réciproque d’actions habituelles’. Cette typification permet de prédire ce que l’autre va faire, en le classant dans un certain ’type’ d’acteurs. Cette action est réciproque dans le sens où chacun se construit une identité et un rôle propre en référence à l’image qu’il se fait d’autrui, et en référence à l’image qu’autrui se fait de lui.

On peut alors envisager l’institutionnalisation territoriale d’un espace, à travers les typologies et les hiérarchies d’appartenance qui se construisent à partir des interactions entre les usagers de cet espace.

Il manque néanmoins à ce cadre d’analyse un autre chaînon. Selon quelles modalités, s’articulent et se hiérarchisent les typifications ainsi produites par ces différents usagers, que le régime de mobilité dominante rend plus que jamais hétérogènes ? Le recours à la notion de ’typification réciproque’ n’induit pas une vision ’consensuelle’ des relations entre acteurs. Lorsque des typifications (normes de politesse, règles juridiques, ...) sont instituées depuis longtemps, leur respect est ’intériorisé’ ou se voit garanti par certaines sanctions (morales ou juridiques). Mais lorsqu’elles sont en cours d’institutionnalisation, comme c’est le cas ici, on peut penser que des rapports de force sont largement en jeu dans l’exercice de la réciprocité, qui n’est pas encore instituée.

Il nous faut alors poser deux autres questions. Comment ces typifications réciproques prennent-elles corps dans un espace particulier ? Et, en référence à quel(s) groupe(s) (localisé(s) ici ou ailleurs) prennent-elles sens pour chaque usager ?

Répondre à ces questions implique de se donner les moyens d’observer et d’analyser un double passage : le passage d’un ordre individuel à un ordre collectif d’une part et le passage d’un ordre biographique à un ordre institutionnel d’autre part. Le paradigme de la transaction, offre un cadre d’analyse pertinent.

L’approche que C. Dubar (1998) propose de la transaction offre une clé de lecture qui permet d’articuler les deux processus institutionnel et biographique. Il définit, en effet, la transaction comme un ‘’processus d’interaction entre la construction de dispositifs ’institutionnels’ et l’incorporation active de dispositions ’biographiques’ permettant d’anticiper l’exercice de la réciprocité’’ (p. 65). Autrement dit, la construction de l’identité sociale (en ses différentes composantes, professionnelle, familiale, territoriale, ...) repose sur l’intériorisation de certaines normes portées par les institutions. En même temps, cette construction biographique traverse et modifie les institutions auxquelles les individus participent ’activement’196. Si le territoire est une forme d’institution (ou en cours d’institutionnalisation) et si l’espace devient un enjeu identitaire (à partir du moment où les lieux de vie sont contingents et choisis et non plus nécessaires), la construction territoriale et la construction biographique doivent alors être analysées comme des processus interdépendants.

Les travaux de J. Rémy (1998, b) permettent, quant à eux, d’envisager le passage d’un ordre individuel à un ordre collectif sous l’angle des rapports à l’espace géographique. Il considère, en effet, que l’articulation entre l’individuel et le collectif passe par une transaction avec la matérialité de l’espace, lui donnant ainsi un statut de ’médiateur’. ‘’Ce rapport à la matérialité inclut les dispositifs d’objets matériels distribués dans l’espace et échelonnées dans le temps. Ces éléments sont médiateurs entre l’individuel et le social’’ (p. 21). Néanmoins, la prise en compte de la ’matérialité’ de l’espace (configuration de l’espace géographique, morphologie de l’habitat...) ne suffit pas à expliquer -autrement que de manière mécanique- les rapports sociaux qui s’y tissent. Il convient aussi de considérer le ’contexte’ (national, historique, social, économique...) qui donne son sens à la situation étudiée. L’exemple que donne J. Rémy (p. 27), illustre comment l’évolution du contexte peut changer le sens des situations et le rôle de leur environnement : ‘Certains habitats de banlieue, qui auraient pu être fonctionnels en situation de plein emploi, deviennent inadéquats en situation inverse, car ils ne disposent pas d’espace construit disponible pour des appropriations souples. Ils deviennent de ce fait des espaces handicapant la survenance d’initiatives’’. L’espace géographique est donc un médiateur entre le niveau individuel où se situe l’interaction, le niveau collectif où se définissent les situations et enfin le contexte plus général. Plus encore, il est à la fois le support des interactions et leur objet. Les interactions prennent corps dans un environnement matériel qui les délimite (il est une contrainte, ’un cadre déjà là’ comme nous l’avons dit dans le premier chapitre) et les rend possibles (il est une ressource, un ’construit’). Ce faisant, il est transformé par ces interactions qui sont elles-mêmes orientées en fonction de la situation (selon le rapport de forces entre ’types d’acteurs’ qui peut évoluer) et en fonction du contexte (ce qui est contrainte peut devenir ressource et inversement). L’environnement matériel donne corps aux situations et le contexte leur donne sens.

Pour autant, tous les usagers d’un espace sont-ils des acteurs de la construction territoriale ?

La prise en compte des situations de multi-localisation et de l’articulation singulière, entre espace primaire d’engagement et espace secondaire de mise à distance, inciterait plutôt à répondre par la négative. Y a-t-il des forces instituantes invisibles ou non conscientes de leur participation ? En tout état de cause il convient d’en passer par une analyse de terrain pour saisir le rôle de chaque type d’usagers dans la construction territoriale de l’espace.

Notes
195.

Celui-ci comprend, en effet, différents échelons d’administration et de représentation (d’une part, l’Etat en région, l’Etat en département, issus de la déconcentration de l’administration centrale, et, d’autre part, la Région et le Département issus de la décentralisation et de l’instauration de nouveaux échelons de représentation) intégrant eux-mêmes d’autres entités parfois anciennes (la commune et le canton).

196.

DUBAR C., 1996 - La socialisation – Construction des identités sociales et professionnelles. Ed. Armand Colin (1ème éd., 1991), Coll. U.