Itinéraire d’une recherche

Dans la lignée des ’artisans intellectuels’ décrits par J.C. Kaufmann (1996, p. 12), nous avons suivi une méthode ’semi-empirique’. Partie de quelques personnes ressources intervenant dans diverses organisations locales, nous nous sommes assez rapidement orientée vers l’organisation qui gère l’élaboration de la charte de ’pays’ -un district- dont nous avons interviewé certains élus et techniciens, avant d’élargir notre enquête aux acteurs plus ’périphériques’, voire plus ’critiques’, auxquels nous avons eu accès grâce à notre immersion progressive dans les divers réseaux localisés.

Un guide d’entretien semi-directif a été élaboré204. Il portait au départ sur le parcours (social et géographique) des personnes interviewées, leur représentation du territoire (sa définition, sa délimitation, son évolution et ses enjeux actuels), ainsi que sur leurs liens avec celui-ci (pratique professionnelle, ancrage familial, résidentiel, ...). Il s’inspirait des hypothèses élaborées avant l’enquête205 et a été considérablement modifié au fur et à mesure que notre connaissance du terrain nous permettait d’y introduire des hypothèses nouvelles206. Loin d’être une technique de recueil d’informations, les entretiens ont été en effet un support d’exploration. Les entretiens exploratoires ont été l’occasion de soumettre ces hypothèses à nos interlocuteurs.

Ce faisant, nous avons été amenée, en cheminant dans les différents réseaux, à reconstituer la configuration qui reliait les différents groupes ’institués’. Au total, une quarantaine de personnes ont été rencontrées. Ces groupes ’institués’ dépassent largement le cadre de l’intercommunalité, d’où nous étions partie, et s’inscrivent dans le champ plus large du développement local, dont les limites sont propres à chaque contexte. Outre les acteurs des champs économique, agricole, culturel, social et les intervenants de la formation, nous avons tenté de rencontrer les ’figures locales’ de ce microcosme, en nous laissant guider pour cela par les typifications de nos interlocuteurs. Cette phase d’immersion nous a permis en outre d’analyser les représentations que les ’acteurs institués’ se faisaient des autres usagers (typifications réciproques), et d’avoir accès à certains documents (recensements, études locales) portant sur ces catégories.

Pour la seconde phase d’enquête concernant les ’usagers de l’espace étudié’, une phase de prise de recul a été nécessaire. Il s’agissait de mettre à distance la relation nouée avec la zone d’étude durant la phase d’immersion, qui nous avait amené à percevoir l’espace étudié comme un ’territoire’. L’impression de ’cohérence territoriale’ était en outre renforcée par la forte inter-connaissance qui caractérise la zone, ce qui place le chercheur assez rapidement au coeur d’une toile dont toute les parties sont reliées et dont il est difficile de sortir.

La préparation de cette phase de distanciation a nécessité l’élaboration d’un cadre d’analyse plus serré car nous n’étions assurée d’aucune relation a priori entre ces usagers aux profils et horizons divers207, que nous ne pouvions espérer approcher -contrairement aux premiers- grâce à la reconstitution empirique de leurs réseaux de sociabilité locale.

Nous avons donc élaboré une grille en déclinant les grands types d’usage auxquels la présence sur un espace pouvait correspondre208. Nous avons alors élaboré un protocole d’accès pour chaque catégorie d’usager ainsi dégagée (en tenant compte de la saisonnalité de présence à laquelle chaque usage pouvait correspondre). Certes, ces catégories ne sont pas exclusives l’une de l’autre (un agriculteur est aussi un usager ’résidentiel’ par exemple), mais elles avaient surtout pour objectif de n’oublier personne a priori et de nous servir de ’guide  empirique’ en l’absence de classification statistique bien établie sur ce sujet. Nous avons également mobilisé les éléments de connaissance de la zone, accumulés durant la première phase, pour hiérarchiser nos choix209. L’échantillon n’a pas visé la représentativité statistique, mais plutôt la diversité des profils et des pratiques des ’usagers’ dont une soixantaine ont été interviewés.

Outre les 27 touristes sélectionnés en fonction du lieu et du type d’hébergement et les 13 résidents secondaires pour lesquels trois communes ont été choisies210, de multiples usagers ont été rencontrés au fil de notre propre cheminement sur la zone (par réseaux, à l’occasion de manifestations, de réunions)211.

Dans la seconde phase, les entretiens semi-directifs ont suivi une grille élaborée au cours de la première étape212. Ils portaient sur : le rapport à l’espace (l’étendue, la diversité et la (dis)contiguïté des espaces de vie des personnes) ; le rapport à la ’frontière’ ; le rapport au temps (ancienneté de présence ou d’ancrage, rythme de vie ici et ailleurs, projection ici ou ailleurs ) ; le rapport au ’territoire’ (délimitation, pratiques locales, intégration locale, vision du développement, connaissance et implication dans le projet de territoire) ; enfin, la façon de définir et de ’typifier’ les autres usagers de la zone.

Etant donné la variété des personnes rencontrées, mais aussi la diversité des circonstances de rencontres213, la présentation de soi et du sujet de l’étude ont fortement varié. Nous ne pouvions par exemple -sans risquer de les effrayer- annoncer aux touristes souvent pris ’au pied levé’, que nous allions passer en revue leur vie, ici et ailleurs, maintenant et avant. Nous annoncions alors que nous faisions une étude concernant le tourisme dans la zone, et au fil de l’interview, qui commençait par une description de ce qu’ils faisaient ici et maintenant, nous les amenions à nous parler de ce qu’ils faisaient ailleurs et aux différents moments de leur vie.

Cette adaptation nous a par ailleurs été d’autant plus nécessaire que nous avons parfois nous-même commis des erreurs de typification. Par exemple, lors de notre passage dans un camping, alors que nous avions abordé une famille de campeurs en leur présentant l’étude portant sur le tourisme, les personnes me répondirent -désolées de ne pouvoir donner suite à ma requête- qu’ils n’étaient pas ’touristes’, mais saisonniers agricoles cherchant un logement pour s’installer définitivement sur la zone. On ne pouvait laisser passer ce cas, non envisagé au départ, qui était des plus intéressants pour notre étude. Il fallut donc ’découvrir notre jeu’ et faire amende honorable, en leur expliquant les raisons de cette présentation de départ ’erronée’, pour regagner leur confiance et les amener à découvrir le leur. Cet exemple sert aussi à illustrer les conditions nouvelles dans lesquelles est placé l’ensemble des usagers d’un espace -y compris les chercheurs- pour tisser des relations de confiance. L’accentuation de la mobilité des groupes sociaux fait en effet éclater les anciennes bases (interconnaissance, stabilité des groupes sur ’leur territoire’) sur lesquelles pouvaient s’appuyer, avec quelques certitudes, nos ’typifications réciproques’. Il nous semble alors que le rapport au terrain doit tenir compte de ce ’flou’ dans les catégories de perception, ce qui implique pour le chercheur d’adapter sa grille de lecture (guide d’entretien par exemple) à la diversité sous laquelle se présente le réel et d’appréhender les typifications premières qu’il est amené à construire comme des outils approximatifs susceptibles d’être remaniés.

Dans l’ensemble, nos interlocuteurs se sont prêtés à cet exercice avec beaucoup plus de facilité et d’intérêt que nous ne le pensions au départ. Si cette première typification nous aidait à entrer en contact et en matière (’J’aimerais vous interviewer parce que vous m’intéressez en tant que touriste ou agriculteur’) tout le travail d’entretien consistait ensuite à dépasser cette typification pour saisir l’appartenance sociale de la personne. L’entretien fut alors un espace de parole, où ils étaient pris en compte dans leur personnalité entière et non pas à partir des catégories (typifications) qui servent généralement à les désigner. Ceci a été particulièrement vrai en ce qui concerne les touristes et les personnes les plus marginalisées.

Enfin, nous avons du reconsidérer notre rapport à la zone étudiée dans cette phase de distanciation. Se distancier vis-à-vis des uns n’implique pas de se distancier vis-à-vis des autres. Aussi, avons-nous été amenée à entrer progressivement dans d’autres réseaux et à nous immerger une seconde fois dans d’autres univers, pouvant s’inscrire localement sans toutefois que l’échelle de référence corresponde au ’territoire’ des premiers acteurs rencontrés. Loin de rassembler une collection d’usagers coexistant en un même lieu, le camping, le village, les réseaux informels entre personnes marginalisées, peuvent être des ’mondes’ à part entière. Nous avons dès lors entrepris, quand cela était possible, d’interviewer différents usagers d’un même lieu. C’est ainsi que cinq gérants de structures touristiques (camping, gîte, auberge) ont été interviewés, avant d’interviewer les touristes qu’ils hébergeaient. Parfois, avons nous ainsi découvert un petit univers d’interconnaissance et d’ancrages anciens. Nous avons également rencontré les maires des trois villages choisis pour l’analyse des résidents secondaires. Ces entretiens préliminaires nous ont apporté une connaissance globale du village214 (nous avons passé en revue l’ensemble de résidents) avant de sélectionner les résidents secondaires selon leur profil, leurs liens avec d’autres résidents et l’histoire de leur ancrage local.

Notes
204.

Voir le guide d’entretien auprès des personnes ressources, en annexe n° 1 du chapitre III

205.

La relecture des notions d’engagement et de distanciation de N. Elias (1983), nous ayant servi d’hypothèse dans ce que nous avions envisagé au départ de l’investigation comme une recherche sur la mobilité géographique et ses effets sur les rapports à l’espace.

206.

Voir la grille d’évolution des hypothèses et du guide d’entretien en annexe n° 2 du chapitre III.

207.

Cette absence de lien a priori constitue d’ailleurs le coeur de notre objet d’analyse sur l’institutionnalisation territoriale d’un espace marqué par la mobilité géographique.

208.

Voir la construction de la grille en annexe n° 3 du chapitre III.

209.

Nous avons ainsi interrogé beaucoup de résidents secondaires et de touristes, non seulement parce que nous savions qu’ils étaient nombreux mais aussi parce qu’ils semblaient représenter un enjeu important et un sujet conflictuel pour les acteurs du développement local

210.

Selon leur situation géographique, leur taille, l’importance respective des résidents permanents et secondaires, leur proximité du bourg centre.

211.

Voir en annexe n° 4 : la classification des types d’usagers, et en annexe n°5 : le tableau des usagers rencontrés.

212.

Voir en annexe n° 6 : le guide d’entretien auprès des usagers de la zone.

213.

Depuis l’accostage sans rendez-vous de touristes en bord de piscine, à l’entretien de résidents secondaires dans leur maison, en passant par l’interview de personnes sans résidence fixe, indiquées par un informateur, à la terrasse d’un bar.

214.

Nous avons interviewé les maires, sur l’évolution démographique, économique, sociale de leurs communes, et nous leur avons fait remplir un tableau concernant l’ensemble des résidents actuels. Pour respecter la confidentialité de ces données, le nom et les coordonnés des personnes ont été codés par un numéro, d’un commun accord avec l’élu. Nous avons, pour chaque village, sélectionné les profils les plus intéressants, en transmettant au maire la liste des ’numéros’ retenus pour qu’il demande aux personnes correspondantes, leur accord pour un entretien. L’intérêt de procéder par l’entremise du maire, outre sa connaissance précise de la vie de la commune et de ses administrés, était également d’avoir accès à ses typifications des résidents de la commune, laissant entrevoir parfois les tensions et les conflits qui la traversaient.