Section 33. Présentation de la zone d’étude

La présentation de ’son’ terrain d’étude est un exercice nécessaire, un passage obligé dans une recherche qui associe une démarche empirique à la réflexion théorique, et ce, d’autant plus lorsque la recherche porte sur les rapports à l’espace géographique. Mais, cet exercice nous semble difficile, au regard de notre problématique, et implique là encore une certaine distanciation. Si le sujet avait porté sur la monographie d’une entité géographique constituée (un village, une région ...) nous aurions pu en faire une présentation historique et montrer à travers les années, sa permanence ou au contraire sa transformation. Si l’objet d’étude avait concerné un groupe social identifié, nous aurions pu en faire le recensement, et analyser l’évolution de sa place dans l’espace social et géographique. Or il n’en est rien. Notre étude porte sur la rencontre de multiples usagers sur un ’lieu focal’, dont on ne présuppose ni la ruralité, ni la territorialité.

Il n’est pas pour autant dans notre intention de dénier toute réalité historique, toute cohérence géographique à la zone d’étude. Il s’agit plutôt d’éclairer les mécanismes par lesquels ce qui aurait pu être ou ne pas être, est en train de se faire - ce qui, au fond, revient à en restituer la paternité davantage aux artisans sociaux divers, qu’aux éléments géographiques ou historiques.

Si l’on voulait d’ailleurs dater l’origine du Diois dont il est question, on pourrait remonter bien loin dans le temps, comme le montre le passage d’un ouvrage ancien consacré au département de la Drôme dans lequel cette vallée se situe225 : ’‘A Die, dès l’année 1030, l’évêque de Die et le comte de Diois se disputaient la suprématie ; à la faveur de ces querelles, le peuple diois réclamait ses privilèges, se soulevait et massacrait l’évêque Humbert à l’une des portes de la cathédrale appelée depuis Porte Rouge. Le pape Grégoire X, pour faire cesser le scandale de ces luttes épiscopales, réunit l’évêché de Die à celui de Valence, mais ne fit que donner naissance à de nouvelles luttes. Le Diois fut enfin réuni au Dauphiné en 1404’ .’ On pourrait alors remarquer certains traits marquants de la zone par delà les siècles : les tensions religieuses (notamment entre les catholiques et les protestants qui s’y réfugieront plus tard), la lutte entre les revendications d’autonomie locale et les pouvoirs centraux (ceux de l’Eglise ici, puis ceux de l’Etat, et ... de la Région) qui n’ont eu de cesse de chercher à intégrer la zone dans un ensemble plus large (évêché de Valence à l’époque citée plus haut, vallée de la Drôme à l’époque contemporaine). Depuis lors, l’eau a coulé sous les ponts de la Drôme dont la source, située dans une commune du Haut Diois, a fini par se perdre sous les rochers !226 Cette rivière irrigue toujours le fond de la vallée, mais c’est un espace qui a changé de forme, de dynamique à maintes reprises. Certains acteurs locaux en font la ’colonne vertébrale’ de cet espace géographique où s’enchevêtrent dans un ’désordre apparent’, de multiples petites vallées, qui constituent autant de microclimats et de ’petits pays qui ont su longtemps ne compter que sur eux-mêmes pour exister» 227. On pourrait en effet aussi bien parler du ’pays de Châtillon’, de la vallée de Quint, ou du Haut Diois, qui sont situés à l’intérieur de ce ’truc à géométrie variable selon les époques» 228, que du ’pays diois’. On pourrait aussi évoquer la forte inégalité de dynamique démographique et économique qui marque cet ensemble, que les acteurs en charge de son institutionnalisation territoriale reconnaissent eux-mêmes comme étant composé de trois sous-ensembles229. La vallée, qui concentre l’essentiel des emplois, des habitants et des ressorts de développement, la montagne, où la dévitalisation et l’enfrichement le disputent aux quelques initiatives communes et bonnes volontés locales, et les pôles de deux communes assez importantes dont la dynamique est liée aux vallées voisines du Diois où elles sont situées.

Histoire et géographie sont certes des éléments forts dans la construction des territoires mais, si les fondations sont essentielles à l’édification d’une maison, elles ne préfigurent pas son architecture. Et pour filer la métaphore, il arrive parfois que l’on bâtisse des maisons sans fondation ou à l’inverse que des fondations soient délaissées pour construire ailleurs ou plus tard. L’espace, comme nous l’avons dit dans le chapitre premier, se présente à nous comme une donnée et un construit. Le temps, quant à lui, ne nous est accessible qu’au travers des cadres reconstruits de la mémoire, où la sélection et l’oubli viennent donner un sens au passé en fonction des enjeux du présent.

C’est dans cette perspective qu’il faut situer la présentation du ’Diois intercommunal’ que nous avons repris comme zone d’étude. Nous l’avons appréhendé non comme une donnée intrinsèque, mais comme un construit inachevé, qui nous a semblé un angle de vue privilégié pour en étudier l’institutionnalisation territoriale, tout en gardant à l’esprit la relativité de ce point d’observation. Relativité au regard des évolutions et des aléas de l’intercommunalité, qui s’établit aujourd’hui sur 52 communes et quatre cantons (Die, Châtillon-en-Diois, Luc-en-Diois, La Motte Chalencon), alors qu’elle comptait à ses débuts 10 communes et un canton de plus (Saillans). Si nous commençons à présenter la zone par la négative, c’est que ce canton, qui s’est retiré de l’intercommunalité dioise en 1995, est un élément important de ce pays en construction. Les acteurs locaux le revendiquent d’ailleurs comme un maillon manquant du ’vrai Diois’, ou du ’Diois historique’, qu’ils espèrent à terme reconstituer230. Situé entre le ’Diois’ et le ’Crestois’231, le canton de Saillans a formé son propre syndicat, pour des raisons que certains disent politiques (stratégie de certains élus jouant de cette position stratégique pour négocier leur adhésion à l’un ou à l’autre) tandis que d’autres les interprètent de manière plus géographique et identitaire232. Or ce canton représente un poids démographique non négligeable233. Il constitue, en outre, la principale porte d’entrée de ce fond de vallée resserré dans lequel on pénètre par une série de ’verrous’ 234. Il comprend enfin une bonne partie de la zone d’appellation d’origine contrôlée de la Clairette de Die, principal élément patrimonial d’identification du Diois à l’extérieur (voir la carte en annexe n° 11). Autant dire que la construction territoriale ici, relève d’un défi et que la revendication d’une identité territoriale sur fond d’éléments géographiques et patrimoniaux, s’y voit dès le départ amputée d’un ’argument de poids’. Pour autant, s’accommodant de cette situation, les acteurs du district (élus et techniciens) ont cherché à faire reconnaître le Diois comme ’pays’ à partir de sa configuration actuelle, certains laissant ouverte la voie d’une ’réintégration’ future de ce canton.

Sans nous étendre plus longuement sur ce syndicat intercommunal dont nous analyserons le processus de formation ultérieurement, poursuivons la présentation de l’espace étudié à travers sa dynamique démographique et migratoire.

Espace à géométrie variable selon les saisons, espace d’accueil et de migration, le Diois constitue un cas d’étude privilégié d’une zone classée dans le ’rural isolé’, marquée par une forte mobilité géographique. Située à l’écart des pôles urbains (60 km de Valence et 100 km de Grenoble) et de leur développement industriel235, fortement dévitalisé par l’exode rural236, la zone recouvre néanmoins une nouvelle dynamique démographique. Cette faible emprise de l’homme sur la nature, héritée du passé, se conjugue à l’attractivité nouvelle qu’exerce sur les populations extérieures et citadines la campagne préservée.

L’analyse des deux derniers recensements de population montre en effet que la dynamique démographique repose uniquement sur l’arrivée de nouvelles populations (résidentes) : le solde naturel reste négatif (-0,20 %) tandis que le solde migratoire, qui s’élève à 0,7 %, est supérieur à la moyenne nationale de l’espace à dominante rurale (0,4 %). Le dernier recensement étant encore en cours de traitement, nous nous baserons sur l’analyse menée par l’Inra de Dijon, à partir des deux anciens recensements (1982 et 1990), pour éclairer un peu mieux le profil de ces ’nouveaux habitants’237.

Il est à noter que si le Diois est un pôle d’arrivée (1 856 entrées entre 1982 et 1990) il est aussi un pôle de départ (1 642 sorties pour la même période). L’importance locale des flux, dans un contexte d’institutionnalisation territoriale, permet d’en faire un observatoire privilégié des formes de construction de la confiance lorsque la mobilité (d’immigration et d’émigration) en déstabilise les bases (interconnaissance, pérennité des ancrages familiaux, stabilité de résidence).

Symptomatique de la dynamique démographique des espaces ruraux, la mobilité est ici marquée par l’exode des jeunes (plus important que le nombre des arrivées) et la venue ou le retour au ’pays’ de retraités. Comment cette tendance est-elle perçue et prise en compte par les acteurs participants au développement local de la zone, à l’heure où l’on parle du regain démographique des campagnes comme signe d’une ’renaissance rurale’ ? Par ailleurs, comment se construisent ou se retissent des attaches locales lorsque l’on arrive en fin d’activité et de vie sur un milieu qui n’est pas le sien ou que l’on a quitté depuis fort longtemps ?

L’arrivée de chômeurs, plus nombreux que ceux qui partent, tendrait à vérifier l’hypothèse du rôle de ’zone refuge’ joué par certains espaces ruraux face au développement du chômage et de la précarité dans les villes. Comment sont perçus localement ces migrants, notamment par les anciens néo-ruraux aujourd’hui bien intégrés et devenus parfois des notables locaux ? Quels sont les conditions et modes d’installation de ces populations marginalisées ? En quoi leur arrivée sur ces zones relève-t-elle du mythe dualiste ville-campagne ?

Enfin, parmi les nouveaux arrivés, la part des agriculteurs et des catégories et professions intellectuelles supérieures s’accroît, confirmant la dimension ’néo-rurale’ de la dynamique d’installation dans le Diois. Quel lien existe-t-il entre les vagues de migration des années 1970 et ces mouvements actuels ? Y a-t-il des réseaux de migration ou s’agit-il de mouvements différents, étrangers l’un à l’autre ? Y a-t-il une différence dans les profils, les motivations au départ et les conditions d’installation ? En quoi ces vagues successives de migration sont-elles constitutives de l’institutionnalisation territoriale actuelle ?

Ce regain démographique s’accompagne également d’une attractivité croissante auprès des touristes et des résidents secondaires qui seraient, d’après une étude de l’office du tourisme, près de 20 000 pour les premiers et 2 500 pour les seconds.

L’ampleur et l’hétérogénéité de cette mobilité, dans les profils socio-démographiques qui l’accompagnent et dans les motivations qui la sous-tendent, font de la zone étudiée un espace de convergence entre usagers et migrants aux horizons et aux attentes multiples. Ceci pose la question de son institutionnalisation territoriale dans des termes nouveaux, significatifs du régime de mobilité dominante qui s’instaure y compris dans les zones rurales qui semblent les plus reculées et isolées.

Au final, cet ensemble de singularités fait du Diois un ’Haut-lieu’, dans le sens évoqué par R. Larrère238. Espace rural isolé, traversé par de nombreux flux de populations, lieu d’un événement – l’exode rural qui a vidé la zone avant d’être réinvestie par de multiples usagers extérieurs –, le Diois fait partie de ces lieux singuliers qui permettent d’y saisir l’universel. L’étude de cas à visée élargie proposée trouve ici son point d’appui : ’Quoi qu’on en veuille, quelque chose d’universel se saisit dans la singularité de tels lieux. Et ce qu’on peut en dire semble pouvoir sans peine être transfiguré en proposition qui concerne l’espace.’

Reste à présent à mieux cerner comment se construisent les formes contemporaines d’appartenance dans cet ’ordre’ de mobilité accentuée et socialement valorisée, ce que nous proposons de faire en partant de l’analyse des récits de vie de personnes rencontrées sur notre terrain d’étude (seconde partie). Nous tacherons d’éclairer ensuite comment leur convergence sur un espace ’en commun’ engendre un processus de territorialisation de cet espace (troisième partie).

Notes
225.

JOANNE A., 1879 - Département de la Drôme. Ed. Hachette, Paris, p. 34.

226.

Typique de cette ’qualité sociologique’ du Diois, cette commune perchée à 1000 mètres et proche d’un col, présentée dans les guides comme recelant la source de la Drôme, attend le touriste ou le voyageur avec une surprise de taille: à défaut d’y trouver la source recouverte sous un amas de rocher, il y rencontrera l’une des dernières communautés de néo-ruraux dont le GAEC exporte la production de fromage dans le midi, et dont l’un des membres est devenu maire du village.

227.

SERPAULT P., WEISS P., 1998 - A la recherche des pays perdus – Hautes vallées de la Drôme. Ed. à compte d’auteur, citation p. 4.

228.

Selon les dires d’un érudit local, que nous avons interviewé: la tendance ’naturelle’ étant de descendre et non de remonter les vallées, les habitants de ce canton se rendent, par ailleurs, plus facilement à Crest et Valence qu’à Die car ces villes sont très attractives du fait de leur taille.

229.

Voir en annexe n° 11 la carte du relief.p.31 et la carte de densité de population p.33

230.

Voir la carte des différents ’Diois’ en annexe, n° 11 p32.

231.

Crest est un chef lieu de canton qui a formé un syndicat intercommunal.

232.

En 1999, Crest compte 7 739 habitants, Valence 64 260 tandis que Die n’en a que 4 451.

233.

La population du canton de Saillans s’élève à 1 907 habitants en 1999.

234.

Terme local, synonyme de ’cluse’ désignant un passage très étroit entre deux côtés de la vallée.

235.

D’après les résultats du programme de recherche mené par l’INRA de Dijon, sur la zone correspondant au bassin d’emploi diois (42 communes), on comptait 536 établissements marchands en 1996, dont 3 seulement employaient plus de 50 salariés.

236.

D’après la ’Charte du pays Diois’ 2000, District Rural de développement du Diois, Die, p. 2, la zone couverte par l’intercommunalité comptait 50 000 habitants en 1850, 10 000 en 1973, et elle en compte en l’an 2000, 10 500.

237.

Voir en annexe n°12 : les caractéristiques socio-démographiques du Diois

238.

LARRERE R., 1995 – Enquête sur les singularités des lieux. in : ROGER A. (Dir.) – La théorie du paysage en France. Ed. Champ Vallon, Coll. Pays / Paysage, p. 295.