Chapitre IV : Types spatio-temporels et figures d’appartenance

Introduction

Ce chapitre a pour objet de présenter consécutivement les ’types spatio-temporels’ ainsi que les figures d’appartenance que nous avons pu mettre à jour depuis un point focal d’observation.

Quelle distinction établissons-nous entre ces deux notions ?

Un type n’est ’défini ni par les caractères communs à tous les individus, ni par les caractères moyens. Il [est] reconstruction stylisée, isolement des traits typiques239. Recourir à des ’types’, c’est donc procéder à une mise en forme des phénomènes observés. Ces types rendent compte des grandes logiques selon lesquelles s’établissent les rapports à l’espace et au temps, à partir de l’analyse des parcours de personnes rencontrées sur un lieu focal d’observation. Nous avons cherché à saisir leurs similitudes et clivages essentiels, au-delà de leur présente inscription sur la zone d’étude, en portant l’attention sur les modes d’articulation entre l’ici et l’ailleurs, et entre passé, présent et avenir.

A chacun de ces types spatio-temporels sont associées des ’figures d’appartenance’ qui les incarnent. Chaque figure rassemble un certain nombre de personnes, inscrites dans le même genre de ’configurations’. Rendre compte de l’appartenance d’une personne à partir de la notion de configuration240, c’est appréhender l’individu non isolément, mais à partir de ses liens d’interdépendance et de leur évolution avec les autres membres de cette configuration (eux-mêmes changeant au fil du temps). Il nous importe de comprendre ici non seulement l’étendue, le degré d’intensité des liens mais aussi le niveau de dépendance réciproque de la personne avec les autres membres de sa configuration. En conséquence, les figures qui seront évoquées ne se rapportent pas stricto sensu à des individus pris isolément. Selon les cas en effet, ’l’unité de sens’ est une personne seule, un couple, une famille élargie, un groupe d’amis. Cette variabilité rend compte des configurations possibles dans une société complexe, où la mobilité accentuée des groupes et des individus diversifie les modes d’appartenance.

Par ailleurs, nous avons accordé une attention particulière à l’analyse des liens, mais aussi des lieux autour desquels s’élaborent ses configurations d’appartenance.

La distinction opérée ici entre ’lieux’ et ’liens’ permet donc de rendre compte de la manière dont les personnes tissent, maintiennent ou perdent leurs liens sociaux, à distance ou à proximité, dans un contexte marqué par la mobilité accentuée des groupes sociaux. Les ’lieux’ font-ils ’lien’ entre les personnes (appartenance de proximité) ou les liens font-ils ’lieu’ (appartenance réticulaire) ? Elle permet également de répondre à la question initiale, du statut de l’espace géographique dans la socialisation des personnes et dans l’organisation de la vie collective. Si nous avons vu son importance dans l’apprentissage de la frontière et dans l’identification à des groupes collectifs, nous avons également pu mesurer l’ampleur des remises en question de ce modèle engendré par le passage à un régime de mobilité dominante (chapitre II). Néanmoins, l’idée que ce passage engendrerait un rapport plus fonctionnel (J. Beauchard, 1999) ou plus stratégique (A. Bourdin, 1996) à l’espace, nous semble devoir être posée comme question et non comme constat, et ne peut être envisagée indépendamment de la prise en compte des différences entre les groupes sociaux.

Reste alors à comprendre quel est le rôle respectif des lieux et des liens sociaux, dans la construction des appartenances sociales. Et, selon quels facteurs, quels processus, se définit le degré plus ou moins élevé de dépendance des personnes, vis-à-vis des lieux et des liens de leur configuration d’appartenance.

Une autre précision préalable est nécessaire. Nous aurions pu, en effet, parler de ’figures d’usagers’ de la zone d’étude. Rapporter l’appropriation d’un espace à l’usage que l’on en fait revient à adopter une perspective fonctionnaliste, qui peut-être utile pour les questions d’aménagement, mais qui ne permet pas de rendre compte des enjeux identitaires et de pouvoir liés aux formes d’appropriation de l’espace. Les ’figures d’appartenance’ mises à jour ici, l’ont été en tenant compte de ces deux dimensions du rapport à l’espace : rapport identitaire et rapport de pouvoir.

Evoquer des ’figures d’appartenance’, c’est aussi renverser la perspective classique, qui part de l’hypothèse que le lieu d’observation fait sens pour chacun, en cherchant à saisir les lieux et les liens qui font sens pour chaque personne. Cette démarche sous-tend une double mise en perspective. La zone d’étude se trouve resituée dans l’archipel des espaces de vie des usagers qui la fréquentent ou l’habitent. Les usages qui en sont fait se trouvent éclairés au regard des lieux où se définit l’appartenance des personnes.

Enfin, tenter de rendre compte des types ’spatio-temporels’ contemporains à partir d’une zone d’étude regroupant quatre cantons, pour un peu plus de 10 000 habitants permanents, peut sembler un objectif démesuré. Rappelons néanmoins que la zone d’étude a été choisie en fonction des phénomènes de migration et de mobilité qui la caractérisent, et que nous l’avons envisagée comme un lieu focal nous permettant d’avoir accès à des usagers en provenance et à destination d’horizons les plus divers. Pour autant, nous restons consciente des limites d’une telle entreprise, dont nous soulignons le caractère exploratoire, sinon novateur. Peut-être faudrait-il ajouter qu’une analyse comparative sur plusieurs zones ne serait pas forcément plus pertinente pour atteindre un tel objectif. Il faudrait en effet définir une ’typologie’ des espaces, dont les critères de validité ont aussi des limites. En outre, une telle analyse, en élargissant le champ d’observation, rendrait plus difficile une démarche qualitative. Enfin, en prenant une seule zone d’observation, le champ de comparaison s’élargit. On ne s’intéresse pas seulement au rapport de chaque habitant avec son espace de vie quotidien, mais aussi aux rapports de différents usagers avec un lieu commun. Nous avons donc pris le parti d’une analyse de cas, en centrant nos efforts sur les critères de choix de ce cas, sur la mise en oeuvre d’un protocole d’enquête nous permettant d’avoir accès à une grande diversité d’usagers, ainsi que sur la définition des éléments à prendre en compte pour saisir, par delà le point d’enquête, les espaces de vie et les temporalités sociales des personnes rencontrées.

Ce chapitre introduit l’analyse de terrain, en lui donnant une direction qui n’est pas celle de la monographie territoriale (d’une localité) ou sociale (d’un groupe), ni celle enfin de l’analyse d’une procédure institutionnelle (procédure de pays). Notre intention est de comprendre en amont de cette procédure et au-delà de sa zone de délimitation, ce qui dans les parcours et les modes d’appartenance des uns et des autres, engendre leur convergence géographique et la place de cette zone dans leur vie quotidienne. Zone de convergence, lieu collectif ou territoire inscrit dans une histoire et une géographie ? La réponse ne peut être donnée a priori, ni définie indépendamment des lieux et des temps d’appartenance des divers groupes d’usagers qui y coexistent.

Gardant à l’esprit que la zone d’étude est aussi un ’territoire en instance’, nous en questionnons le devenir par une double mise en perspective. Sous l’angle d’analyse adopté, il est à la fois un ’espace en commun’ entre usagers aux provenances et horizons divers et un ’espace de divergence’ entre figures dont les lieux et les temps d’appartenance sont différents. Loin de lui être contradictoires, nous verrons dans les chapitres ultérieurs, que cette convergence et cette divergence sont à la base de la dynamique territoriale de la zone, autrement dit que la mobilité est constitutive du territoire.

Nous procéderons en trois temps. Nous présenterons tout d’abord la démarche d’ensemble qui nous a permis de construire ces types spatio-temporels et les figures d’appartenance. Nous présenterons ensuite plus en détail ces types, avant de mettre en place les figures qui coexistent sur une scène locale, en les situant dans leur parcours et leur configuration d’appartenance.

Notes
239.

ARON R., 1967 - Les étapes de la pensée sociologique. Ed. Gallimard, coll. Tel, p. 521.

240.

ELIAS N., 1991 - Qu’est-ce que la sociologie. Trad. Ed. de L’Aube, coll. Pocket, 222 p.