411. Dégager les types de rapport à l’espace et au temps

Nous avons émis l’hypothèse de deux types de rapport à l’espace (immersion, distanciation) sous-tendant deux formes d’appartenance (attachement et engagement). Nous avons, à cette occasion, souligné que ces types de rapport à l’espace n’étaient pas définis par le degré de mobilité (ou de sédentarité) des personnes, mais par le degré de maîtrise de la mobilité (l’errance peut conduire à la ’captivité’, vis-à-vis d’un environnement, et ne se confond pas avec le nomadisme, où les déplacements dans le temps et l’espace sont organisés selon un rituel précis).

De même, avons nous vu dans le premier chapitre la relation entre les formes de temporalité d’une société et les modes de sociabilité qui relient ses membres (solidarité mécanique et temporalité circulaire, solidarité organique et temporalité linéaire). Dans le même temps, nous avons souligné la nécessité de dépasser le point de vue culturel et évolutionniste (M. Mauss, 1966 ; A. Bensa, 1997), en considérant que ces différentes formes de temporalité traversent aussi les groupes et les individus d’une même société (selon les époques, les générations, les cycles de vie...). Nous avons vu également que la crise de la Modernité avait pour corollaire l’émergence d’un rapport au temps marqué par l’incertitude (second chapitre) engendrant des ancrages plus labiles et des liens réversibles entre les individus. Or, selon la temporalité sur laquelle porte l’incertitude (le passé, le présent, le futur), les qualités des liens sociaux sont différentes. Autrement dit, les conceptions du temps sont étroitement liées aux ’qualités’ des liens sociaux qui s’y tissent (C. Giraud, 1997). On considère donc ces temporalités et ces qualités du social comme des formes plus ou moins anciennes, mais pouvant coexister au sein d’une même société.

Comment saisir ces rapports au temps et à l’espace ? Il faut rappeler, tout d’abord, que l’un et l’autre sont liés. Les espaces de vie fréquentés, appropriés, quittés correspondent aussi à des temporalités, celles de la vie quotidienne, celles des générations et des cycles de vie. De manière corollaire, le temps ne nous est accessible qu’au travers des lieux, qui en portent la marquent (lieux de mémoire, lieux quotidien, lieux où l’on se projette).

Ne pouvant saisir d’un seul regard la complexité de ces relations, nous avons adopté une démarche analytique et distingué deux étapes. Dans la première, nous avons tenté de rendre compte de l’espace vécu aujourd’hui par l’individu. Puis, nous avons situé cet espace vécu dans le parcours géographique et social de Ego et dans l’ensemble de sa lignée (évolution au fil des générations). Chacune de ces clés de lecture (’forme de l’espace vécu’, parcours de la lignée d’Ego) sous-tend certaines options théoriques d’interprétation, que nous expliciterons plus bas, en relation directe avec les méthodologies déployées.

Globalement, deux grandes questions nous ont guidée :

  • Comment s’articulent l’ici et l’ailleurs ?

  • Comment s’articulent passé, présent et avenir ?

Pour répondre à la première question, nous nous sommes centrée sur trois volets de notre grille d’analyse : la forme de l’espace vécu, le rapport à la frontière et la définition de ’soi’ en référence à des lieux et/ou à des liens.

Nous faisons référence à la ’forme’ de l’espace vécu de la personne, dans le sens ’morphologique’ où l’entendait M. Mauss241. A travers l’analyse des sociétés Esquimaudes, celui-ci a mis en évidence, d’une part, le rôle de l’espace géographique comme substrat matériel des liens sociaux et, d’autre part, la relation étroite entre la forme de l’espace approprié par un groupe et l’intensité de leurs échanges. Cette thèse est d’importance dans l’étude des relations ’société-espace’, car elle permet de dépasser le déterminisme géographique par l’idée que l’espace est un médiateur des relations sociales. Les variations saisonnières des formes de l’espace approprié par ces sociétés ne sont pas ’pure adaptation’ à l’environnement naturel, elles sous-tendent des règles, des rituels, des systèmes symboliques qui font de ces groupes des sociétés humaines et sociales.

L’idée que nous retenons ici est que la forme de l’espace vécu d’une personne évolue dans le temps et reflète l’intensité et l’étendue de ses liens d’appartenance. En outre, la question des formes d’espace vécu prend davantage de relief, lorsqu’on prend en compte la mobilité accentuée des groupes sociaux. Ce contexte nous amène en effet à repenser les couples d’opposition tels que ’proximité et distance’, ’mobilité et ancrage’. Néanmoins, dire que la proximité sociale ne se définit plus dans la proximité géographique (X. Piole, 1994), ne doit pas être entendu comme un constat global. Il s’agit plutôt de distinguer ceux pour lesquels ce constat est valable de ceux pour lesquels les liens sociaux s’entretiennent dans la proximité géographique. Et, si l’ancrage et la mobilité sont devenus des étapes rythmant les cycles de vie et la vie quotidienne d’une majeure partie des personnes (Berthelot, 1996, p. 156), encore faut-il en étudier les agencements divers, selon les groupes et les personnes. Il nous faut alors envisager les ’itinéraires migratoires’ et les systèmes de mobilité’ singuliers à chaque personne (Cortès, 1998) pour comprendre leurs modes d’articulation entre espaces de vie successifs et quotidiens.

En conséquence, la forme de l’espace vécu a été étudiée d’un point de vue géographique et social, en référence aux critères suivants :

  • le nombre d’espaces de vie de la personne (espace de résidence principale, de résidence secondaire, d’emploi, d’activités associatives, de sociabilité familiale, ou entre amis ... ).

  • les types d’espaces de vie fréquentés par la personne : quels sont les groupes autour desquels s’organise la vie quotidienne et la sociabilité d’Ego (famille, amis, voisins, associations, collègues de travail...) ?

  • la distance géographique et sociale entre ses espaces de vie : éloignement en distance entre lieu d’emploi et de résidence, homogénéité ou hétérogénéité entre le milieu professionnel et milieu familial, sociabilité hors travail liée aux relations professionnelles, familiale ou élargie

  • le mode d’articulation entre les espaces de vie : s’organisent-ils dans l’ordre de la proximité géographique ou à travers des réseaux à distance, dans l’ordre d’un quotidien répétitif ou selon des temporalités plus variées ? La personne maintient-elle une distance entre ceux-ci pour préserver son intimité, pour jouer sur plusieurs registres identitaires... ? Y a-t-il au contraire une imbrication forte entre ceux-ci (travail en famille, loisir en famille ou avec les collègues)? Sont-ils évoqués en termes de complémentarité ou d’opposition ? L’éloignement des espaces de vie est-il synonyme de contraintes (perte de temps dans les transports, manque de ressources pour se rapprocher du lieu d’emploi ou pour accéder à la propriété ou à un environnement plus prisé, manque de temps ou/et de ressources pour accéder à la sphère des loisirs ou à un espace secondaire)?

L’analyse du rapport à la frontière s’est avéré également essentielle. La frontière, nous l’avons vu, a une fonction sociale, car elle permet d’instituer des différences et de délimiter une aire de relative sécurité (C. Raffestin, 1993). Découper la frontière, dans l’espace social et géographique, c’est établir des ’typifications’ entre ’soi’ et ’les autres’, entre le ’chez soi’ et ’l’étranger’. Et, dans le contexte actuel d’une mobilité généralisée, le rapport à la frontière devient un enjeu important, et un révélateur des formes appartenances des groupes sociaux.

Le rapport à la frontière a été analysé en référence aux critères suivants :

  • l’évocation dans le discours des notions de déplacement dans l’espace géographique et/ou social ;

  • la manière dont elle désigne les espaces associés à des déplacements (qu’ils soient effectifs ou non) : comme étranger, inconnu, inaccessible, menaçant, ressource ou source de désordre ;

  • les temporalités associées à ces notions : dans le voisinage quotidien, en restant chez soi, lors de déplacements quotidiens, de voyages touristiques, de migrations ;

  • le sens que revêtent ces déplacements : intrusion de l’Autre sur son espace vécu, pénétration d’Ego en territoire étranger ou incertain, relation d’échange équilibrée, occasion de dépaysement, source de désagrément, contrainte de temps et de moyens ;

  • la manière dont est définit ce qui sépare ces notions : barrière protectrice ou limite à franchir, mise à l’écart par autrui ou mise à distance d’autrui, simple question de temps pour y accéder ou épreuve hors de portée...

  • les dimensions sociale, géographique ou biographique qui sont associées à ces déplacements (clivages sociaux, limite territoriale, rupture biographique) ;

  • Enfin, ’le rapport aux liens et aux lieux’ a été analysé à travers trois perspectives : le rôle respectif des lieux géographiques et des liens sociaux, comme éléments d’identification; leur articulation, et le degré de dépendance vis-à-vis de ces liens et de ces lieux.

Plus précisément, nous les avons étudiées à partir des questions suivantes :

  • Lorsqu’on lui pose la question - ’D’où êtes-vous ? ’ - que répond la personne ?

  • Y a-t-il des lieux où elle ressent le besoin de revenir (lieux forts) ?

  • Y a-t-il des lieux qui lui sont particulièrement pénibles à fréquenter ou qu’elle ne fréquenterait pas (lieux faibles) ?

  • Maintient-elle ses liens par delà l’éloignement ou dans la proximité ?
    Définit-elle son espace quotidien en référence à des liens sociaux (son activité professionnelle, sa famille, ses amis, ses engagements associatifs) ou en référence à un environnement géographique (sa ville, son village, sa région, son quartier) ? Comment définit-elle sa commune de résidence par rapport aux notions de ruralité et d’urbanité ?

  • Est-elle tenue, par ses engagements professionnels et/ou familiaux, à l’ancrage ou à la mobilité (selon le statut, la profession d’Ego et du conjoint éventuel, selon la situation matrimoniale, la présence d’enfants en âge, la présence de parents à charge ou dépendants, le statut résidentiel) ?

Cet ensemble de questions nous a amenée à ébaucher des formes d’appartenance, ne vérifiant qu’en partie nos hypothèses.

Rapports à l’espace Immersion
Ailleurs non envisageable, non désirable ou impossible
Espace vécu mono-polaire
Attachement
Les lieux et/ou liens sont nécessaires, évidents, fragiles.
Ils s’entretiennent dans la proximité.
Formes d’appar-
tenance
Distanciation
Ici et ailleurs distincts, mais pas étrangers
Espace vécu multipolaire
Engagement
Les lieux et/ou liens sont contingents, relatifs, maîtrisables.
Ils s’entretiennent par delà la distance.

Les groupes ainsi formés présentaient une forte hétérogénéité entre eux. Mais surtout, un ensemble de personnes n’y prenaient pas place.

Nous avons alors abordé la seconde grande question de l’articulation entre le passé, le présent et l’avenir. Nous avons cherché à comprendre les qualités des liens sociaux tissés (les liens sont-ils étendus ou resserrés, durables ou instables ? ) en fonction des temporalités inscrivant l’individu dans les rythmes de vie quotidiens, dans des cycles de vie et dans l’histoire de sa lignée.

Il s’agit là d’opérer un nouveau changement d’unité d’analyse. De nombreuses études, les unes portant sur les logiques de peuplement des villes (Y. Grafmeyer, 1991), d’autres sur les réseaux de migration (P.A. Rosenthal, 1999), d’autres enfin sur les réseaux de sociabilité et leur morphologie spatiale (D. Maison et L. Ortalda, 1998 ; J. Rémy, 1998) ont montré l’importance des lignées et des parentèles pour comprendre les mobilités et les ancrages des personnes. La prise en compte de ces éléments permet de rendre compte des réseaux de migration ; la localisation des emplois dont on fait souvent un facteur déterminant, ne permettant pas, seule, de les éclairer (P.A. Rosenthal, J. Hontebeyrie, 1998).

La lignée inscrit Ego dans une histoire, la culture migratoire ou la culture d’enracinement en étant les deux archétypes. Et dans cette acculturation, c’est non seulement l’ancrage ou la mobilité qui se transmettent, mais aussi le rapport au logement, et au statut résidentiel (Bonvalet, 1993). Pour autant la transmission d’une culture n’est jamais ’linéaire’, ni pure ’reproduction’. Les membres d’une fratrie, selon leur rang et selon leur histoire singulière, ont un rapport très différent à l’héritage. En outre, on peut observer des ’transmissions différées’ de caractéristiques qui ’sautent une génération’242. Nous avons pu, en effet, comme D. Maison, observer des cas où l’histoire familiale rencontrant la grande Histoire (guerre, déportation, exil... ), des ancrages perdus pendant une génération ont été ’reconquis’ à la génération suivante. Enfin, on ne peut associer de manière mécanique la ’sédentarité’ et l’héritage passif d’un ancrage familial, pas plus que la mobilité résidentielle ou la migration à une rupture dans la lignée. Il y a en effet concernant le premier point, des cas où ’l’immobilité est active’, soit parce que le reste de la famille a migré ailleurs (D. Maison, 1993), soit parce que l’espace occupé fait l’objet d’une requalification sociale par l’arrivée de couches supérieures (Y. Grafmeyer, 1994).

La parentèle inscrit Ego au centre ou à la marge d’une configuration de ressources, de contraintes. Ainsi la migration et la dispersion des membres de parentèles dans l’espace social et géographique, contribue à redéfinir les ressources de leurs membres (Gribaudi, 1987).

Des ’profils de lignée’ ont été définis sur trois générations (quatre si présence d’enfants) en référence aux éléments suivants:

  • Y a-t-il un ancrage au même lieu d’une génération à l’autre ou au contraire une forte mobilité résidentielle ?

  • Y a-t-il une profession, un statut qui se transmet ou une forte disparité des situations socioprofessionnelles ?

  • Y a-t-il dispersion ou regroupement géographiques des membres de la lignée ?

  • Y a-t-il ascension, reproduction ou déclassement social ?

  • Quelle est la position d’Ego (idem pour le conjoint le cas échéant) dans sa lignée et au sein de sa fratrie par rapport aux sens et aux éléments de transmission ?

Nous avons pu ainsi faire apparaître :

  • des lignées à fort regroupement et ancrage résidentiel et à forte disparité de professions ;

  • des lignées à fort regroupement et à forte mobilité résidentielle et à forte transmission des professions ;

  • des lignées à forte dispersion et mobilité résidentielle et à forte hétérogénéité des professions ;

  • des lignés à forte dispersion géographique avec un lieu d’ancrage (de retrouvailles) et la transmission d’une profession parmi certains membres (aînés notamment) de la fratrie.

Enfin, nous avons appréhendé le parcours d’Ego en référence aux critères suivants :

  • le degré de mobilité résidentielle durant l’enfance avec les parents et après décohabitation (y-a-t-il rupture ou continuité d’une tendance à l’ancrage ou à la mobilité) ;

  • le parcours de formation (linéarité ou discontinuité de l’orientation, lieu de formation par rapport à la résidence des parents, filière et niveau obtenu) ;

  • le parcours professionnel : lieu(x) et type d’emploi occupé(s), statut(s) professionnel(s) et métier(s), phase actuelle au regard des cycles de vie (phase d’insertion, milieu ou fin de carrière, retraite), niveau de stabilité, de précarité dans le rapport au travail, et rapport à l’emploi (alimentaire, recherche de reconnaissance, investissement dans une carrière, dans un ’sacerdoce’, héritage d’un métier, passion exercée comme profession) ;

  • la situation matrimoniale et l’histoire de la vie de couple de la personne : lieu et occasion de la rencontre avec le conjoint, position socioprofessionnelle du conjoint, évolution des lieux d’ancrage résidentiel suite à cette rencontre, mode d’articulation des lieux d’ancrage familiaux et des lieux d’emploi de Ego et de son conjoint ;

Nous avons également analysé les qualités des liens sociaux d’Ego à travers les critères suivants :

  • la pérennité des liens sociaux tissés ;

  • le mode de renouvellement ou d’élargissement des liens au fil du parcours ;

  • l’extension dans l’espace social et géographique des liens entretenus.

Ces critères ont été appréhendés plus concrètement à travers les questions suivantes :

  • A-t-il conservé ses amis d’enfance, les relations tissées durant son parcours de formation ?

  • Dans quels sens ses relations sont-elle entretenues ? Ego se déplace-t-il vers ses anciennes connaissances ou l’inverse ou les deux ?

  • A-t-il noué récemment de nouvelles relations ? A quelle occasion ?

  • Comment se maintiennent (ou se distendent) les liens familiaux? Y a-t-il un lieu particulier où l’on se retrouve à l’occasion des grands événements (fêtes de fin d’année, vacances, mariages, baptêmes, décès, anniversaires...) ? Ou bien, les liens familiaux s’entretiennent-ils selon une sociabilité réticulaire (visites alternatives chez les uns et les autres) ou en des lieux ’neutres’ (location de salles de fêtes) ?

  • Se projette-t-il ici ou ailleurs et comment (dans quels lieux, avec qui, dans quelle activité ?

  • Quelles sont les échelles de temps et d’espace des liens sociaux de la personne : par exemple, la personne est-elle reliée au niveau horizontal à des groupes très localisés (le village par exemple) et/ou au niveau vertical à des organisations ou à des institutions ?

Nous sommes alors parvenue au tableau de classement suivant, nous permettant de distinguer six grands types spatio-temporel :

Rapports au temps
Circulaire linéaire Digital
Rapports à
l’espace
Immersion Attachement Formes
d’appar-tenance
Dissociation Tension
Distanciation Engagement
Extériorité Labilité
Communautaire collectif commun
Qualités des liens sociaux

Nous ne détaillons pas ici les éléments de ce tableau, dont nous expliciterons plus loin les clés de lecture. Nous préférons livrer la démarche d’ensemble avant de revenir sur les résultats dans leurs détails.

Notes
241.

MAUSS M., 1966 - ’Essai sur les variations saisonnières des sociétés Esquimaux’, in : Sociologie et anthropologie, PUF, pp. 389-475.

242.

MAISON D., 1993 - ’Dimension familiale de la mobilité résidentielle’, in : Annales de la recherche urbaine, n° 59-60 - juin-sept. pp. 45-50.