421. Les rapports à l’espace et les formes d’appartenance

Les hypothèses de départ n’ont été qu’en partie vérifiées. Dans certains cas en effet, les lieux étaient si substituables et les liens si labiles, qu’il devenait difficile de les qualifier en référence à la notion ’d’engagement’. Dans d’autres cas, la migration résidentielle n’empêchait pas le maintien de l’attachement à des lieux de vie antérieurs. Aussi, avons nous distingué deux autres formes d’appartenance : l’extériorité et la tension. Commençons par les deux formes de départ.

L’immersion dans un espace où il n’y a pas d’ailleurs n’est pas synonyme d’ancrage. Qu’il soit mobile ou fixe, le type ’attaché’ ne maîtrise pas ses rapports à l’espace. Que l’ici soit un lieu hérité, construit après migration ou au devenir incertain, il est le seul possible. La frontière constitue une barrière. Que cette frontière délimite un espace géographique (un ’pays’, une ’terre’) ou social (la famille, l’entreprise, les instances d’aide sociale) ou les deux à la fois, elle est infranchissable. L’espace vécu peut être plus ou moins étendu, mais on reste toujours dans le même monde, que l’on en soit au centre ou à la lisière, que l’on reste sur place ou que l’on se déplace. La relation de dépendance vis-à-vis des lieux et/ou aux liens n’est pas réciproque. Si la personne appartient à cet ici, qui contient l’ensemble de ses pôles, cet ici peut toujours lui échapper. Que les liens qui s’y tissent deviennent conflictuels ou se distendent, que les lieux délimitant l’aire de sécurité soient quittés ou appropriés par d’autres, et c’est la solitude qui s’abat sur l’individu qui n’a pas d’ailleurs possible. Il se retrouve alors seul abandonné des siens ou seul au milieu d’étrangers.

La distanciation vis-à-vis des liens et des lieux d’appartenance implique un équilibre entre l’ancrage et la mobilité. L’ici est mise à distance par la fréquentation d’autres lieux ou par la migration. La relative maîtrise des rapports à l’espace permet de maintenir, à distance, des liens aux lieux quittés (migration) ou des relations avec ceux qui sont partis (pôle familial notamment). L’espace vécu est réticulaire, il associe un pôle d’ancrage (l’ici de la vie quotidienne) à des liens s’étendant plus ou moins loin. La vie quotidienne est faite de mobilité et de rencontres (visite à autrui, visite d’autrui chez soi). La distance géographique, la différence entre milieux fréquentés, ne sont pas synonymes de barrières infranchissables, mais contraintes autant que ressources. La frontière est un ’pont’ vers autrui et vers l’ailleurs. Son franchissement permet de faire du lieu de vie quotidien, un pôle d’ancrage et un choix de vie.

La dissociation entre l’ici et l’ailleurs engendre une ’tension’ entre l’engagement dans les liens sociaux (pôle familial et professionnel) qui amène la personne à se ’distancier’ de son lieu d’origine, et un certain attachement à ce lieu. Même en l’absence de migration du lieu d’origine, on reste conscient que ’l’ici’ ne peut satisfaire pleinement la recherche d’accomplissement familial, social, et professionnel. La conscience qu’il n’y a rien à faire ici et que l’on doit chercher à partir, mais que l’on reste d’ici, caractérise donc ce type de personnes. Cette dissociation, entre un ici pourvoyeur d’une identité locale héritée, et un ailleurs promesse d’une identité sociale plus valorisante, engendre une forme particulière d’appartenance. Ce type est tendu entre un pôle géographique, que l’on maintient comme lieu de mémoire ’attachant’ (qui rappelle ou retient), et un pôle social, que l’on construit comme lieu d’engagement familial et professionnel, mais qui reste pour soi, un ailleurs. L’espace vécu est donc bipolaire, il y a toujours un ailleurs qui engage au départ (de soi ou de ses enfants), et un ici qui incite à rester ou à revenir. La frontière est occasion de déchirement, mais son franchissement est un devoir pour soi et/ou pour les siens.

L’extériorité à tout ’ici’ engendre une forte labilité des liens, les lieux étant substituables les uns aux autres. L’extériorité, qui caractérise ce type de personne, n’enlève rien à la nécessité anthropologique d’une localisation. Mais le lieu de vie quotidien, ne prend sens qu’ailleurs, et il n’y a pas d’ici véritable ou durable, tout ici n’étant qu’un ailleurs en sursis. Ce qui distingue cette forme d’appartenance de celle de l’engagement et de l’attachement, c’est que l’ici est équivalent aux autres lieux. L’extériorité n’est cependant pas synonyme de mobilité. Elle peut se conjuguer à un fort ancrage dans un lieu circonscrit, mais l’investissement dans ce lieu se fait en dehors de son environnement, décor paysager ou simple support d’action. L’image du ’horlà’ convient tout à fait pour qualifier l’espace vécu par ce type de personne. M. Serres244 la définit ainsi : ’‘Hors indique l’extérieur et le retiré, alors que là désigne le proche : le horlà décrit une tension entre l’adjacent, l’attenant, le contigu et l’éloigné, atteint ou inaccessible, à partir de ce voisinage’’. Ce type est plongé dans un lieu, mais retiré de l’environnement proche, tendu sans cesse vers d’autres lieux, qui peuvent s’y substituer. Dans un lieu hors du monde, et dans un monde où tout ici n’est qu’un ailleurs potentiel, il n’est cependant pas marqué par la tension du précédent type. La mise à distance de toute attache se conjugue à un certain nomadisme, qui permet, ici ou ailleurs, de reconstituer des pôles d’ancrages selon un ordonnancement temporel étroitement contrôlé. Qu’il soit alternant dans l’ordre du quotidien ou successif durant le parcours de l’individu, l’investissement dans plusieurs pôles éloignés les uns des autres permet de maintenir à distance le contrôle social qui s’exerce à proximité. La frontière est support de stratégie. Son franchissement permet l’accès à des lieux et des liens diversifiés, son entretien permet de rendre étanches les uns aux autres, les espaces de vie fréquentés.

Notes
244.

SERRES M., 1994 - Atlas. Ed. Juliard, pp. 66-67.