Chapitre V : Les figures de l’attachement - Solitude et altérité menaçante

Introduction

Certains auteurs246 ont montré la relation étroite entre la mondialisation et la résurgence des mouvements identitaires. La mondialisation traduit un changement d’échelle des déplacements de capitaux, de biens, d’activité et bien sur des hommes. A l’échelle de nos vies quotidiennes force est de constater que l’Autre se présente à chaque coin de rue, et que l’ailleurs ponctue nos parcours de vie et nos cheminements ordinaires. Bien rares sont les autochtones du lieu où ils résident, et plus rares encore sont ceux qui ne l’ont jamais quitté. Dans les villes, lieux de mobilité et de transit par excellence, les dernières enclaves de l’autochtonie ont cédé. Les ’quartiers villages’247 ont fait l’objet d’investissements symboliques et résidentiels par de nouvelles couches sociales repoussant dans les périphéries les couches populaires d’origine. Dans les villages même les plus reculés, les indigènes ne sont plus à l’abri d’un certain déferlement touristique ou de l’envahissement relatif des résidents secondaires.

A travers la généralisation des situations de mobilité, c’est ’la relation à l’autre considérée à travers la relation au territoire248 qui se trouve mise en cause. Non seulement les occasions de pénétrer ’chez l’Autre’ ou de devoir l’accueillir chez soi sont multipliées, mais en outre, les catégories qui servaient à l’identifier sont brouillées.

Parallèlement, la mobilité, comme mode de vie quotidien (lié aux conditions d’emploi, de logement, à l’organisation spatiale des villes et des campagnes), comme système de valeurs249 où il faut élargir son réseau d’échanges et s’ouvrir sur l’extérieur, devient une des conditions essentielles de l’insertion sociale des personnes250. La mobilité des individus entre différents espaces hétérogènes élargit les horizons de vie des personnes, et l’entrée en pauvreté se traduit le plus souvent par une réduction de la mobilité et des déplacements plus répétitifs, enfermant peu à peu les personnes dans un univers réduit251. Pour autant, l’exclusion n’est pas une affaire de manque de desserte en transports, notamment dans les espaces dits ’enclavés’ (banlieues, espaces ruraux). L’enclavement n’est pas essentiellement physique mais plus largement économique, social et culturel (M. Kokoreff, 1993). Les espaces dits enclavés sont avant tout des espaces perçus de l’extérieur comme une contrainte stigmatisante, une assignation à résidence. Les interventions visant à améliorer l’accès aux transports n’agissent en fait que sur le sentiment d’isolement, et non sur le processus d’exclusion lui-même qui s’enracine dans les conditions de vie quotidienne252.

Ce n’est donc pas le degré de mobilité en tant que tel qui est en jeu dans le système actuel d’insertion, mais le rapport à la mobilité et à l’ancrage. On pourrait d’ailleurs évoquer ceux qui font le choix de s’installer à la campagne pour mettre ’un frein’ à une mobilité qui envahit leur vie quotidienne, et pour lesquels quitter le monde urbain et ses contraintes de déplacements n’est pas synonyme d’isolement ou d’enclavement, mais de qualité de vie.

Les figures de l’attachement ici présentées, permettent de comprendre ces processus d’exclusion, d’un mode de vie et d’un système de valeurs fondé sur la maîtrise de l’ancrage et de la mobilité.

Ceux dont nous allons parler sont contraints par cette mobilité sans frontière. L’attachement ici évoqué a peu à voir avec ’le mal du pays’ ressenti à l’occasion d’un voyage à l’étranger, et parfois cultivé par le pèlerinage rituel sur les lieux du passé. Il reflète le rapport au monde de ceux qui sont contraints de rester dans un environnement qui leur échappe où ’il ne sont plus chez eux’, de ceux encore forcés de s’exiler dans une milieu où ils demeurent des étrangers.

Notes
246.

Notamment : OTAYEK R., 2000 - Identité et démocratie dans un monde global. Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 228 p. ; BAUMAN Z., 1999 - Le coût humain de la mondialisation. Trad. Abensour, Ed. Hachette, coll. Littératures, 160p.

247.

VOYE L., REMY J., 1978 – ’Distance spatiale, distance sociale’, in : Recherche sociologique, n° 1, pp. 27-44.

248.

KNAFOU R., 1998 - ’Vers une géographie du rapport à l’Autre’, in : KNAFOU R, dir., La planète ’nomade’- Les mobilités géographiques d’aujourd’hui. Ed. Belin, p. 9.

249.

REMY J., 1996 – ’Mobilités et ancrages : vers une autre définition de la ville’, in : HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M. (dir.) : Mobilités et ancrages – Vers un nouveau mode de spatialisation ? Ed. L’Harmattan, Coll. Villes et entreprises, pp. 135-153.

250.

COUTRAS J., 1993 – ’La mobilité des femmes au quotidien – Enjeu des rapports sociaux de sexes ?’, in: Annales de la recherche Urbaine, n° 59-60 - juin-sept.

251.

BEGAG A., 1995 - Espace et exclusion - Mobilités dans les quartiers périphériques d’Avignon. Rapport de recherche, Université Lyon II, 112 p.

252.

CERTU - CETE de L’OUEST. 1999 – Mobilité et exclusion – Eléments de synthèse à partir d’une petite bibliographie chronologique. Certu, Lyon, 71p.