511. Paysans du cru successeurs du père. L’enracinement : héritage imposé, destin tracé

Etre paysan du cru, successeur du père (type de la racine profonde), c’est être attaché à sa profession, à son exploitation, et au lieu où se déroule toute une vie. L’espace de référence est le ’pays’, c’est-à-dire la commune où l’on est né, où l’on mourra, et dont on est rarement sorti. L’ailleurs commence dans la vallée d’à côté, où l’on est allé chercher une alliée qui accepte un paysan (deux cas de concubine, filles de paysans).

N’ayant pour toute expérience de la migration que celle du service militaire ou d’un apprentissage de quelque mois, il n’y a pas d’ailleurs envisageable. Non que cet ailleurs n’ait pas été désiré, mais il est demeuré hors de portée, hors de question.

Monsieur Bouvreuil, 54 ans, éleveur sur une petite exploitation, bénéficiaire du RMI, célibataire et sans enfants

  • ’C’est bien connu celui qui est éleveur, il s’est mis la corde au coup pour 1000 jours, il le sait bien.

  • Relance : Vous le saviez, vous ?

  • ’Oh oui je le savais, mais ça me plaisait. Et puis vous savez les parents, j’aurais pas eu idée de m’en aller, de partir, mais ils m’auraient pas laissé partir je pense. Vous savez l’ancien temps il fallait leur succéder, c’était quand même un peu normal. Chez ma grand mère, à la veille de mourir encore, une fois je gueulais un peu : ’oh ça ça commence à m’emmerder !’ elle me dit : ’oh ! après moi tu feras bien ce que tu voudras.’. ça c’est une parole d’ancien. Et je connais d’autres gens qu’ils leur ont dit pareil. Vous savez les parents, c’était eux les chefs c’est normal, hein? C’était ça l’ancien temps. Aujourd’hui c’est moins ça. Enfin je sais pas...’.

Et il a raison de douter, Madame Lucie, incarnation féminine de cette figure, âgée d’une trentaine d’années, a également dû succéder au père. Elle avait l’intention de suivre une formation en gestion et de travailler à Lyon. Mais le frère aîné, tout désigné pour la succession, part suivre des études et fait sa vie ailleurs. Ayant rencontré un fils d’agriculteur cherchant lui-même à s’installer, ses parents se voient rassurés. Elle-même, sans se poser de question, entreprend la formation agricole nécessaire pour s’installer avec son mari, sur les terres léguées par ses parents. Et, quant à ses enfants, (une fille de 9 ans et un fils de 5 ans), elle envisage avec crainte la même reproduction :

  • ’C’est vrai que pour mon mari il voit pas la ferme sans ses enfants. Pour mon mari, c’est presque un échec que mon frère n’ait pas repris : pour lui y’a une cassure par rapport à mon père qui a repris la ferme de son père. Oui le pauvre garçon c’est peut-être lourd ce qui va lui peser sur les épaules’.

L’identité d’attaché à un lieu et à une profession, est marquée par la solitude. Solitude face à une fratrie, dont on est le seul à porter la charge de succession. Solitude face à une profession : on est resté loin derrière dans le mouvement de modernisation, et l’on se sent peu représenté par les organismes syndicaux. Solitude ne veut pas dire isolement. On est au contraire seul au milieu de la foule. Une frontière invisible, sépare ’ceux qui sont restés’253 parce qu’ils n’ont pu aller ailleurs, et les autres, ceux qui ont eu le ’choix’. Et dans ce regard porté sur tant de richesses accumulées ailleurs (résidents secondaires originaires du lieu) ou sur tant de volonté à vivre à la campagne, et à y réclamer sa part de terre (néo-ruraux), on se dit qu’il aurait mieux valu partir. Mais la solitude rappelle bien vite à sa destinée, qui s’est jouée sur un héritage non négociable ; le devoir familial de succéder.

Monsieur Bernard, éleveur successeur du père, 40 ans, marié, 3 enfants (aîné de 15 ans) associé à une néo-rurale C

  • ’ Mon seul but c’est de crever au pays. J’y suis né, et mon pays je l’aime bien, j’ai pas des envies d’aller voir la tour Eiffel ou je n’en sais trop quoi.’

  • Relance : Vous vous sentez... quand on dit ’attaché à son pays’: pour vous c’est quoi ? c’est le village, c’est le Diois ?

  • ’Non, c’est les montagnes. Je veux dire les personnes qui viennent s’y installer, qu’ils soient là, qu’ils soient pas là: moi je vis seul. Mais les néo-ruraux il faut que... bon ils font leurs petites fêtes entre eux, il faut qu’ils se voient. Moi, je veux dire avant qu’ils soient là ces gens là, je vivais avec mon père, je voyais personne, bon j’ai été habitué à ça. Ce qui faut dire c’est quand j’étais gamin, on était à 3km du village, donc quand on descendait au village pour aller à l’école, mais on retournait pas le jeudi pour aller s’amuser. On restait de toute façon avec mon père... C’est comme avec les chiens quand vous les attachez... quand vous les attachez, ils disent rien. Moi je dirais que j’ai été habitué à m’occuper de ce que j’avais, je faisais mon petit jardin quand j’étais gamin, je m’amusais avec que ça, c’était mon occupation. Et je veux dire... bon ça va. Au pire ça m’embête plus l’été de voir mon village rempli de... de gens que je dirais comme ça... que d’être seul l’hiver.’

Etre seul sans personne, quitte à voir ’mourir le pays’, vaut mieux qu’être seul envahi par les autres, car apparaît alors la fragilité d’une appartenance locale, vouée à être dissoute dans un monde qui bientôt ne vous appartiendra plus. On comprend mieux alors la dévitalisation qui frappe certains villages, alors que ceux qui viennent de la ville avec les meilleures intentions du monde (’participer au maintien du village’), ne comprennent pas pourquoi on leur refuse l’accès aux terres et au bâti.

Les quatre personnes concernées ont pour point commun d’avoir été désignées dans l’ordre de la fratrie pour succéder. Si deux d’entre elles succèdent, sans être les aînées, c’est parce que ceux-ci ont poursuivi des études et ont pu accéder à un ailleurs social (professeur de mathématique à Reims, et cadre à Valence). Succéder au père fait donc partie de l’héritage, inscrit dans l’ordre des générations.

Le paysan du cru, doit alors transmettre à ses enfants plus qu’une exploitation, un ancrage au pays, un patrimoine familial que l’on essaie d’agrandir. Et cette stratégie se prépare longtemps à l’avance, par l’agrandissement coûte que coûte, y compris si cela bloque toute possibilité d’installation au village.

Monsieur Bernard successeur du père, et père de trois filles (aînée de 15 ans), inquiet quant à sa succession, est prêt à tout les sacrifices, y compris l’alliance avec une néo-rurale (C.), pour faciliter la reprise de son exploitation.

  • ’ Peut-être qu’une fille reprendra l’exploitation, parce que maintenant on est mécanisé. Si l’agneau se vend encore pendant une dizaine d’années, que je refasse surface avec la bergerie, ce sera tout mécanisé. Mais si je me lève le cul c’est en rapport de ça, c’est : bon, on habite un joli pays. C’est aussi bien que si elles arrivent à vivre au pays, c’est mieux que d’aller s’emboucanner à Lyon ou à tatahouine. Bon ça tout le monde est pas d’accord avec ça. La bergère (C.) elle me dit : ’Mais t’es complètement louf, t’as tous les terrains et tes filles tu sais même pas si elles resteront. ’ Oh mais si je vends c’est sûr qu’elles resteront pas. Tandis que si elles ont quelque chose d’aplomb pour repartir et qu’elles voient qu’on arrive à vivre sans trop se lever la peau, et ben pourquoi pas.’

L’agrandissement est nécessaire à la transmission, pour ces petits exploitants. Si bien que les effets de cet agrandissement sur le milieu environnant ne sont parfois pas perçus. Ainsi en témoignent la femme et fille de ’paysans du cru’. Accueillant des stagiaires d’un réseau de jeunes qui cherchent à s’installer, l’entretien l’amène à faire le lien entre les difficultés ressenties par ces candidats, et son propre parcours d’installation. Elle s’est en effet installée sur une partie des terres de son père situées sur une autre commune que l’exploitation de ce dernier. A sa retraite, celui-ci ne voulant pas quitter sa ferme, vend une partie des terres attenantes en agrandissement, et conserve l’autre en les travaillant pour sa fille (de manière non déclarée). Après l’évocation de ces arrangements de famille, elle conclut ainsi : ’‘non c’est vrai que ça nous semble tellement évident. C’est pour ça qu’on est vraiment enraciné, accroché, on prend vraiment racine’ .’

La relation au lieu et à la profession est ambivalente : force d’une évidence, regret d’un ailleurs, fierté de l’avoir assumée, amertume quant à ce que l’on n’a pas connu. Ils se savent attachés à un monde amené à disparaître, ou soumis à ceux qui peuvent s’en distancier. A ceux-ci, on ne peut guère opposer que la revendication d’une appartenance plus profonde, celle des générations passées, dont on a assumé la continuité.

Monsieur Bouvreuil

  • Relance : Des gens qui viennent s’installer, y’en a beaucoup ?

  • ’Ah ben pas mal, ça s’est bien renouvelé. Des vrai de pays, on n’est plus guère. C’est peut-être pas beau de s’appeler vrai de pays. Mais on y est bientôt plus’.

  • Relance : C’est une expression courante ici ?

  • ’Ben oui parce que moi j’estime que c’est comme ça que ça doit se dire. Celui que le père est né, le grand père et l’arrière grand. Ce sont des vrais de pays’.

  • Relance : Et les autres vous les appelez comment ?

  • ’On dit les derniers arrivés, même si y’a 20 ou 30 ans qu’ils sont là. Je les ai vu arriver. Remarquez c’est tout bête parce que mes neveux qui ont 20 ans, là, y’a des gens qu’il y a 30 ans qu’ils sont ici que je les ai vu arriver. Mes neveux, ils les appellent des vrais de pays, parce quand ils sont nés, ils étaient déjà là. Alors moi je leur dis : ’non je les ai vu débarquer. c’était un tel qui était là-bas il est mort...’ Mais c’est qu’une expression comme vous dites, parce que les gens ils peuvent toujours s’estimer vrais de pays, même si y’a que 20 ans qu’ils sont là. Si vous passez les voir demain, ils vous diront : ’Oh ben nous, on est chez nous depuis très longtemps’.

L’attachement local place les personnes en position de forte dépendance et engendre des alliances singulières. Le cas de monsieur Bernard est à ce titre exemplaire : seul contre tous, qu’il s’agisse des néo-ruraux ou des résidents secondaires originaires du pays, il est dépendant d’eux. Nous l’avons vu, il a dû s’associer avec une néo-rurale pour partager le travail sur son exploitation. Et, lorsqu’il a lui-même repris la ferme, s’il a pu s’agrandir, c’est grâce au départ des forces vives du pays. Reprenant leur terre mais pas leur maison, il a vu le vieux village se délabrer. L’extrait qui suit montre le rapport ambivalent qu’il entretient vis-à-vis de l’appartenance locale. Aucune hiérarchie ne semble tenir, dans ce jeu de va-et-vient, d’abandon et de retour successifs. Si les ’fils du pays’ sont coupables d’être partis, ils sont aussi ceux qui ont pu restaurer le village grâce aux ressources acquises ailleurs. Et si les néo-ruraux se sont ancrés localement, ils n’en ont pas moins contribué, comme lui, à la dévitalisation du vieux village, préférant faire construire à l’écart.

Monsieur Bernard

  • Relance : Vous préférez des non natifs qui sont permanents que des natifs qui sont résidents secondaires?

  • ’Mais on en a des natifs résidents secondaires, ceux-là c’est encore pas les pires. Les pires c’est ceux qui ont sauté une génération , c’est-à-dire que les parents étaient agriculteurs, les grands-parents, donc ils sont du pays, mais leurs fils sont partis, alors ceux-là ils sont allés en ville, ils veulent la campagne mais ils veulent le luxe de la ville, c’est à dire le goudron devant la porte, le terrain de tennis. Mais c’est pas tout négatif parce que ... y’en a un que je peux pas souffrir, il est ingénieur, il est instruit mais pas très intelligent, mais il a tout un tas de maisons autour de chez lui, mais si il les avait pas achetées peut-être qu’elles seraient tombées. Parce les néo-ruraux quand même qui sont là, ils sont aux quatre coins mais c’est pas des gens qui voulaient vivre au pays , ils voulaient quand même leur petit calme chez eux’ .

Au principe de la transmission intergénérationnelle se trouvent les règles du don avec ses trois moments : donner, recevoir et rendre. Mais, comme l’explique J. Charbonneau254, la circulation du don dans la parenté est un ’processus de réciprocité à long terme’, où celui qui reçoit ne rend à pas à celui qui a donné, mais à ses propres enfants. Les enfants qui reçoivent ’la transmission’, se placent donc sous une double obligation : avoir des héritiers et leur rendre ce don. Sans enfants ou sans transmission, la personne qui a reçu se trouve en dette (matérielle, symbolique) vis-à-vis de sa lignée. D’où l’attachement à transmettre, d’où également les difficultés à se situer et les crises identitaires marquant ceux qui dérogent à cette règle.

Emblématique de cette situation difficile, Monsieur Bouvreuil (50 ans) succède à plusieurs générations de paysans, en étant resté célibataire et sans enfants. Les réticences à évoquer et expliquer cette situation ne sont pas seulement de l’ordre de la pudeur. L’argumentaire défensif développé par Monsieur Bouvreuil montre qu’il s’agit pour lui d’un chef d’accusation important : coupable de ne pas avoir transmis, il a été victime d’un ’mauvais départ’ et d’un effet de génération, arrivant dans l’ordre de la lignée à l’époque où les femmes ont cherché à quitter le milieu agricole, pour aller trouver en ville un allié plus sûr et un vie plus confortable.

Cette rupture l’inscrit entre deux formes de temporalité: l’une circulaire en référence à son passé de successeur du père, et l’autre, digitale en référence à l’avenir qu’il n’envisage qu’avec incertitude.

Monsieur Bouvreuil

  • Relance : Et la retraite vous avez des gens intéressés ?

  • Ah ben je sais pas encore, je m’en suis pas préoccupé. Ça c’est.. il suffit de demander, les gens ils viennent pas me courir après comme ça. Le gars il a encore le bon oeil comme on dit’.

  • Relance : Vous pensez le...

  • ’Ben le terrain il faudra bien que je le cède un jour. Il faut laisser la place aux jeunes’.

  • Relance : Mais la maison ?

  • ’Ah je me demande un peu, je sais pas. Comme je dit souvent : demain je l’ai pas vu, hier c’est du passé, demain on l’a pas vu, aujourd’hui c’est du présent’.

  • Relance : Vous vivez un peu au jour le jour?

  • ’Ah ben oui, je sais pas si je suis le seul. Quand on est seul, on est seul, mais bon passons, je suis pas le seul à être seul’.

  • Relance : Et le fait d’être resté célibataire c’est lié à l’exploitation ?

  • ’Ah peut-être un peu, oui, je pense’.

  • Relance : Dans le village les gens sont partis ?

  • ’Ah y’en a pas mal qui sont partis’.

  • Relance : Et les femmes partaient les premières?

  • ’Ah souvent, bien souvent oui c’est plus à l’ancien temps. Non mais pour vivre à deux il faut être quand même un peu plus...un peu plus conforme, un peu plus de moyen. Disons c’est peut-être un mauvais départ, ça a été un mauvais départ’.

  • Relance : Quand vous avez repris l’exploitation de vos parents ?

  • ’Ben oui, ça a été un peu rapide. Ah oui, avec le décès du père’.

  • Relance: Du coup vous étiez seul à la maison?

  • ’Et oui, y’avait pas beaucoup de pognon, on est toujours après ça, mais bon’.

  • Relance : Et ça, ça comptait à l’époque pour trouver quelqu’un?

  • ’Ah oui quand même, c’est toute une histoire de confort, et puis vous savez avec les anciens, la mère...

  • Relance : La mère n’aurait pas...

  • ’Ah oui, elle aurait pas tellement aimé sûrement, ça m’embête de parler de ça’.

  • Relance : Oui mais c’est important de comprendre pourquoi sur certaines exploitations y’a pas eu de repreneur, et sur d’autres...

  • Relance : Parce que votre grand père, ... ça a toujours été comme ça, mariage dans le village, et on faisait des enfants, et ensuite on reprenait, comme vous l’avez fait. Et à partir de vous, hop... y’a peut-être un tas de choses qui entrent en ligne de compte?

  • ’C’est vrai, là y’a un trou, y’a une coupure...(silence) Mais quand même je m’aperçois, les gens de ma génération, qui ont des gamins, qui ont un certain âge, ben ils restent pas à la ferme. Par ailleurs je connais pas, mais par ici, ils restent pas. Et des gens de ma génération ils ne restaient pas. Les filles, j’étais à l’école avec elles, je les revoie de temps en temps. J’en ai revue une hier soir qui habite Valence, elle me dit : ’oh te plains pas: t’es toujours costaud!». C’est elle qui le dit. Elle quand même elle voulait pas se marier avec un paysan du coin. Oh ben si, je vous dit ça, vous êtes une femme, mais enfin bon passons. Mais elles ont bien fait comme elles ont voulu, je dis tant mieux pour elles. Elles ne restaient pas, elles sont très rares celles qui sont restées, j’en connais très peu’.

  • Relance : Elles espéraient une meilleure vie en ville ?

  • ’Sûrement, la mère avait du déjà leur dire... C’est grave mais c’est comme ça’.

  • Relance : Et votre soeur elle est restée ?

  • ’Ben, elle est restée mais elle s’est pas mariée avec un paysan quand même : il était déjà pas de B. et puis en plus il était déjà dans l’Equipement. Elle savait que elle épousait un fonctionnaire, plus ou moins gros, mais et oui, c’est une place garantie ça, c’était à l’époque toujours. Il était de P. [à 3 km]. Pas loin de là, mais bon il était pas de B. Les filles de mon âge, j’en ai vu aucune avec un gars du coin’.

Notes
253.

CHRISTIN R., 1993 - Ceux qui restent. In : BOURDIEU P. (dir.) – La misère du monde. Coll. Libre examen, Ed. du Seuil, pp. 881-892.

254.

CHARBONNEAU J., 1998 – Trajectoires sociales et stratégies individuelles’, in : GRAFMEYER Y.; DANSEREAU. F. (dir.) : Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain. Ed. PUF, p. 403.