512. Les ouvriers des champs : migration, promotion sociale et héritage d’une condition salariale

Les ouvriers des champs ne sont pas fils d’agriculteurs ayant pris le chemin de l’usine, mais au contraire fils ou eux-mêmes ouvriers, perdus au milieu des champs. Ils partagent avec les paysans du cru des conditions de vie difficiles et précaires. Mais ce dont ils héritent, un rapport salarial au travail, renforce encore leur difficulté d’intégration à un milieu qui n’est pas le leur. On les qualifie souvent de migrants participant au ’transfert de pauvreté urbaine en milieu rural’. Pour autant, ceux que nous avons rencontrés n’ont pas toujours été ’pauvres’. Arrivant en terre étrangère et isolés de leur milieu, ils sont davantage soumis aux effets de désignation et de stigmatisation, qui participent largement à la construction sociale de la pauvreté255. Plus encore devrait-on parler à leur égard d’un processus de marginalisation et d’exclusion, lié à la migration et au changement d’univers professionnel. Entraînés dans un processus de désaffiliation en chaîne256 et non caractérisés par une pauvreté qui se reproduit de génération en génération, leur rapport au temps est digital.

Le départ pour la campagne devait constituer une rupture avec le passé familial (tradition ouvrière, urbaine) et une voie de promotion sociale (accès au statut d’indépendant et de propriétaire). Même si ce ’nouveau départ’ n’a fait que transférer ailleurs des conditions de vie marquées par une relative précarité (faible niveau de vie, chômage), ce transfert n’est pas une simple reproduction. La précarité salariale qu’ils ont vécue en ville n’a rien à voir avec le dénuement qu’ils connaissent dans un univers professionnel (statut d’indépendant) et local étranger.

Famille Boulti : lui (L) fut docker et elle (E) esthéticienne, à Marseille. Installés en chèvres laitières sur la zone, en proie à l’endettement, aux quotas laitiers, ils doivent partager leurs terres avec leur fils, lui-même en difficulté, qui a décidé de s’installer à côté d’eux.

Plus forte encore est leur fragilité, car ils ne peuvent, contrairement aux ’paysans du cru’, s’appuyer sur leur enracinement local, pour se prémunir contre les risques d’exclusion. La famille (oncles, cousins), qui constituait un réseau de solidarité important dans cet univers ouvrier, est désormais hors de portée. Hors de portée parce que l’attachement à des lieux permet difficilement d’entretenir des liens à distance, et parce que l’attachement au travail sur l’exploitation ne permet pas de dégager le temps nécessaire pour rendre visite ou recevoir. La solitude est d’autant plus grande qu’ils se sont éloignés de l’univers de référence de leur famille dont les membres ne peuvent comprendre leurs problèmes, sans pour autant parvenir à se faire accepter de l’univers paysan tant convoité.

A (aîné) et C (cadet), deux frères néo-ruraux, la trentaine passée, célibataires, sont les témoins d’une lignée ouvrière qui se délite. L’éclatement géographique et la difficulté à maintenir les liens à distance, les maintiennent dans la solitude et les privent de réseaux d’entraide et d’appartenance importants. La migration et la dispersion des membres de la parentèle, joue, contrairement à ce qu’a pu observer M. Gribaudi257, en défaveur de ces deux frères car ils quittent l’univers de référence de leur milieu.

Transposant certaines normes ouvrières (travail bien fait, peine à la tache physique, où l’on n’épargne pas le corps) dans ce nouvel univers de référence professionnel, ils poussent très loin les limites de leur propre exploitation, qu’aucune législation n’encadre plus, et deviennent leur propre bourreau.

Cette figure est l’incarnation parfaite du type du navire à la dérive, propre aux milieux fragilisés en proie à l’errance. L’errance peut se traduire par la ’fixité’ (population captive) ou par le ’vagabondage’ (mobilité peu maîtrisée), comme le montre l’étude de N. Anderson258. Elle se marque avant tout par l’absence de ’lieu à soi’ c’est à dire approprié durablement, et dont les frontière sont reconnues par les autres (Kokoreff, 1993).

Lorsqu’on observe les parcours migratoires et professionnels sur plusieurs générations (parents-Ego-enfants), on suit le fil des réseaux, fragiles, qui conduisent les différents membres de la lignée là où les porte le vent. Attachés aux liens autant qu’aux lieux, ils ’dérivent’ d’une ville à l’autre, d’une entreprise à une autre, en suivant les conseils, et grâce aux ’entrées’ d’un collègue, d’un parent ou d’un voisin, lui aussi bientôt ’transporté’ ailleurs au gré d’autres vents. C’est ainsi que sont arrivés jusqu’ici (sur la zone) ces deux familles, suivant la trace de leurs parents, à la manière des paysans du cru, mais à travers la migration.

Dans la première famille (Boulti) le père d’Ego a quitté la ville d’origine (Arles) pour s’établir dans l’Oise, où sa soeur lui a trouvé un emploi de magasinier dans un lycée, sa femme devenant aide lingère dans ce même établissement. A leur retraite, ils s’établissent dans le Diois, auprès d’une collègue de la mère d’Ego, elle aussi aide lingère dans l’Oise, et revenant dans son pays natal pour la retraite. Et lorsqu’Ego décide de ’changer d’air’ (plus que de ’s’installer à la campagne’), après être redescendu dans le midi des racines, y avoir connu le chômage (fermeture de l’usine où il était mécano), puis les restructurations industrielles (docker à Marseille, il bénéficie d’une aide à la reconversion et accepte de quitter son emploi), c’est tout naturellement qu’il se tourne vers le lieu où sont installés ses parents. Il monte, avec son épouse, une exploitation agricole sur les conseils de la commune (voulant au départ reprendre une activité de restauration) avant de connaître l’endettement, la difficulté d’accès aux terres, la marginalisation vis-à-vis d’une profession et d’un milieu dont ils demeurent des ’étrangers’ et finalement l’entrée dans le RMI.

La famille de A et C, est marquée par le même vent peu propice à leur désir de promotion sociale. L’installation à la campagne est ici décidée par le père, ouvrier spécialisé en usine à Lyon. Originaire du midi, celui-ci est entré chez Berliet par connaissance, avant de suivre un collègue pour une autre usine, où il sera employé pendant près de 17 ans avant d’être licencié à un âge tardif. Investi dans une stratégie d’ascension sociale, il devient propriétaire de son logement et développe, dans son jardin ouvrier, un ’rêve rationnel’ 259, celui de sortir du milieu ouvrier. Il ne s’agit pas, selon la distinction de F. Wéber d’un simple ’travail à côté’ permettant de rendre supportable le présent de l’usine et de la condition ouvrière, mais d’un projet d’avenir. La mise à distance de l’usine, dont le père parlait peu, et de l’univers résidentiel de banlieue dans l’espace-temps de ce jardin cultivé en famille, doit permettre l’accès au monde agricole et ouvrir aux enfants un autre univers d’identification. Les deux fils en effet déclarent n’avoir jamais fréquenté les ’bandes’ de leur quartier et s’être très tôt destinés à l’agriculture.

Mais la préparation de ce projet (épargne, vente de l’appartement, formation agricole des deux fils, envoyés en stage chez des connaissances) ne les protègent pas pour autant des incertitudes pesant sur ceux qui sont soumis aux vents contraires, n’ayant pour tout gouvernail que leur bonne volonté et leur acharnement au travail. Tout s’enchaîne pour faire de ce projet d’ascension, un ’mauvais départ’. Alors qu’on décide de vendre l’appartement de Vénissieux (années 1980) pour constituer un capital, les ’événements’ (crise des banlieues), largement relatés dans les médias en font baisser le prix. Alors que le père escompte couvrir par son salaire d’ouvrier, le démarrage de l’activité agricole par ses fils, sur l’exploitation achetée en son nom (étant ouvrier, il ne bénéficie d’aucune aide), il est licencié.

Parcours apparemment différents de ceux des paysans du cru, mais ne nous y trompons pas: la différence tient uniquement à leur rapport au temps et non à leur rapport à l’espace. Qu’ils soient dans le même lieu depuis plusieurs générations ou qu’ils changent de ville et de régions au fil des ans et des générations, les uns et les autres sont immergés de la même manière dans un espace où il n’y a pas d’ailleurs possible.

L’espace vécu au quotidien est celui de leur exploitation, et l’espace de la commune semble fermer leur horizon, de la même manière que pour les paysans du cru. Cependant, ils ont connu, contrairement à ces derniers, un ailleurs : la ville et le statut de salarié. La référence à la ville est ambivalente. Pôle de départ, que l’on a décidé de quitter un jour, en croyant accéder à une vie meilleure ici, la ville est un lieu que l’on dénigre. Lieu de mémoire qui permet de rappeler que l’on a eu, ailleurs, une vie meilleure (confort du logement, sociabilité plus intense, proximité à la famille), elle est encensée. Pour autant on ne peut regretter ce départ. La migration et la rupture avec le milieu d’origine étaient leur seule chance de promotion, et si l’on a pour l’instant échoué, tout peut arriver dans ce temps digital, à condition d’y mettre tous ses efforts. La ville, devient alors un pôle de référence qui sert à construire une légitimité d’appartenance locale. En insistant sur ce qu’ils ont accepté de perdre en venant ici, ils revalorisent leur situation : leur dénuement est la marque de leur volonté de respecter les normes du ’sacrifice au travail’ du milieu agricole, et leur participation au maintien de la vie locale.

Arrivés ici, depuis plus de 15 ou 20 ans, ces néo-ruraux, sont toujours ’les étrangers’ dans le milieu local et professionnel. Si les paysans du cru sont seuls au milieu de tous (ceux qui sont partis, ceux qui sont revenus ou arrivés), les néo-ruraux ouvriers sont seuls contre tous. Même attachement, même solitude.

C’est paradoxalement leur recherche de proximité avec les paysans du cru, qui alimente leur rejet par le milieu. Plus que certains néo-ruraux ’originaux’ ou foncièrement en marge, ils sont les éléments exogènes les plus subversifs. Poursuivant le projet familial d’accès à un statut et à une profession respectable, ils cherchent, sans le savoir, à occuper le terrain -la terre et l’identité professionnelle- des ’vrais de pays’.

A cette recherche de légitimité se conjugue un autre élément pour parfaire leur exclusion. Incarnant l’image du navire à la dérive, ils poursuivent en terre étrangère, la même route digitale, où à chaque instant les imprévus et les ’mauvais coups’ peuvent remettre en question le peu de choses acquises. Bien que formés au niveau agricole et accoutumés à la rudesse du travail physique, ils tombent dans tous les pièges, et multiplient les erreurs de conduite sur leur exploitation. Les nombreux organismes qui encadrent la profession leur demeurent étrangers. L’agriculture est un monde professionnel complexe et opaque désigné par les pronoms ’ils’ et ’on’. Adhérant au syndicat majoritaire (FDSEA) ils s’y trouvent en position de marge, et membres des structures coopératives, ils sont les exécutants de donneurs d’ordres et les victimes en première ligne de la politique de quotas. L’ouverture aux opportunités suppose une certaine maîtrise du temps et de l’espace (des ressources sociales, culturelles et financières, une connaissance du milieu ou une capacité d’adaptation). En son absence, cette ouverture devient source d’incertitudes, et en terre étrangère, exposition aux risques d’abus de confiance.

A (aîné) et C (cadet), installés en chèvres sur la zone d’étude, après avoir fait des lapins, et divers légumes en intégration .

Ayant acheté une exploitation pour y installer ses fils, tout en continuant à travailler à l’usine (voir plus haut) le père échappe de peu à la mort, d’avoir trop attendu pour soigner son coeur fatigué (il restera paralysé). Pendant les deux premières années d’installation, il travaille le jour à l’usine (Lyon), la nuit il a fabriquer des cages à lapin, et le week-end il accourt sur l’exploitation (Drôme) pour prêter main forte au restant de la famille. La maison (une seule pièce habitable, dalle de béton, sans eau chaude), achetée au prix fort (400 000 francs) avait été sabotée avant leur arrivée par des agriculteurs locaux, pour en faire baisser le prix et se partager les terrains attenants. Le droit de captage de la source qu’on leur a signifié par oral lors de l’achat, seul point d’eau pour leur bêtes et pour eux mêmes, leur sera retiré par le conseil municipal, déclarant que ce droit ne fait l’objet d’aucune preuve écrite.

Héritiers d’un statut de salarié en milieu ouvrier, ils font ce qu’on leur dit de faire (système d’intégration où ils ne sont que les exécutants de donneurs d’ordre). Cet héritage les expose encore davantage aux risques d’exclusion et de pauvreté, car l’appartenance à la profession agricole suppose l’habitude de la négociation et de la gestion de son outil de travail.

L’absence d’héritage patrimonial (terres, outils de production, savoir-faire, reconnaissance local) accentue encore leur difficulté : le temps leur manque pour acquérir tout ce qu’ils n’ont pas. Plus le temps passe et plus les difficultés s’accumulent et acculent à des situations inextricables, moins le départ est envisageable. On s’attache alors à ce que l’on a, car ce peu a été acquis au prix (humain) fort. Partir maintenant ce serait, reconnaître que tout cela n’a servi à rien.

Compensant ce manque de temps, par un acharnement au travail sans bornes, ils se sont enfermés dans leur exploitation. L’entregent n’étant pas le point fort des ’gens de peu’, l’acharnement au travail peut, de manière inattendue, participer à leur exclusion. Enfermés dans leur exploitation, bientôt isolés de leur milieu environnemental et familial, aucune transaction relationnelle n’a lieu, et le décalage s’accroît entre l’identité pour soi (des ’professionnels de l’agriculture’) et l’identité pour autrui (des ’gens de la ville bourrés de pognon’ ; puis ’des exclus de la ville assistés’).

Ouvrier des champs et paysans du cru : typification réciproque décalées, processus d’exclusion et violence

Et ce navire qui a largué les amarres avec son milieu, semble poursuivre sa course à la dérive.

L’identité, ici revendiquée en référence à des liens familiaux et à une profession dont on ne maîtrise ni pour l’une ni pour l’autre la pérennité, est fort fragile. Tout en étant ’attachés’ à ce nouveau milieu de vie, celui-ci reste vide de sens identitaire, alors même que la ville, que l’on a tout fait pour quitter, devient un ailleurs inaccessible.

A et C.

L’ironie du sort veut que ces deux frères, ouvriers des champs, marginalisés par les héritiers du milieu agricole, soient soumis à l’un des maux les plus caractéristiques de la petite paysannerie pauvre : le célibat forcé. Ils sont dans une situation de double isolement. Dans leur environnement proche, ils se sentent en retard sur leurs collègues agriculteurs, mariés et pères de famille. Dans leur environnement familial, ils se sentent en rupture vis-à-vis du modèle parental. Sans femme et enfant à nourrir, pas de motivation pour s’en sortir. Sans situation stable, il leur est impossible et interdit de fonder une famille. Les modèles familiaux qui s’exposent à eux dans la proximité du village leur demeurent inaccessibles (Comment trouver une alliée, alors que tout le monde les sait dans la misère ?) et les modèles parentaux ne sont pas davantage à leur portée, vivant dans des univers sans comparaison possible. Attachés à un milieu qui n’est pas le leur, en rupture avec le milieu et le modèle familial, ils sont en proie à l’éclatement identitaire à l’oeuvre dans certains milieux immigrés.

Ce n’est pas le ’choix d’une autre vie à la campagne’ qui a été ici au principe de la migration, mais le projet d’accès à une profession et à un statut, ouvrant les voies à une ascension sociale. Le mode de vie adopté une fois installé n’est pas raisonné en fonction de la mise en scène d’un ’avoir moins260 en rupture avec le modèle urbain ( vivre mieux en consommant et en gagnant moins selon l’idéologie néo-rurale). Il est au contraire élaboré en référence aux normes du modèle agricole classique (modernisation, investissement dans le matériel et recherche d’agrandissement) et en référence aux revendications d’une égalité d’accès au mode de vie urbain, qui traversait le monde rural à l’époque où subsistait encore une forte différence entre les deux styles de vie 261. Porteurs d’un combat d’arrière-garde, ils sont marginalisés dans la planète néo-rurale ; portant les stigmates des étrangers au milieu ou des exclus de la ville, ils sont rejetés par le monde agricole.

’Néo-ruraux’, ’retour à la terre’ voici en effet les expressions derrière lesquelles se cachent des itinéraires et des identités fort différentes. Ces catégories servent à désigner et parfois à stigmatiser ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont perçus comme étrangers au milieu. Ces ouvriers des champs, bien qu’ils partagent avec d’autres l’expérience d’une vie urbaine et de l’installation à la campagne, sont plus proches de certains touristes rencontrés sur la zone que d’autres migrants. Au-delà des catégories de perception première (touristes et agriculteurs), ils sont les uns comme les autres immergés dans un monde où il n’y a pas d’ailleurs possible, et demeurent fortement attachés à des liens et à des lieux fragiles.

Notes
255.

PAUGAM S., 1991 - La disqualification sociale - Essai sur la nouvelle pauvreté sociale. PUF, Coll. Sociologies, 254 p.

256.

CASTEL.R., 1995 - Les métamorphoses de la question sociale - une chronique du salariat. Ed. Fayard, coll. L’espace du politique. 490 p.

257.

GRIBAUDI M., 1987 - Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 264 p.

258.

ANDERSON N., 1993 - Le Hobo. Sociologie du sans-abri. Ed. Nathan, Coll. Essais et recherches, Série Sciences Humaines, 319 p.

259.

WEBER F., 1986 – ’Le travail hors de l’usine. Bricolage et double activité.’, in : Cahiers d’économie et sociologie rurales, n° 3, décembre, p. 22.

260.

AUCLAIR E., DURAND F., VANAONI D., 1998 - Le logement et l’insertion en milieu rural des exclus de la ville. Recherche sociale n° 145, janvier-mars , FORS, 95 p.

261.

REMY J., 1993 - ’Le rural et l’urbain : entre la coupure et la différence : la métamorphose des relations villes/campagnes’, in : Espaces et sociétés, n° 72, pp. 31-46.