Touristes sur la zone et évoluant dans un univers ouvrier et urbain le reste du temps, ces trois couples (mariés avec enfants, de trente, quarante et soixante ans) sont marqués par la fragilité de leur attaches et l’incertitude de leur devenir. Maîtrisant peu leur environnement (professionnel, familial, résidentiel), ils tentent sans y parvenir de tisser des frontières leur assurant une aire de relative sécurité (par l’accès à la propriété, et la fidélisation sur la zone d’étude). L’attachement se traduit là encore par la solitude : si certains sont seuls au milieu de tous (paysan du cru), et d’autres, seul contre tous (néo-rural en transfert), ils sont, eux, loin de leur famille.
On constate dans les parcours une rupture au lieu d’origine et un éclatement familial (dispersion géographique des enfants, divorce des parents, rupture du père vis-à-vis de sa fratrie). D’origine et/ou de condition ouvrière, ils ont connu le chômage, la mobilité contrainte pour suivre leur usine (délocalisation), la vie en HLM, l’endettement pour accéder à la propriété dans ce qu’ils croyaient être la campagne, avant que la ville ne les englobe de nouveau dans son cortège de périurbanisation et de cités dortoirs.
Tous ont été attachés à un moment donné à l’espace périurbain, qu’ils ont cherché à quitter. L’espace de référence correspond à une trilogie où s’opposent la ville centre, la banlieue, et la campagne. L’esthétique des lieux est perçue à travers ce qui manque dans leur espace de vie quotidien : la verdure lorsqu’on a été enserré dans le béton de la banlieue ; le luxe et le dynamisme des grandes villes lorsqu’on a connu le déclassement professionnel.
Cherchant l’accès à un ailleurs social, ils se heurtent toujours à la même frontière : difficulté d’accès aux lieux convoités (les thèmes de l’argent et du temps qui manquent reviennent dans leur discours), et difficulté à entretenir des liens par delà les distances. La frontière est celle d’un temps perdu : perdre sa vie à la gagner (absence de loisirs), rattraper ce temps perdu dans l’espace secondaire où l’on accède au luxe de ’ne rien faire’, calculer au mieux les temps de trajet entre lieu d’emploi et lieu de résidence.
Ils naviguent à vue (changeant de ville et d’emploi au gré des entrées et des conseils des uns ou des autres) et se retrouvent finalement seuls. L’errance se traduit alors par la fuite en avant, le mouvement permettant, seul, de redevenir maître de son temps.
Monsieur Renod, mécano à Grenoble, est né dans cette ville. Sa famille d’origine italienne, s’est dispersée et il n’entretient plus de relation avec elle.
Qu’il soit sur son lieu de résidence secondaire ou sur le lieu de résidence principale, on observe le même ’détachement’, qui n’est pas synonyme de distanciation. Il s’agit du malaise lié au fait d’être ici, faute de mieux, faute de pouvoir accéder à d’autres lieux et milieux plus valorisants.
’Quelque chose qui m’attire, il faut que ça me flashe’.
Relance: Et qu’est-ce-qui vous flashe ici ?
’Ben là je prends ma voiture et je suis tout de suite à Sisteron’.
Relance: Vous allez y faire des visites à des connaissances ?
’C’est pas des visites, mais c’est partir d’ici, pour dire de partir d’ici, j’suis pas fixe, il faut que je bouge, sinon ça va pas, je tourne en rond, je perds mon temps’.
Malgré le contexte fort différent, le sens de cette ’fuite dans le mouvement’, est semblable à celui que produisent certains jeunes des banlieues qui tentent d’échapper par la circulation et le réinvestissement de la ville centre à la ségrégation urbaine262. La mobilité symbolise pour les uns comme pour les autres la possibilité de construire un nouvel espace de référence.
’J’y suis pas attaché, Grenoble, c’est comme mon boulot, c’est platonique. []Avant quand j’étais responsable import-export (avant son licenciement) je bougeais sur l’Europe entière’. – Certes pas ’attaché’ sur le plan affectif, il s’y trouve pourtant ’attaché’ socialement. C’est aussi dans sa dimension sociale, que cet ’ailleurs’ tant convoité prend son sens:
’Ce qui me plairait, c’est le sud. Tous les frères et soeurs de ma femme, qui ont réussi, ils sont dans le sud. Nice ça m’aurait plus. Il faut aller là où y’a de l’avenir’.
Relance: Et vous y êtes déjà allé ?
’Ouais, la 1ère fois j’étais descendu voir un ami d’enfance en 1974 . Je l’ai plus revu, mais je me suis attaché à la ville, même si j’y ai pas d’attache. Ma mère y habite, mais les relations sont pas bonnes. Alors j’évite d’y aller. Mais je vais toujours dans sur la côte l’été. Là-bas c’est dynamique, les villes sont riches. Moi j’y ai une caravane à l’année’.
La proximité spatiale avec un monde auquel on rêve d’appartenir revêt une signification presque ’magique’. Comme l’expliquait J. Rémy263 à propos des paysans pauvres entassés dans les bidonvilles, ils pénètrent dans l’Eldorado de la ville à proximité de la haute société : ‘’en croyant que celle-ci peut provoquer, induire cette appartenance de la même manière que d’aucuns pensent participer à la sacralité en touchant des reliques’ !’
L’appartenance s’exprime en termes d’accommodement au lieu habité. Sans être d’ici, on est ici, alors on s’y fait. L’environnement étant dévalorisé et dégradé (banlieue, cité HLM), on investit fortement l’intérieur en y apportant tout le confort matériel que l’on n’a pas à l’extérieur. A cet univers intérieur s’articule la recherche d’un ailleurs, celui auquel on accède dans l’espace-temps secondaire.
L’espace secondaire est certes un ailleurs, mais il n’est qu’un substitut de lieux restés inaccessibles. Ils viennent sur la zone parce qu’ils ne peuvent pas aller ailleurs (la côte d’Azur, les périples entre amis en des lieux changeants), et finalement ’ils s’y sont fait’. Attachés à des liens fragiles, ils vont là où les porte le vent, et se ’plantent’ là où on les a laissés.
Une vie d’ouvrière, une carrière au camping
Madame Paulette, retraitée, ouvrière en usine dans la banlieue parisienne. 66 ans, revient depuis 22 ans au même camping sur la zone
Au début de sa carrière, en 1955, ’on trouvait du boulot où on voulait, mais on ne trouvait pas de logement. Après il a fallu aller là où est le travail, qui se faisait rare’.
Née à Paris, partie avec ses parents ouvriers en banlieue, puis revenue dans la capitale à 17 ans comme servante (nourrie, logée, blanchie), elle devient ensuite vendeuse près d’Orly, et y rencontre son mari au service militaire (originaire de l’Aube, il n’entretient plus de relation avec sa famille). Elle se marie à 20 ans (naissance du premier enfant).
Après avoir habité un an dans une chambre d’hôtel, ses parents leur trouve un petit appartement (HLM) dans la banlieue, où ils resteront pendant 20 ans. Embauchée dans la même usine que son époux dans le val de Marne, elle aimerait accéder à un logement plus grand et surtout quitter ’la ville’. Mais avec quatre enfants, cela s’avère difficile. En 1991 lorsque l’entreprise installe une autre usine à Nevers, leurs espoirs d’y être embauché, pour ’aller à la campagne’, sont déçus. Ils achètent alors un petit pavillon de banlieue (Val de Marne) proche de leur usine (en temps de trajet). La banlieue parisienne qu’ils n’ont pourtant pas quittée pendant leur vie active, reste un univers vague, homogène, une périphérie qui s’étend. Elle ne connaît pas les noms des départements dans lesquels elle a résidé ou travaillé et les désigne par le numéro minéralogique.
A leur retraite, ils projettent de venir habiter ici (sur la zone d’étude) mais hésitent de peur d’être trop loin de leurs enfants. Ils s’installent alors dans le Cher à côté d’une collègue de travail. Ils accèdent enfin au ’luxe’ de la campagne, mais ils succombent à l’isolement, les visites de leurs enfants se faisant rares.
Leurs pratiques secondaires sont soumises aux même contraintes : sociabilité qui s’entretient dans la proximité, liens fragiles et lieux difficiles d’accès.
’On emmenait tous les ans les enfants en camping, en Dordogne, en Corrèze, en bord de Loire : on allait pas trop loin parce qu’on avait des voitures d’occasion : on pouvait pas descendre trop bas’.
Pendant 13 ans, ils sont partis avec les collègues de son mari, ’mais sans enfants’. Ils changeaient alors de destination d’une année sur l’autre, pour ’voir du pays’. Mais un beau jour:
’on n’a pas compris pourquoi, ils nous ont laissé tomber. Alors c’est pour ça qu’on s’est retrouvé ici, alors après on n’a plus eu envie tout seul de partir à droite à gauche. On est arrivé ici il y a 22 ans et on n’a plus bougé, on est bien ici et puis ça nous dit plus rien : tracter la caravane... On viendra tant qu’on pourra camper’.
Commence alors une carrière au camping. Le camping gagne en confort; on accède soi-même au luxe de la caravane autrefois réservé à l’élite. On s’identifie alors à ce lieu, qui permet dans cette enclave de sécurité, de reconstruire un espace temps biographique d’ascension et de progrès.
’J’ai débuté, c’est tout juste si y’avait les water, y’avait pas l’eau chaude, des caravanes y’en avait très peu : on les parquait y’en avait une dizaine et on disait que c’était les riches (rire)’.
Relance : Maintenant vous êtes tous riches ?
’Et oui, on est tous riches maintenant (rire)’.
Pour autant, ce lieu ne devient toujours pas le pôle de retrouvailles familiales qu’ils espéraient.
L’une de ses filles (agent comptable), reste à Thonon où ’elle a tout’, l’un de ses fils, boucher, préfère ’partir en grand confort, avec le Club Med’. Quant à son autre fils, d’après elle, il aimerait bien venir ici mais sa belle-fille ’n’aime pas le camping, elle est plutôt location.’
Ce qu’ils s’approprient dans leur espace secondaire ou primaire, c’est l’espace limité qu’ils peuvent se rendre familier. Que cet espace soit délimité par le camping ou par des circulations entre lieux habituels, il permet de tenir à l’écart l’étranger, l’inconnu. On cherche peu le dépaysement, lorsqu’on est déjà largement soumis à l’imprévisible dans sa vie professionnelle ou familiale.
La circulation entre deux pôles familiers (primaire et secondaire) n’est pas pour autant synonyme d’une temporalité circulaire. Bien que leurs lieux soient à eux (propriétaires de leur maison, caravane à l’année sur leur camping), ils y sont toujours exposés aux risques de la solitude et à ceux de l’envahissement.
L’appropriation des lieux, primaires ou secondaires passe alors par la clôture (autour du camping, de leur caravane, de leur pavillon), qui protège de l’imprévu, de l’inconnu.
La recherche de clôture pour ceux qui n’ont qu’un territoire incertain à opposer à la fragilité de leurs liens et à l’incertitude d’un temps digital, passe ici par une haie de sapins:
(Madame Paulette)
’On a acheté la maison pour que les enfants viennent nous voir, mais ils viennent pas beaucoup. Je sais pas s’ils la reprendrons après. Et pis au début c’était la campagne, maintenant c’est que construction. Mais on a du terrain autour. Moi j’ai planté des sapins: c’est joli et sa pousse bien, ça pousse assez vite par rapport à un arbre fruitier, ça pousse plus vite’.
Les sapins ou le thuyas qui prospèrent aux abords des pavillons de ces ’attachés’ sont un symbole plus important qu’il n’y paraît. L’attachement aux lieux n’y est pas un signe d’ancrage pérenne, et ces maisons de carton ne sont pas des patrimoines que l’on transmet. Quelle utilité alors de planter un arbre dont on ne verra pas les fruits ?
Autres lieux (espace secondaire), autre frontière :
’Pour être bien sur la Côte, il faut avoir sa caravane, un enclos comme çà, mettre sa voiture dessus et circuler à vélo, un canevas devant un canevas derrière, terminé’.
Monsieur Renod.
Mécano à Grenoble, vivant en appartement dans la banlieue, et ayant deux caravanes à l’année (entourées d’une clôture) l’une sur la zone, l’autre sur la Côte d’azur.
KOKOREFF M., 1993 – ’L’espace des jeunes’, in : Annales de la Recherche Urbaine, n° 59-60 - juin-sept, pp. 171-179.
REMY J., VOYE L., 1978 – ’Distance spatiale, distance sociale’, in : Recherches Sociologiques, n° 1, pp. 27-44.