523. La figure du garde-fou (deux personnes)

Elle partage avec les précédentes une certaine notabilité locale, mais elle garde néanmoins une certaine distance où se mêle l’esprit critique et un certain malaise. Ces deux personnes portent la crise identitaire des ’néo-ruraux’ qui accèdent au pouvoir local. C’est en cultivant une certaine marginalité au sein même des instances du pouvoir qu’ils parviennent à résoudre ce hiatus. Cette marginalité assumée est la dernière frontière qu’ils peuvent opposer à leur notabilisation, afin de maintenir le cap idéologique (à gauche) du groupe des ’installés’ qui participent aux côtés des notables autochtones à l’édification du pays diois.

Issus de la même génération (la quarantaine passée) ils sont arrivés de Paris avec une expérience professionnelle déjà importante, et ont cherché ici à tourner une page. C’est le ’ras le bol’ de la vie urbaine et de leur métier stressant qui les y a conduit. Ce n’est pas l’envie de construire en un lieu précis un projet professionnel qui les a guidé, mais le besoin de ’changer d’air’, de quitter la société salariale et urbaine. Le lieu s’est ensuite fixé par les hasards des réseaux d’amis. L’attachement au lieu n’est pas ici synonyme de renoncement à une carrière, mais d’une rupture assumée avec une vie passée (de banlieusard, salarié).

Monsieur Barnabé, éducateur spécialisé pendant 8 ans à Paris, avant de s’installer sur la zone pour y reprendre une activité de restauration

Ayant une formation plus courte que les premiers, et une longue expérience professionnelle, ils se considèrent comme les ’chevilles ouvrières’ et les ’garde-fou’ des ’néo-notablisés’.

Leur appartenance se construit dans un entre-deux. Appartenant à des professions peu valorisées dans ’l’intelligentsia néo-rurale’ (entrepreneur en BTP, opérateur touristique), ils sont proches de certains artisans locaux avec lesquels ils partagent l’expérience de la dure concurrence locale et de la loi du marché. Migrants arrivés avec la volonté de mettre à distance la société salariale et urbaine, ils sont identifiés par les ’locaux’ comme des étrangers, contestataires, accédant de surcroît au pouvoir local (maire, et conseiller municipal).

Cette position de garde-fou s’exprime différemment néanmoins pour chacun, du fait de parcours d’intégration différent.

Le premier revendique explicitement son identité ’d’étranger’. Etranger vis-à-vis de la société locale qui l’a rejeté, lui et son associé, et l’a obligé à faire le deuil de leur projet ’utopique’ de départ et à entrer dans la course concurrentielle et à devenir le chef d’entreprise libéral, qu’il avait fuit en quittant son ancien métier (salarié d’une grande entreprise de bâtiment et travaux publics). Les ’mains dans le cambouis’, il est marqué de ce fait par une certaine ’impureté idéologique’ aux yeux de l’intelligentsia locale, vis-à-vis de laquelle il ne peut être que le chauffeur.

Monsieur Rougeot, entrepreneur, ayant été salarié dans une grande entreprise du bâtiment à Paris, associée à une autre néo-rurale.

La position du second se construit dans l’articulation entre plusieurs dimensions biographiques de sa vie. Il garde de son ancienne profession d’éducateur, le militantisme social que les autres migrants, notabilisés, paraissent à ses yeux susceptibles d’oublier. S’il a investi le pouvoir local, c’est au sein de la commission cadre de vie, qu’il estime un ’peu en marge du système’, en charge d’une mission de développement social. Devenu lui-même hôtelier-restaurateur sur sa commune, il garde une attitude prudente quant au développement touristique. Migrant devenu maire de son village, il ménage les craintes locales vis-à-vis des différentes facettes de ’l’étranger’ qu’il peut incarner : néo-rural accédant au pouvoir, opérateur touristique participant à l’envahissement de la zone.

Monsieur Barnabé

Evoquant son élection à la mairie, qui a soulevé les craintes d’une partie de la population locale :

Le ’nous’ et le ’on’ traduit bien leur appartenance au noyau des néo-ruraux en cours d’accession au pouvoir local, mais ils y restent en marge. Ils n’appartiennent pas pleinement à une communauté existante ou à faire exister comme les précédents, mais ils sont en tension entre l’intérieur et l’extérieur de cette communauté.

Ils s’inscrivent dans une temporalité plus linéaire que les précédents. Leur ’immersion en marge’ dans le pouvoir local les inscrit dans une temporalité linéaire. Il ne s’agit pas de préserver l’héritage des anciens dont on se sent dépositaire (néo-notabilisés) mais de faire ’bouger les choses’ en référence à l’expérience d’une intégration locale difficile et en référence à ne expérience professionnelle antérieure (en lien avec le public en difficulté).

Ils ont fait souche et ne veulent pas repartir ailleurs, ayant monté ici une activité coûte que coûte et s’étant bien intégrés ou y ayant suffisamment perdu pour avoir mérité d’y rester. Ils expriment de manière très pudique leur appartenance locale, conscients d’avoir été et de rester des étrangers, mais conscients aussi du fait qu’il serait difficile de repartir.

Monsieur Rougeot

Son associée (néo-rurale, parisienne) participe à l’entretien. Elle paraît jusque là plus modérée que lui, quant aux difficultés de vivre et de s’intégrer ici. Mais il faut préciser qu’elle réside dans une autre commune, où les néo-ruraux sont majoritaires. Mais lorsqu’on aborde la question du ’re-départ’ éventuel, les positions s’inversent, montrant l’attachement du premier, et le rapport plus distancié de la seconde.

Leur espace vécu est réticulaire. Ils font référence à leur commune (lieu de vie quotidienne, et lieu d’expérience de l’intégration) et au Diois (lieu d’investissement associatif, politique), tout en étant reliés à de multiples réseaux. Ayant accédé à certaines fonctions politiques dans leur commune et dans les instances du pouvoir local, ils maintiennent de nombreux réseaux parmi les migrants qui se tiennent à distance des notables locaux.

Leur rapport à la frontière est plus ambigu que les précédents. Ils sont partagés entre l’ouverture et la fermeture, en raisons, à la fois de considérations d’ordre biographique (difficulté d’intégration et esprit de revanche sur le conservatisme local), professionnelle (exposition à la concurrence, mais dépendance vis-à-vis de la fréquentation touristique de la zone) et politique (accès à des mandats politiques qui incite à la prudence dans le discours).