531. La figure de la tribu installée dans la vie

Elle se caractérise par un attachement au lieu d’origine, associée à des liens familiaux et à une région à forte identité historique et culturelle (Bretagne, Savoie, Région Marseillaise...). La temporalité est circulaire et est marquée par une forte reproduction intergénérationnelle Lorsqu’il y a transmission des appartenances au lieu d’origine, les racines sont agricoles ou rurales et, si l’on quitte le village natal, c’est pour s’établir dans le bourg voisin ou à la périphérie de la ville la plus proche. Dans le cas inverse, ce sont les appartenances professionnelles qui se transmettent (sur trois générations, et parfois des deux côtés) tout en changeant de ville.

Les temporalités biographiques mais aussi quotidiennes sont circulaires. Les journées ou les semaines sont réglées selon des rythmes réguliers, des horaires précis. Il y a un temps et un lieu pour chaque chose. L’imprévu est ainsi tenu à distance.

Ces tribus sont constituées d’un ou de plusieurs couples. La quasi totalité des couples (sauf un) sont double actifs et l’ensemble appartient aux classes moyennes (salariés comptables, institutrices, aide maternelle, policier, salarié du commerce). Afin de préserver l’unité familiale, on cherche une articulation des temporalités des deux conjoints. Les activités, de loisirs, parfois professionnelles, sont étroitement imbriquées. Pour certains, les horaires de travail sont souples, ce qui permet des aménagements pour passer plus de temps avec les autres membres de la tribu. Pour d’autres, la conjointe travaille à la maison et adapte ses horaires à ceux de son conjoint. Tandis que d’autres sont salariés de la même entreprise, appartenant qui plus est à l’oncle de l’un d’entre eux.

A travers la tribu, on cherche à se préserver des atteintes à la cohésion et à la pérennité du groupe. L’urbanité et la mobilité en sont les vecteurs potentiels. La frontière est une barrière protectrice qui ne cesse d’être mise en péril par l’étranger.

Monsieur Vilterloo, belge résident secondaire sur la zone

Il vit avec sa femme dans la couronne périphérique de Bruxelles. Il est artisan chauffagiste (elle, après avoir occupé divers emplois de vendeuse et femme de ménage, ne travaille plus). Ils se sont connus à 14 ans dans une fête foraine dans le village dont ils sont originaires tous les deux. Ils ont construit leur maison il y a 20 ans à la périphérie de Bruxelles, Bruxelles étant en proie à la ’ghettoisation’ du centre, et ses périphéries au contraire en voie de ’gentrification’.

  • ’L’étranger c’est celui qui vit d’aide sociale, il est partout chez nous. Le centre de Bruxelles c’est une catastrophe, y’a plein d’immigrés qui ont envahi le centre. Alors nous là où on habite, c’est la 4ème couronne, c’est pas les banlieues comme à Paris. C’est des communes éloignées et résidentielles’.

Pour s’en préserver, on cultive le ’chez soi’ d’une maison individuelle. On entretient une sociabilité de proximité et élective. On tente au mieux de réduire le temps de travail, pour préserver la sphère des loisirs auxquels on s’adonne en famille et avec des amis de longue date.

Monsieur Viterloo, belge, résident secondaire sur la zone

  • Alors y’a quelque chose que je comprends pas en France. Quand on vient ici, on sait que jusqu’à 15 heures c’est pas la peine, tout est fermé. C’est dingue, les gens ici ils perdent du temps, de l’argent, ils font 20 km pour rentrer manger chez eux à midi. Nous en Belgique, on s’arrête pas le midi, on mange en vitesse, et à 16 heures je suis de retour chez moi.

Relance et qu’est-ce que vous y faite?

  • Avant de rentrer je passe toujours à U. (commune d’origine) voir les copains, pis après à 18 heures on mange ensemble et comme ça on a toute la soirée pour nos activités.

On évite la grande ville autant que la migration (résidentielle, inter-régionale). Lorsque l’on doit céder aux exigences d’une mutation professionnelle ou d’une insertion sur le marché du travail, on revient dès que possible au lieu d’origine, ainsi en va-t-il pour soi, et pour ses enfants. Et lorsque le lieu d’emploi se trouve en ville, on réside à sa périphérie, dans une commune ’à taille humaine’, plus calme et parée des attributs de la campagne (verdure). On y préserve aussi les enfants de la violence, et de la délinquance urbaine.

La préservation au sein de la tribu n’empêche pas de voyager, bien au contraire. La quête de l’autre, est aussi une quête de soi comme l’explique F. Michel270, mais elle est ici orientée vers la consolidation de l’unité de la tribu, par l’épreuve de l’altérité. Tous recherchent le ’dépaysement’ par rapport à leur quotidien, mais chacun le prépare, le planifie, le balise de telle sorte que l’exotique soit domestiqué. Les lieux peuvent changer d’une année sur l’autre ou être les mêmes depuis longtemps, ils sont toujours agencés de la même manière dans le calendrier, ce qui permet à chaque membre de la tribu de se rendre disponible (poser ses congés) et d’en organiser le séjour (consultation des guides touristiques, repérage des lieux, réservation). Les lieux du voyage sont choisis et perçus en référence aux éléments naturels : la géographie, le climat, le paysage sont les attributs que l’on vient y chercher. Les lieux du voyage sont également choisis en fonction des activités proposées et de leur adéquation aux centres d’intérêts de chaque membre de la tribu. Il s’agit d’assurer le repos des parents tout en sachant les enfants en sécurité ou de prolonger dans le temps des vacances leur éducation en s’assurant de la qualité des prestations offertes.

Monsieur Zampani, d’origine italienne, en séjour dans un centre de vacance sur la zone.

Il réside en Haute Savoie, dans le village d’origine où il a fait construire à proximité de ses frères, sur le terrain hérité de son père agriculteur. Sa femme est salariée comptable, et lui-même travaille trois jours par semaine (a refusé de déclarer sa profession, qu’il définit comme ’un métier normal’). Le reste du temps, il joue de la musique et se représente avec sa fille dans les villages alentours. Ils partent en vacance dans des lieux différents, mais toujours dans des centres d’activités (culturelles, sportives) appartenant au même organisme.

  • ’On a toujours essayé de protéger notre temps libre mais plutôt que de mettre notre enfant n’importe où dans un milieu qui nous paraît douteux, on a préféré se priver et s’organiser différemment : on a cherché un juste milieu’.

On voyage toujours en tribu : c’est son unité et sa cohésion retrouvées en ces temps de vacances, que l’on vient avant tout célébrer, ici ou ailleurs. Selon les modes d’articulation entre l’espace de vie quotidien, et l’espace secondaire, on peut distinguer deux cas de figure.

Ceux dont l’espace de vie quotidien est marqué par une forte mise à distance de l’imprévu et de l’étranger, recherchent le dépaysement mais s’en préservent par le maintien des frontières de la tribu. Ils visitent des lieux et ne font pas de connaissances en dehors de la tribu. Ils recherchent le dépaysement à travers les paysages (des Bretons auxquels il faut ’un peu de montagne’ dans l’année), à travers le climat (des hollandais auxquels il faut du soleil, et qui fuient les régions ’trop vertes’, c’est-à-dire trop pluvieuses) et même à travers les ’gens’ comme l’illustre le cas suivant.

Monsieur et Madame Lemel, bretons, touristes en transit sur la zone.

Tous les deux sont originaires de la Bretagne et y sont ’très attachés’. Ils habitent une maison en périphérie de Brest. Ils ont une résidence secondaire sur le lieu d’origine où ils retrouvent leur famille chaque week-end, à proximité de leur résidence principale. Lui est policier et elle assistante sociale. Ils partent chaque année avec leur caravane en famille (deux enfants), avec un itinéraire qui se décide au fil du voyage. L’important étant de descendre au sud, et de se retrouver entre soi. Ils ne restent jamais
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sur le même lieu plus de deux ou trois jours et ne font guère de rencontres. Les ayant rencontré par hasard la veille alors qu’ils s’étaient égarés, guidés uniquement par l’attrait des montagnes, ils se sont posés pour la nuit dans un camping où nous les avons retrouvés le lendemain matin, alors qu’ils s’apprêtaient à partir ailleurs.

  • Elle: ’Moi ce que je cherche c’est un changement par rapport aux gens que je côtoie. Dans mon travail je vois que des gens avec des histoires cassées. Et pendant mes vacances j’aime bien voir des gens normaux qui vivent simplement. Et puis j’aime bien aussi aller voir les coins où les gens sont riches. Je dis j’ai envie d’aller voir les riches : Fort Calquier, St Tropez. J’ai très peur d’y aller parce que je me dis je vais paraître plouc là-dedans, pas du tout. C’est un spectacle : le spectacle est dans la rue’.

Ceux qui sont dans leur vie quotidienne confronté à une urbanité mal vécue ou dont le lieu d’origine a été fortement urbanisé, ont acquis une résidence secondaire qui devient l’espace de ’préservation’ de la tribu.

Ils ont choisi le lieu pour sa tranquillité, son climat, son environnement ’naturel’, dans une commune retirée. Ils y reçoivent les membres de leur tribu (les enfants, les amis anciens). L’urbanité de leur environnement quotidien est associée au sentiment d’insécurité, au stress, au manque de temps, au changement qui défait l’univers familier d’origine et les liens tissés dans la proximité. La secondarité en un lieu rural et enclavé, permet de s’en préserver. Lieu de préservation de leur tribu, la zone doit à leurs yeux être préservée de tout développement industriel ou touristique trop massif. C’est un conservatoire qui doit être mis sous cloche de verre.

Deux tribus ont un lien ancien avec la zone, et leurs parcours nous semblent particulièrement éclairants pour comprendre la recherche de préservation qui anime les tribus contemporaines.

Une tribu de Marseille

Les racines marseillaises de ce couple s’étendent sur deux générations. Le grand–père de Lui, pied noir, est rapatrié sur Marseille, alors que les grands-parents de Elle sont des réfugiés du fascisme (grand-père) et du franquisme (grand-mère) qui s’établirent à Marseille. A partir de là, les deux familles (fratries comprises) ne bougeront plus. Monsieur Gaspard, mécanicien dans la fonction publique à Marseille, est fils et petit-fils de mécanicien. Après avoir travaillé 15 ans avec son frère dans un garage, il connaît en 1975 le chômage (fermeture du garage) et passe alors le concours pour entrer au PTT. Il y entre en 1976 (comme mécanicien) et est muté à Paris. Il se fait loger chez son cousin avant d’obtenir un rapprochement de conjoint sur Marseille. Madame Gaspard, après avoir été ouvrière, est devenue aide soignante grâce à un contrat emploi solidarité. Ils n’ont guère eu le temps de sortir durant leur vie active, et étant à la retraite, ils aspirent au repos. Ils ont vécu dans la maison de sa mère jusqu’à ce qu’une inondation en 1978 ne les oblige à déménager. Ils ont du alors se ’replier’ sur un logement HLM pour rester dans le même quartier à proximité de chez elle. Leur fils est actuellement au chômage. Ils n’ont jamais quitté leur quartier auquel ils se disent très attachés, mais celui-ci a bien changé :

  • Lui: ’Là où j’habitais c’était une campagne, maintenant c’est des grands ensembles. Là où ya le grand supermarché c’est là où je m’amusais quand j’étais gosse : c’était que des champs. Y’a qu’un seul truc qui n’a pas changé c’est là où je suis né, c’est là où habite encore ma mère, mais la population a changé. Tout le monde est parti dans les grands ensembles, ces petites maisons se sont vendues : c’est des classes moyennes qui arrivent.’

Ils sont toujours partis en vacances pour quelques jours seulement, dans le ’cabanon familial’ acheté par un cousin, aux environs de Marseille, et où toute la famille se retrouvait : ‘’ Quand vous avez un lieu où aller, vous vous écartez pas trop. Avant on allait à Port St Louis, une ville qui touche Marseille. Après y’a tout un tas de petits villages, qu’on connaît pas ou que de nom’.’ C’est en 1973 qu’ils découvrent la zone en allant chercher leur fils en séjour chez un ami, dans un village vacance construit par la Paroisse de Marseille. Ils y viendront trois ans en vacances, en variant les saisons pour ’vérifier’ l’agrément du lieu et du climat, avant de se décider à y construire leur résidence secondaire. Ayant peu de moyens, ils achètent à des amis du village vacance, un terrain nu en 1978, et doivent attendre 1984 avant de pouvoir acheter les matériaux nécessaires à la construction de leur maison. Ils la construisent eux-mêmes sans demander d’aide car ’un coup de main en vaut un autre’, et ils y passent tout leur temps libre pendant 4 ans. Depuis ils se considèrent comme très bien intégrés localement, lui étant au Conseil municipal. La première personne rencontrée fut le voisin, ancien maire et ’ parent des amis qui nous ont vendu le terrain’. M. Gaspard élargit son réseau local à partir de liens professionnels : l’adjoint au maire étant, comme lui, employé des PTT, il sympathise et entre ainsi dans les réseaux du pouvoir local. En 1992 il décide de voter sur la commune du lieu secondaire ’à cause de l’ancienne municipalité, qui se servait dans les caisses. C’étaient tous des néo arrivés dans les années 1980 et qui avaient investit la mairie. Mais ils sont repartis une fois qu’il n’y avait plus rien à gratter’. Une alliance en 1995 permet de remettre la commune aux mains des ’vrais villageois’, c’est-à-dire ceux vivant dans le village-centre (les néo vivants dans un hameau en altitude) qu’ils soient originaires du lieu ou résidents secondaires. Enfin chez eux et à l’abri de tout changement, ils inversent peu à peu le rapport entre espace secondaire et principal. A la question sur le lien entre le poids des résidences secondaires et la dévitalisation des villages, il répond en déplaçant la frontière de l’appartenance. Le clivage principal n’est pas tant entre ceux d’ici et ceux d’ailleurs, mais entre les ’touristes hollandais’ qui envahissent la zone sans retombée économique (ils s’approvisionnent ailleurs) et les résidents secondaires qui peuvent devenir un jour des ’permanents’. Dès lors son positionnement sur le développement local potentiel est clair. On peut y faire un peu d’élevage, qui participe en outre à l’entretien de l’espace, mais pas d’usine. Il n’est nullement besoin de favoriser le développement touristique, au contraire, car : ’le tourisme il se développe automatiquement, s’il a envie. C’est pas la peine de faire des projets, pour ramener quoi ? Une surpopulation à ne plus savoir quoi faire et pour un petit laps de temps. On veut faire de la France un pays de tourisme. Il faut garder nos campagnes, faut garder nos montagnes, il faut tout garder. Regarder quand vous voyez la côte d’azur, moi je l’ai connu : on était sur les plages, y’avait pratiquement personne, maintenant c’est que du béton, y’a plus un cm² de libre, j’appelle plus ça du tourisme’. Discours conservateur certes, mais la recherche de préservation sur une enclave qu’ils ont eu tant de mal à construire n’est-elle pas compréhensible au regard des transformations radicales dont ils ont été les spectateurs contraints dans leur vie et sur leur espace quotidien ?

L’évocation de son enfance nous livre les clés de son rapport à la ruralité comme lieu de préservation, et de l’investissement (en temps et en moyens) consenti pour accéder à une résidence secondaire. Il a connu la ’campagne’ à travers les ’bastides’, propriétés secondaires de la bourgeoisie marseillaise jalousement gardées par des clôtures : ’‘La campagne pour nous c’est tous ce qui est extérieur à Marseille : sans culture ou avec, alors que ’les campagnes’ c’est la ferme avec les terres autour et elles étaient toutes fermées avec des murs haut en pierre : toute la campagne était clôturée’. C’était des résidents secondaires de la grande bourgeoisie qui avaient leur domaine qui y mettaient leur paysan. Et, pour y rentrer, il fallait connaître, c’était tout clôturé, alors on allait chaparder’ .’

Ils sont donc passés de l’autre côté de la clôture, en construisant patiemment leur résidence secondaire et ne sont pas prêts à la laisser transfigurer, comme les bastides qu’ils ont vu disparaître avec l’urbanisation. Leur espace secondaire a constitué au fil de leur parcours un lieu important de préservation. Durant leur vie active, ils y recevaient la famille prolongeant ici la tradition des retrouvailles dans le cabanon de Port St Louis. A l’heure de la retraite, les temporalités s’inversent. L’espace primaire est le temps réservé à la famille (lui s’occupe de sa mère âgée) alors que l’espace secondaire devient le lieu de repos, et de retrouvailles entre amis villageois. Ils tiennent à séparer ces deux espaces de vie complémentaires ’‘car on arrive à un âge où on a besoin de repos : si l’on invite la famille ça n’arrête pas de défiler. Alors que là on invite quand on a envie, les gens viennent le soir et repartent après. Sinon ça n’arrête pas de défiler et ça fait plus des congés. En plus si on invite on est obligé d’inviter tous les membres de la famille, et ils viennent pour longtemps. Alors qu’à Marseille on est en appartement donc ils ne restent pas, et s’ils viennent c’est pas pour le cadre, c’est pour nous voir.’’

Les lieux entreraient-ils en concurrence avec les liens, un peu à la manière des gens très riches, toujours méfiants vis-à-vis des amitiés intéressées ? Leur maison secondaire dans laquelle nous nous sommes rendu possède les attributs des gens ’de peu’, qui sont parvenus au terme d’une vie de sacrifice à se constituer un patrimoine digne des gens riches : tout y est moderne, bien rangé, silencieux et vide... Les sacrifices acceptés, pour accéder à ce lieu secondaire, l’ont été parce qu’ils permettaient de mettre entre parenthèses leur condition ouvrière, dans l’espace-temps secondaire. Etant ici de riches propriétaires, et à Marseille de pauvres locataires, ils doivent maintenir à distance les deux espaces de vie. Le statut auquel on a accédé ici, préserve d’une sociabilité familiale envahissante et des tumultes de la ville qui malmènent les lieux des gens ’de peu’. La multi-localisation permet alors de se préserver de l’imprévu, de l’envahissement : il y a un lieu et un temps pour chacun des groupes fréquentés, et la distance établie entre chaque espace de vie (secondaire et primaire) joue le rôle d’une clôture entourant les groupes auxquels on appartient. La vie s’organise alors dans une boucle répétitive.

La tribu de cheminots

  • Les deux lignées familiales de ce couple (Monsieur et Madame Michalin) sont dans les ’chemins de fer’ depuis trois générations. Ils se sont rencontrés à l’école maternelle de Valence, où résidaient et travaillaient leurs parents. Leur jeunesse est marquée par l’univers de la ’cité des cheminots’ avec son école, ses logements, ses associations. Ils ne se quittent plus jusqu’au mariage. En 1970, sortant de l’école d’instituteurs, Mme Michalin est mutée dans un petit village de la Drôme où elle s’occupera des trois classes d’une école de campagne pendant 9 ans. Monsieur Michalin étant encore étudiant à Valence (licence et pionnicat) la suivra. C’est dans ce petit monde d’inter-connaissance que leurs deux enfants connaîtront leurs premières années, comme leurs parents à la citée des cheminots. Ayant échoué au concours du CAPES, monsieur Michalin intègre les chemins de fer grâce à son beau-père qui le fait entrer à la direction régionale de Montpellier en 1977. La tribu se regroupe alors là-bas, et elle obtient sa mutation dans une petite ville proche. Leur fils alors âgé de 10 ans vit très mal ce changement : ‘’C’était plus 50 enfants c’était 400. Moi je venais d’un endroit où on se connaissait tous, et j’arrivais dans un endroit où j’étais vraiment étranger’ ’. Pourtant il y fera ses études (école de commerce), y trouvera sa conjointe actuelle (agent d’assurance), son emploi (vendeur automobile) et y achètera une petite maison de banlieue, à proximité de ses parents. Et le fils de reconnaître ’ ‘Je suis plus Montpelierrien qu’autre chose, Montpellier c’est clair que pour moi c’est un village maintenant. Quand on est arrivé sur Montpellier ce qui me manquait, c’est des montagnes, des hauteurs. Bon on s’y fait’ .’ Le ’village’ fait référence à l’univers familier qu’il s’est constitué autour de sa commune de banlieue, lieu d’arrivée des parents et d’ancrage de la tribu, à ses collègues de travail (avec lesquels il partage ses rares loisirs), à son emploi qui grignote peu à peu l’espace et le temps ’résiduel’ qu’il peut accorder à son épouse et à sa jeune fille. Sa maison n’est pour lui qu’un lieu de transit. Trop petite à son goût pour y recevoir, il y passe peu de temps dans la journée, et continue à y recevoir des appels professionnels. ’‘la vie de la ville : un temps c’était métro-boulot- dodo, à Paris. On reproduit toujours les mêmes modes de fonctionnement mais adaptés à différents lieux et différents métiers. Moi c’est pas métro-boulot-dodo, mais c’est voiture-boulot-maison : on fait rien’ .’ Heureusement, il y a et il y a toujours eu les lieux et les temps de retrouvailles familiales et ceci, tant du côté maternel que paternel. La tribu se retrouvait du côté maternel chez sa grand-mère, dans le Vaucluse où elle avait suivi son mari cheminot, avant que celle-ci ne retourne ’chez elle’ dans l’Hérault, en y réaménageant la maison des arrière-grands-parents. En attendant que le lieu soit habitable, la soeur de Madame Michalin avait acheté un chalet dans le Vercors qui devint le lieu intérim de retrouvailles. Du côté paternel, le lieu des retrouvailles a toujours été le Diois, malgré l’absence de maison familiale. Monsieur Michalin y venait en vacances avec ses parents chez une cousine d’amis intimes, où ses parents venaient se ravitailler au sortir de la guerre (années 1950). Une fois marié, il continuera à y venir depuis la cité des cheminots de Portes-lès-Valence. Avec l’agrandissement de la famille, le besoin se fait sentir d’acquérir un ’lieu à eux’. Commence alors un périple sur trois communes, où ils louent à l’année une maison de vacances, en y étant à chaque fois délogés (mise en vente, travaux). En attendant de trouver une maison à acheter dans le périmètre délimité par les souvenirs familiaux (celui que Monsieur Michalin avait connu avec ses parents), ils achètent un camping-car comme ’substitut’. Ils voyagent alors vers des horizons lointains, au sein de cet espace ’à eux’ qui renforce l’unité de la tribu :

  • Madame Michalin : ’On a dit on trouve pas de maison dans le Diois, et bien on va acheter un camping-car et on va voyager. On a voyagé plutôt au nord, le cap Nord, l’Autriche, l’Angleterre...

  • Le fils : ’On était complètement chez nous, on reproduit le même schéma que ce qu’on a à la maison. On se dépayse totalement sans être perdu. Et puis c’est cette maniabilité qui est fabuleuse. Je n’irai jamais louer un truc. Depuis qu’ils n’ont plus le camping-car je préfère partir comme ça : on part 3 jours, on se tape la route, s’il faut on prend un hôtel.

  • Ego : Oui mais on t’as facilité tout jusque là. Tu prenais le camping-car, il était prêt à partir. On te le préparait. Même quand on louait à l’année, on était chez nous en fait, c’étaient nos meubles..’

Arrive enfin la maison secondaire où ils résident actuellement. Trouvée par agence en 1997, elle est située dans un village hors du périmètre envisagée, mais suffisamment grande pour y loger toute la tribu (parents, enfants, conjoints et petits enfants). La délimitation de ce qu’ils considéraient être le Diois change alors : puisqu’ils achètent en dehors du périmètre c’est que le Diois s’étend au delà. Et, à partir du moment où ils sont ’chez eux’, l’espace de référence qui fait sens à leurs yeux est celui du village et de la maison. Ils s’intègrent alors très vite au village, où ils y découvrent que la quasi-totalité des habitants sont des résidents secondaires, ayant été comme madame Michalin, enseignants à Valence. Elle : ’A M. [ancienne commune de résidence secondaire] ça a demandé des années à être accepté. Alors qu’ici au bout d’un jour les gens savaient déjà qu’on allait acheter. Parce qu’ici, les gens sont d’un autre niveau intellectuel, ce sont des enseignants : ils sont plus avenants, plus ouverts. Alors qu’à M. ou R., les gens se méfient encore des gens qui s’installent. Ils ont peur qu’ils prennent la mairie. Dans ce milieu agricole, ils sont très conservateurs, ils se méfient des gens.’

Le couple se considère comme ’vacancier’ et n’envisage pas de s’installer ici à demeure, Montpellier offrant plus de sécurité (rattachement hospitalier), de services et d’animation, dont ils comptent profiter pour leur retraite prochaine. Les ’diois’ restent des gens spéciaux, et on en parle toujours à la troisième personne. L’identité de ’vacanciers’ offrent en outre une protection face au milieu local : Elle : ‘’ On est extérieur aux animosités locales, qu’on ressent mais dont on est étranger : on est responsable entre guillemets de rien, impliqué dans rien, donc c’est assez confortable. Nous on est pas originaire d’ici’ ’. Quant au fils, il est ’attaché’ de fait à Montpellier, c’est à dire à son emploi, dont l’avenir est incertain (contrat précaire dans le secteur commercial), au lieu d’emploi de sa conjointe (elle vient d’être promue cadre et son emploi est plus assuré que le sien) et à sa maison, dont il n’a pas finit de payer le crédit. Il est ’attaché’ d’une autre manière à tous les lieux de son enfance, où il a besoin de revenir, et où il viendrait vivre s’il était encore célibataire. Ces lieux (lieux des racines maternelles, paternelles, lieux des débuts de carrière des parents) sont associés à l’idée de ’campagne’ et à l’image d’une communauté. Ainsi en va-t-il de la cité cheminot où la tribu a gardé des liens, notamment dans le club de basket dont Monsieur Michalin a été président, et où ses enfants ont joué mais ...

  • Elle : ’Ça a beaucoup changé. Le dépôt de Porte-lès-Valence a été fermé, l’arrondissement de Valence est parti. Y’a moins de cheminots’.

  • Le fils : ’Ouais, avant tout était cheminot : les écoles, les clubs de sport, les transports en commun’.

Reste alors le Diois, intact de tout changement, expliquant l’attachement inconditionnel du fils pour ce lieu du passé : ‘’Maintenant pour moi, c’est chez moi, et je reviens ici, parce que j’en ai besoin, me recentrer, changer de rythme : le silence, et retrouver la campagne. [ ] Objectivement, je pense que le Vercors c’est plus joli que le Diois. Mais alors moi par contre j’irais jamais là-bas, je préfère quand même ici. C’est des senteurs, quand je me promène dans un bois ici, je revois... c’est des habitudes, des attachements. Et puis avec les odeurs, le relief ça rappelle l’enfance. Moi je connais l’arrière pays de Montpellier qui est joli aussi, des collègues de travail m’y emmènent. Mais même si c’est joli, même si y’a des endroits que je me dis : ’ tiens ça serait agréable d’avoir une maison là ’, j’envisagerais jamais . Pour moi c’est ici, pour les vacances. Même quand j’avais pas de maison dans la Drôme je revenais ici’ .’ (en camping sauvage).

Les lieux de l’enfance (ici la ’Drome’, contrairement à sa mère qui évoque le ’Diois’)sont des lieux de mémoire. Comme l’explique A.Muxel (1996, p.45) : ’l’apparition d’un lieu dans le souvenir a tout d’abord une fonction de reconnaissance et d’appartenance’. Son évocation rappelle ’l’état des liens présents entre générations’. Ces lieux de mémoire ramènent au passé d’une vie communautaire, rurale, tranquille qui s’oppose en tout point à ce qui est vécu actuellement (compétition, stress, lourde responsabilité). Les évoquer, c’est réaffirmer la force des liens familiaux. Revenir en ces lieux, c’est retrouver un peu de ce passé, mettre à distance le présent contraignant et se préserver d’un avenir incertain. Chaque lieu de mémoire correspond à une étape de l’histoire de la tribu. Le périple entre ces différents lieux de mémoire permet à chacun d’inscrire sa vie dans une boucle annuelle et dans le prolongement de l’histoire de la lignée.

Le regard porté sur le devenir potentiel de la zone reflète l’identité entre-deux de ces ’vacanciers d’ici’. Il faut ouvrir le pays pour permettre aux gens de la ville comme eux de profiter des charmes de la campagne, mais il faut canaliser les ’touristes’ pour ne pas défigurer leur pays.

  • Le fils : ’Ce qui me plaît énormément c’est que par rapport à Montpellier qui a évolué à grand pas, ici c’est resté pareil.

  • Elle : ’C’est peut-être pas bien pour eux... le pays s’endort.

  • Le fils : ’Je pense que ce pays, son salut ne sera pas dans le développement du modernisme. Il va falloir qu’ils cultivent la différence pour avoir un apport touristique, quelque point d’appui très fort dans les campagnes. Quand je dis le modernisme, c’est faire apprécier aux gens de la ville, de façon très moderne, la rusticité de la campagne. Y’a quand même des trucs fabuleux : quand je me promène, je vois des chamois, des chevreuils, les gamins de la ville ils ont jamais vu un truc pareil hormis dans un livre. [ ] il faudrait développer un tourisme sans que les gens ne s’approprient, pour qu’ils aient toujours le besoin de venir, en dépensant de la devise, mais pas venir acheter les maisons ici’.

Cet extrait montre également la différence de perception de la ’campagne’, selon les cycles, les générations et les conditions de vie des personnes. Si l’une est plus attentive aux inégalités qui frappent la société locale (campagne, comme lieu de vie), l’autre est, avant tout, attiré par les différences à cultiver et préserver (campagne lieu conservatoire, cadre naturel à consommer), c’est que l’un et l’autre n’évoluent pas dans le même contexte. Ce que le fils vient chercher ici est un cadre préservé, le temps de s’occuper de soi (loisir), une cohésion familiale, l’autre l’a déjà dans sa vie quotidienne. C’est ainsi qu’il faut comprendre la recherche d’émerveillement narcissique de certains touristes actuels selon A. Rauch271 :’ Attentifs à retrouver les traces de la différence culturelle, ils sont aveugles aux inégalités, celles qui précisément leur permettent d’économiser sur le prix de leurs vacances’. Il n’y a pas seulement des ’badauds flâneurs’ qui ont tout leur temps de s’ouvrir à l’autre, et des ’touristes-voyageurs’ qui accumulant les lieux et les sites rentabilisant leur temps de voyage (F. Michel, 2000, pp. 48-56), mais des groupes sociaux évoluant pour les uns dans un environnement précaire et stressant, qu’ils sont pressés de quitter pour se dépayser, et d’autres qui ont le temps et l’assurance pour cultiver ici comme ailleurs, la flânerie désintéressée.

Sans le soutien de la tribu familiale, le fils de Madame Michalin, relèverait sans doute d’une autre figure d’appartenance : celle de la tribu incertaine.

Notes
270.

MICHEL.F. (2000): Désirs d’ailleurs –Essai d’anthropologie des voyages. Armand Colin, 270 p.

271.

RAUCH A., 1996 - Vacances en France de 1830 à nos jours. Ed. Hachette, 279p.