532. La tribu incertaine

Elle se distingue de la précédente figure par sa temporalité digitale. Alors que les deux tribus précédentes sont parvenues, certes difficilement, à construire leur lieu de préservation, celle-ci ne bénéficie d’aucunes des ressources que les précédentes ont acquises, avec l’âge et à travers les réseaux familiaux. Il s’agit de deux couples d’amis (entre 25 et 30 ans) en vacances, l’ensemble composant une ’tribu incertaine’ au devenir fragile. C’est un moment singulier, mais révélateur, que nous avons saisi ici. Révélateur parce qu’il correspond à l’entrée en couple et à la phase d’insertion professionnelle de jeunes pris dans des contraintes contradictoires : entre l’investissement professionnel et familial d’un côté, entre l’ancrage au lieu de résidence et la mobilité professionnelle de l’autre. Singulier parce qu’il concerne deux jeunes couples qui tentent de maintenir une amitié nouée durant l’enfance, malgré la divergence croissante des chemins (géographique et sociaux). Chaque couple incarne un milieu particulier. Le premier, dont les membres sont diplômés, montre les choix difficiles des couples de bi-actifs dont ni l’un ni l’autre n’est prêt à sacrifier son avenir professionnel pour satisfaire aux exigences de la vie de famille. Le second, dont les membres sont ouvriers, montre la permanence de la division sexuelle des tâches dans ces milieux, où la conjointe abandonne son emploi pour se consacrer à l’éducation de ses enfants.

Ce sont les hommes de cette tribu qui font lien. Ils se sont connus à Marseille alors que Patrick était ’avec’ la cousine d’André. Par des chemins migratoires différents, leurs deux familles y ont coexisté un moment avant de se séparer, le père d’André ayant été muté sur Valence, lieu où celui-ci s’est fixé en y trouvant son emploi (ouvrier) et sa conjointe (ouvrière). Pour Patrick, le plus diplômé, il est la seule référence stable dans un parcours marqué par de multiples déménagements (avec sa mère divorcée). Et même si ceux-ci ne furent pas de grande amplitude (ils sont restés autour de Marseille), ce sont à chaque fois des amitiés laissées derrière soi, et des lieux nouveaux devant soi. Il est en outre le seul lien qu’il a gardé de son ancienne ’tribu’ dont il a été mis à l’écart lors de sa séparation (avec la cousine d’André) à un âge où ’les autres commencent à se caser et à fonder une famille’ (à 30 ans). En décalage sur les cycles conjugaux, il l’est aussi dans son univers professionnel. Ayant récemment déménagé pour occuper son premier emploi, il se retrouve à Sanari, technicien à la société des eaux de Marseille, dans un service dont il est le plus jeune employé, ses collègues ayant ’leur petite famille et leur train-train quotidien’. Sa conjointe, récemment rencontrée, est elle-même en décalage de cycle, ayant repris des études à l’âge où les autres commencent à s’insérer (à 26 ans). Elle a réussi récemment un concours dans la fonction publique, sur un poste de cadre (conseillère financière à la Poste) et attend sa mutation quelque part dans le sud ’entre la frontière Italienne, et la frontière espagnole’. Or dans le même temps, Patrick envisage fermement de se fixer sur son lieu d’emploi actuel. L’endroit idéal étant situé ’par hasard’ à proximité de sa mère, ce qui n’enchante guère sa conjointe. Commence alors une confrontation où chacun met en demeure l’autre de choisir, et où les arguments mis en avant pour justifier l’ancrage ou la mobilité, montrent l’imbrication étroite entre les enjeux professionnels et familiaux.

Les lieux géographiques que l’on convoque pour justifier de son ancrage (le meilleur endroit) ou de sa mobilité (le grand sud comme périmètre d’affectation possible), sont des médiateurs. Derrière eux se cachent des attaches familiales et une certaine conception de la vie conjugale ou l’affirmation d’une identité féminine, pris entre le modèle classique de l’articulation entre sphère professionnelle et la sphère conjugale, et celui de l’accomplissement professionnel. La ’socialisation conjugale’272, celle que permet l’engagement dans la vie de couple, est ici incertaine. Si bien que Patrick et Stéphanie entrevoient l’union sous les aspects d’un sacrifice de l’un ou de l’autre. Ils ne perçoivent pas les ressources importantes (soutien moral, estime de soi, encouragement à atteindre des objectifs professionnels, réseaux, conseils) que pourrait leur offrir le fait de nouer une relation conjugale. Comme pourraient d’ailleurs en témoigner, les deux frères A et C qui en sont privés (cf. infra).

L’autre couple représente un cas de figure inversé des relations conjugales. André, ouvrier et Laurence, femme au foyer après avoir été elle-même ouvrière, ont leurs habitudes déjà bien fixées : une petite maison HLM dans la périphérie de Valence, un lieu de retrouvailles familiales dans la lignée d’André en Aveyron, où ’elle s’embête’, des repas avec les copains d’André, et enfin des vacances sur la côte d’Azur. Mais tout n’est pas aussi linéaire, et nous ne sommes pas ici dans un schéma simple de reproduction de modèle ouvrier. André, fils de cadre arrivé à son poste par promotion interne, a été socialisé dans un milieu éloigné de celui qu’il côtoie à l’usine. En dehors du travail, il voit peu ses collègues avec lesquels ’ça n’accroche pas’. Il a lâché son ancien hobby, les courses de cyclisme amateur, pour passer un peu plus de temps avec sa famille – mais aussi, nous confie-t-il, parce qu’il a perdu ses espoirs de combler par une carrière sportive le déficit social qu’il a vis-à-vis de son père. Laurence, dont la mère et les soeurs travaillent (l’une est comptable et l’autre, secrétaire de direction) laisse paraître l’ennui qui l’envahit peu à peu dans le foyer. Alors que lui, n’est jamais seul à l’usine et recherche, le soir, la tranquillité du foyer, Laurence, depuis qu’elle a quitté son emploi pour élever son enfant, aimerait plutôt en sortir. Car même si elle dispose, depuis qu’elle ne travaille plus, d’un certain temps libre, encore faut-il avoir ’l’autorisation morale à se déplacer’ (J. Coutras, 1993).

Venus dans le Diois avec leurs amis de Valence avant de les emmener en ’échange’ dans leur région du Var, Patrick et Stéphanie s’attendaient à y être guidés par des éclaireurs avertis. Or, il n’en est rien. Le couple valentinois, dont la vie quotidienne est marquée par la routine du travail en usine, et les frontières, délimitées par le manque de temps et de moyens pour accéder à d’autres lieux et milieux, connaissent ’étonnamment peu leur région’ au regard du couple varois. Le Diois pour les premiers est déjà un ’territoire étranger’ sur lequel ils s’aventurent parfois le week-end, sur les aires aménagées à l’entrée de la vallée. La région des uns n’a en effet pas les mêmes dimensions que la région des autres. Le couple varois, sans enfants et d’un niveau de vie plus élevé, se déplace beaucoup plus. Mais en l’absence de liens solides et de lieux d’ancrage bien établis, il n’est pas surprenant que leur espace vécu soit plus vaste, plus flou, comme un cadre sans contenu. Marqué tous deux par une mobilité résidentielle importante et précoce, leurs familles sont éclatées, séparées. La ’région sud’ qu’ils se sont appropriés et à laquelle ils se disent ’attachés’ est une enveloppe, un contenant plus qu’un contenu : le paysage, le climat, le soleil, la mer sont des éléments auxquels ils peuvent se raccrocher en l’absence de lien stable, de lieu d’ancrage durable. Les relations qu’on y tisse sont, selon Stéphanie, ’superficielles’ et ’la mentalité, pourrie’ ; ’une fois qu’on a quitté le système, collège, lycée, fac, ben y’a plus personne.’ Et si Patrick pense se fixer à Sanari, il trouve que l’intégration est difficile, et avoue avoir des copains, mais pas vraiment d’amis.

Les tribulations vacancières de cette tribu incertaine sont l’occasion de mesurer la distance à l’autre couple et du même coup de resserrer les liens entre conjoints. On se définit alors sans confrontation, en unité par rapport à l’autre couple. Les deux couples ne sont pas restés ensemble durant le séjour, les uns cherchant à s’évader et à ’faire des activités’, les autres étant plus limités dans leurs déplacements avec leur jeune enfant. Les varois fuient la côte d’azur durant l’été, parce qu’elle est envahie par les touristes, et les Valentinois s’y rendent chaque année pour retrouver une ambiance de vacances : ’‘Le monde c’est catastrophique et pourtant c’est ça qui fait que c’est les vacances. C’est la mer, et pour moi, ce monde fait qu’on est vraiment en vacance, y’a un monde fou, y’a des bouchons partout, et c’est les vacances : c’est autre chose qu’ici, c’est clair.’’ Et dans ce jeu d’opposition entre couples, le Diois constitue pour les uns comme pour les autres, un lieu de référence négatif, qui permet de valoriser ce que l’on a ailleurs. C’est ainsi qu’il faut entendre le discours apparemment contradictoire du couple varois qui regrette l’envahissement de leur région l’été, et le manque d’organisation de l’accueil touristique dans le Diois.

C’est aussi en référence aux choix de développement touristique opéré sur la zone, qu’il faut lire, entre les lignes de cet entretien, les ’effets sélectifs’ du ’tourisme diffus’ promu localement pour sauvegarder le Diois des débordements de la Côte d’azur. Nous avons vu avec Monsieur Diffas la distinction établie entre ’vrais touristes’ et ’amis du pays’, nous voyons ici le sentiment d’abandon auquel sont confrontées les ’tribus incertaines’ dépourvues de ’vrais guides locaux’.

Incertaine cette tribu, se retrouve peut-être pour la dernière fois, avant que les uns et les autres n’aient trouvé leurs marques et leurs lieux d’ancrage. Peut-être constitueront-ils une autre tribu, une fois installée dans la vie ? Mais les incertitudes qui marquent leur devenir, ensemble ou séparément, ici ou ailleurs, montrent les écarts de condition entre la génération qui a fait son entrée dans la vie active à une époque où l’emploi était moins rare, les arbitrages entre vie de famille et carrière professionnelle moins difficiles, et les modèles féminins et masculins mieux établis.

Notes
272.

DE SINGLY F., 1996 – Le soi, le couple et la famille. Coll. Essais et recherches, Ed. Nathan, p.63. La référence à une socialisation conjugale implique l’idée que l’union n’est pas l’unique reflet d’une alliance entre les capitaux détenus par l’un et l’autre, mais participe d’une socialisation secondaire.