Chapitre VI : Les figures de l’engagement – confiance et localité

Introduction : La localité comme espace de convergence

La figure de l’engagé est souvent associée à celle du militant. On parle également d’engagements professionnels, familiaux, associatifs. Mais ces exemples renvoient plus largement à des formes d’implication, et l’implication si elle contient l’idée d’appartenance à un milieu, ne dit rien du sens des relations à ce milieu. On peut être impliqué dans un milieu et, comme nous l’avons vu, ’attaché’ à celui-ci. On peut être impliqué dans une cause, et s’en défaire aussi rapidement que l’on y avait adhéré. L’engagement ne se réduit donc pas au militantisme, et il n’est pas synonyme d’implication. Il suppose un choix et une certaine durée de la relation.

A travers la question de l’engagement, c’est la possibilité de tisser des relations durables sur des lieux et avec les groupes qui y vivent, qui est posée, et à travers elle, celle de la localité et de la confiance.

La localité (la commune, le quartier) où se tissent, dans le voisinage et la durée, des supports d’identification collective273, ne devient-elle pas un espace de convergence entre usagers en transit ? De quelle localité les groupes les plus mobiles sont-ils les habitants, et à quelle configuration de lieux et de liens se sentent-ils appartenir ?

En l’absence d’ancrage durable, les engagements (professionnels, familiaux, associatifs) ne deviennent-ils pas eux-mêmes plus volatiles ou plus précaires ? Sans une certaine stabilité des personnes sur les lieux où elles s’engagent ou des liens qu’elles maintiennent avec ceux qui y vivent, comment penser l’établissement de relations de confiance ? La confiance, qui constitue un ciment des relations spatialisées274, est en retour confortée par l’interconnaissance que favorise la proximité275. Si, dès lors, la localité devient un espace de convergence et de transit, comment s’y construit la confiance ?

Poser ces questions suppose au préalable d’avoir éclairé dans quelle mesure on peut parler d’une localité comme espace de convergence et d’engagement plus labile. Certaines analyses tendent justement à montrer que les formes de la localité deviennent plus floues et que les relations d’engagement perdent leurs qualités durables.

Support d’une idéologie communautaire et régionaliste déjà ancienne276, le local a été le point de convergence et l’espace de promotion de trois segments sociaux. Dans les années 1970, les partis de gauche y ont vu un lieu d’investissement tant idéologique (participation, cogestion) qu’électoraliste ; tandis que les classes moyennes en ont fait un lieu d’intégration professionnelle (dans le développement local et l’animation socioculturelle). La mise en oeuvre d’études monographiques a alimenté les référentiels d’action et de mobilisation des leaders des populations locales. L’idée de localité fut dès lors associée à celle de communauté caractérisée par une certaine homogénéité culturelle et la conscience, voire la revendication, d’un ’vivre ensemble’.

Or, il n’en est plus ainsi (à supposer toutefois que le local ait eu un jour un caractère si homogène et si stable).

Les travaux de M. Perrot et M. de la Soudière277 conduisent à reconsidérer les frontières établies entre ceux qui participent d’un lieu parce qu’ils y vivent -les habitants permanents- et ceux qui ne font qu’y résider ou y consommer de la nature -les résidents secondaires-. Ces derniers, du fait de leur présence, engendrent des effets importants sur la mise en valeur du milieu et incitent ceux qui y vivent et en dépendent (économiquement, politiquement...) à s’organiser autrement et à les prendre en compte.

Selon G. Bottazzi278, la localité est le résultat transitoire d’une construction sociale et non celui d’une identité locale préexistante et naturellement partagée. Reste à savoir autour de quels lieux collectifs se retrouvent ces usagers multiples de la localité, et quelles sont les formes de sociabilité qu’ils construisent.

Dans un contexte où les espaces de vie sont dissociés les uns des autres, la confiance ne peut plus reposer sur ’l’encastrement’ (embeddedness) des différentes sphères de relations279. La défection vis-à-vis du lieu et des liens qui s’y tissent est toujours possible, qu’elle soit par ailleurs issue d’une contrainte (mutation par exemple) ou d’un choix (déménagement). Rien, à terme, n’assure les acteurs d’un lieu de la réciprocité de leurs échanges - réciprocité qui est l’un des fondements de la confiance. Comment la confiance peut-elle s’y construire en dehors de toute appartenance commune préexistante, si elle est ’l’amont qui rend possible le contrat’ ? Quels sont les agents médiateurs qui peuvent permettre d’instituer des relations de confiance sur un espace marqué par la convergence d’usagers aux origines et horizons divers ?

Le constat d’une localité, constituée dans la convergence d’usagers plus ou moins ancrés et multi-localisés, nous conduit à poser la question des modalités rendant possible un engagement local. Cette interrogation en appelle une autre : quel est le sens de la proximité dans ces espaces ? La coexistence sur un même lieu suffit-elle à tisser des relations durables et une appartenance collective, et de ce fait, à se sentir concerné par la vie locale et à s’y engager ?

Or, les bases anciennes de l’engagement paraissent se déliter ou du moins se transformer considérablement. Même les formes du militantisme paraissent en effet plus labiles et instables280. L’engagement militant se fait aujourd’hui de façon ponctuelle dans des organisations, elles-mêmes temporaires (les ’coordinations’). C’est en tant que personne singulière (et non plus comme membre d’un collectif) que l’individu s’engage de façon plus complète mais aussi plus temporaire (les valeurs et intérêts défendus pouvant être remis en question).

Les relations professionnelles entre employeurs et employés sont, elles aussi, soumises à une plus forte précarité des engagements. L’étude longitudinale menée par B. Ganne281 rend compte de la transformation radicale des modes d’intégration salariale. A la figure de l’entreprise paternaliste, dont les salariés étaient les membres ’à vie’ de père en fils, succède celle de l’entreprise innovante, rassemblant des groupes à géométrie variable, investis d’une mission temporaire. L’engagement total demandé au personnel dans la réalisation de la mission ne garantit plus, en outre, la pérennité de son intégration dans l’entreprise.

Comment penser alors l’engagement, comme relation durable et contractuelle, si les liens aussi forts que l’étaient ceux reliant le salarié à une entreprise, et ceux reliant un militant à un collectif, deviennent réversibles ?

Dans le contexte actuel où les ancrages deviennent moins assurés et les relations sociales plus labiles, les ressorts de l’engagement posent alors question. Et avec elle, on rejoint la question de la localité, dont la plupart des habitants y sont en transit (migration résidentielle), ou n’y passent qu’une partie de leur temps (les ’navetteurs’). La localité est-elle alors support d’engagement, et pour qui ?

Les figures de l’engagement, mises à jour à partir de l’enquête de terrain, apportent certains éléments de réponse. Avant de les présenter plus en détail, rappelons quelles sont les figures de l’engagement.

Rapport au temps
Rapport à l’espace Distanciation circulaire linéaire digital engagement Forme d’Appar-tenance
Ici/ailleurs coïncident
Ici/ailleurs alternent
Nomades
ruraux (3)
Nomades
temporels (2)
Notables revenus au pays (3)
Migrants enracinés(5)
Militants du local au global (6)
Elite en exil (6)
Les lieux font liens
Les liens font lieux
communautaire collectif commun
Qualités des liens
Notes
273.

GRANIE A.M., 1995 – ’Mécanismes de production et de reproduction de l’identité communale en milieu rural’, in : Territoires ruraux et formation, Actes du Colloque Enesad, 7, 8, 9, février, pp. 327-355.

274.

Dupuy C, Torre A., 1998 – ’Liens de proximité et relations de confiance : le cas des regroupements localisés des producteurs dans le domaine alimentaire’. In : Bellet M., Kirat T., Largeron C. (éd.), Approches multiformes de la proximité, Ed. Hermès, pp. 175-192.

275.

Saglio J., 1991 – ’Echange social et identité collective dans les systèmes industrialisés’. In: Sociologie du travail, n° 4, pp. 529-544.

276.

BOIRAL P., BROUAT J.P. ,1984-1985 - ’L’émergence de l’idéologie localiste’, in : Sociologie du Sud-Est, n° 41-44, juillet 84-juin 85, p. 45.

277.

PERROT M. ; De La SOUDIERE M. (1998) : ’La résidence secondaire : un nouveau mode d’habiter la campagne ?’ in : Ruralia, n° 2, p. 143.

278.

BOTTAZZI G., 1996 - ’On est toujours le ’local’ de quelque ’global’. Pour une (re)définition de l’espace local, in : Espaces et sociétés, n° 82-83, ’Les échelles de l’espace social’, L’Harmattan, pp. 69-92.

279.

GRANOVETTER M., 1985 - ’Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness, in : American Journal of Sociology, vol. 91, n° 3, pp. 481-510.

280.

ION J., 1997 - La fin des militants ? Ed. de l’Atelier, Coll. Enjeux de Société, 124 p.

281.

GANNE B., PENARD J.P. : ’Appartenances’ (1996), ’Rumeurs d’ateliers : vous avez dit flexible’; ’Annonay (France)/Qingdao (Chine) (1999) ; films vidéo; Ed. Autre Regard, Lyon,