613. Les militants du local au global

Ces figures d’appartenance localisées sur la zone d’étude nous amènent à envisager le ’local’ sous un autre angle. Nous l’avons dit plus haut, le lieu demeure un support d’engagement important, mais il peut être vécu, approprié selon des échelles de référence différentes. Elles permettent également d’apporter un éclairage sur les ’formes nouvelles de militantisme’ (J. Ion, 1997). Ceux que nous avons rencontrés pourraient être considérés comme des ’militants classiques’ (impliqués dans des partis, syndicats). Mais leur ancrage local, conjugué à des référentiels d’action et d’appartenance globaux, en font des militants singuliers au regard des autres acteurs investis localement.

Les six personnes concernées sont toutes des ’’migrants’ vivant sur la zone d’étude. Pour autant, ils ne sont pas ’enracinés’ comme les précédents. Trois binômes peuvent être distingués. Deux d’entre eux ont fait le ’retour à la terre’, mais gardent leurs distances vis-à-vis de l’idéologie communautaire et utopique. Ils se revendiquent avant tout comme ’agriculteurs’ et syndicalistes de gauche (confédération paysanne). Ils inscrivent leurs engagements en référence à des revendications qui dépassent largement les limites du local (accès à la terre des paysans pauvres aussi bien au nord qu’au sud, réforme des structures et du mode de cogestion de l’agriculture au niveau national). L’un d’eux, Monsieur Gauthier, a été à l’origine avec Monsieur Arthéna du réseau d’accueil des candidats à l’installation ou jeunes installés. Son parcours est exemplaire car il défie les normes locales d’appropriation des terres.

Parcours d’un insoumis, devenu vigneron et syndicaliste à la confédération paysanne.

Son parcours est emblématique sur un point essentiel. L’installation en agriculture sur la zone d’étude se fait selon certaines normes implicites : aux fils du milieu les terres les plus riches et les mieux valorisées que détiennent leurs parents (en viticulture notamment) et aux migrants, les zones de montagne, où l’enjeu pour les communes est d’installer de jeunes agriculteurs pour remédier à la dévitalisation démographique et à la fermeture des paysages (enfrichement). Ainsi observe-t-on la mise en place de groupement foncier agricole dans certaines communes du Haut-Diois, et la poursuite de l’agrandissement des exploitations dans le fond de la vallée, dans les zones d’AOC viticole et de céréales.

On pourrait en conclure que ce néo-rural propriétaire viticulteur a réussi, comme d’autres, un parcours de ’notabilisation’ en réussissant à s’installer sur l’une des productions les plus difficiles d’accès pour les ’étrangers au milieu’ (la viticulture). Or, contrairement à d’autres migrants qui se sont réappropriés les normes locales et sont devenus parfois plus conservateurs que les gens du cru, il s’est construit une identité de ’membre contestataire’, conciliant ainsi sa réussite professionnelle et le maintien de son appartenance idéologique. Cet engagement n’a été possible qu’en inscrivant son action locale dans des référentiels globaux et en adhérant à des structures politiques départementales et nationales. En maintenant à distance ’le local’, c’est sa ’pureté idéologique’ qu’il sauvegarde. En inscrivant son parcours professionnel dans le combat entre les petits exploitants et les gros, c’est à la notabilisation qu’il échappe.

Fils de militaire, ayant fait des études de théologie dans une université catholique lyonnaise, Monsieur Gauthier est devenu vigneron et syndicaliste à la confédération paysanne. Il a plongé dans l’univers agricole, en participant à l’expérience communautaire en Ardèche, ’comme tout le monde’ et sur laquelle il ne s’attarde pas. Après avoir été un an ouvrier agricole dans l’Isère, il entreprend une formation (Bepa) dans ce même département, et y rencontre son voisin actuel. Celui-ci projetait alors de s’installer sur le Diois. Fortement intéressé, il ne peut cependant le rejoindre dans l’immédiat : étant insoumis au service militaire, il doit déjà régulariser sa situation. Il fait alors son service civil dans le Jura à l’ONF, où il découvre le système coopératif (fruitière) dans lequel il s’engagera ardemment par la suite. Il rejoint ensuite son ami dans le Diois sur une exploitation en vaches laitières (1980). Mais la cohabitation se passe mal, et en 1986, il décide de s’installer lui-même à côté. Il plante tout de suite de la vigne, alors que la zone n’est pas encore en AOC, et deux ans plus tard l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) bloque toute nouvelle installation en vigne. Il s’engage dès le départ dans la coopérative viticole, qui correspond à une idéologie solidaire à laquelle il adhère fortement. Mais devenu administrateur, il voit la structure ’échapper aux adhérents de base’ et tenue par des ’notables locaux cooptés’. Il quitte son poste, tout en maintenant sa participation active et critique.

Jeune agriculteur, il adhère au Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs (CDJA), seul syndicat en place localement. Mais estimant que celui-ci ne remplit pas efficacement sa fonction, notamment à l’égard des jeunes non issus du milieu agricole, il décide de créer avec Monsieur Arthéna entre autres, le réseau d’accueil dont nous avons parlé plus haut. Mais quelques années plus tard, ses référentiels d’action politique et idéologique se trouvent en décalage avec ceux de cette structure, qu’il estime trop ’localiste’ : ‘Mais bon ils avanceront pas, ils comprennent pas. Si on n’a pas de relais départemental ou national, on peut rien faire. Et ces gens là ils ont pas de formation minimale politico-syndicale : ils sont gentils, mais d’être gentils ça ne fait pas avancer le schmilblick.’

Par ailleurs, il adhère à la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, syndicat majoritaire), au sein de laquelle il adopte très vite une position critique, avant de participer à la création de la confédération paysanne (par scission avec la première). Enfin, il devient correspondant local de ce même syndicat à la commission départementale d’orientation agricole (gérant les attributions des aides à l’installation, des quotas...), avec une position là encore de contestataire, et des échelles de référence départementale et nationale :

Il ne se décourage pas pour autant, et poursuit en tant que délégué cantonal de la commission, le rôle de surveillance des notifications de vente pour aider à l’installation hors cadre familial :

L’extrait suivant montre enfin comment ce militant concilie la recherche de réussite personnelle et de bénéfice financier, avec le maintien d’une distance aux autres agriculteurs locaux.

Deux autres (un homme d’une quarantaine d’années, et une femme, la trentaine passée) sont ’acteurs du développement local’ (directeur du syndicat intercommunal, directrice d’un centre de formation agricole). Le statut de fonctionnaire pour la dernière, et l’expérience professionnelle sur des postes départementaux pour le premier, donnent à leur engagement une dimension non ’localiste’. Ils se positionnent comme responsables, au service d’une collectivité locale imbriquée aux autres échelons de l’aménagement et du développement du territoire (département, régional, national).

Les deux dernières enfin, des femmes d’une trentaine d’années, sont en rupture avec le modèle de consommation de masse et avec la génération de leurs parents qui l’ont incarnée (issus du baby-boom). Dans les deux cas, on observe la même évolution de la lignée : une ascension rapide à la génération des parents, issus du milieu agricole et accédant aux couches moyennes (cadres) et une transaction à la génération suivante, entre la poursuite d’études supérieures selon la logique d’ascension initiée par leurs parents, et l’investissement de ces ressources dans des stratégies ’alternatives’ selon une logique de ’choix de vie à la campagne’. L’une investie dans le réseau d’accueil cité plus haut, était en cours de changement de poste à l’époque de l’enquête, cherchant à acquérir d’autres expériences, ici ou ailleurs. L’autre est par son parcours tout à fait emblématique des parcours de rupture qui peuvent mener à l’engagement ’local et global’.

Madame Pécan : De l’entrée en carrière dans l’import-export au militantisme anti-mondialisation – Ou comment se construit un ’choix de vie’ en rupture progressive avec un modèle parental d’ascension sociale.

Née à Grenoble, elle passe son enfance dans un univers qu’elle décrit comme ’aisé et tranquille’, dans un quartier pavillonnaire construit pour les cadres d’une grande entreprise locale, où elle côtoie les enfants de ce milieu. Son père étant devenu ingénieur par promotion interne dans cette entreprise, elle y entre tout naturellement pour effectuer son stage en alternance durant sa formation en BTS de commerce. Echouant à l’examen, elle trouve malgré tout un remplacement dans cette même entreprise à l’occasion d’un congé maternité. A l’issue de ce remplacement elle est embauchée en lieu et place de cette personne, plus diplômée et donc plus coûteuse pour l’entreprise. Elle y reste 5 ans en gravissant les échelles sur des services à créer, signe selon elle de sa difficulté à ’entrer dans le moule’. Elle reprend alors des études, pour acquérir le niveau permettant la reconnaissance salariale de ses compétences et obtient le diplôme de l’école supérieure de commerce de Grenoble (niveau ingénieur). Mais elle opère sa première rupture avec le modèle parental et décide de changer d’emploi, commençant à se sentir en décalage vis-à-vis d’un univers ’de requins où il faut être carriériste’. Elle entreprend alors une formation dans le tourisme de montagne, avant tout pour trouver un moyen ’de quitter la ville et d’aller vivre à la montagne’. Au cours de cette formation, elle rencontre son futur conjoint à Chamrousse (station de ski au-dessus de Grenoble), lui-même saisonnier et résidant depuis 15 ans dans le Diois. A l’issue de cette période, leurs chemins se séparent, lui partant vivre quelques mois à la Martinique, et elle pour Val d’Isère où un poste de responsable qualité des stations l’attend. Mais arrivée là-bas, elle connaît une nouvelle déception : ’ ‘c’était trop artificiel, c’était pas non plus ce que je voulais vivre donc je suis venue m’installer dans le Diois, avec un gros point d’interrogation : qu’est-ce que je vais y faire ?’ Ils assurent alors pendant six mois le remplacement des propriétaires d’un hôtel-restaurant, qui sont des amis de son conjoint. Et, là encore nouvelle déception :

Sans avoir tout à fait quitté ses référentiels urbains, elle décide de s’installer ici, comme un choix de vie, quitte à ’faire une croix sur sa carrière’.

‘’Qu’est-ce que je mets derrière choix de vie ? ben de ... de choix de ma vie, de prendre le temps de faire les choses, d’avoir des relations vraies avec les gens, de ... tout ce que je trouvais pas en ville ou en station quoi. Avoir une qualité de vie, pouvoir partir me balader quand je veux, sortir et entendre les oiseaux, de voir ma fenêtre et... ça je l’avais au niveau contact avec la nature en station mais pas les relations avec les gens ouais. Ça vraiment je l’ai découvert ici et ça, ça me ... (rire) j’ai remis en question ... mais en fait j’ai pas tant remis en question ... parce que mon expérience et mes études m’ont servi beaucoup pour me créer mon emploi ici’ . Car, pour beaucoup de migrants qui choisissent de s’installer sur la zone avant de savoir ce qu’ils vont y faire, l’enjeu est bien de créer son propre emploi. Et comme on le voit ici, les ressources facilitant l’intégration locale, s’acquièrent aussi ailleurs et en amont de la migration.

Ils construisent alors leur maison dans le village de Monsieur Bernard (figure de paysan du cru), comme il nous l’a décrit, à l’écart du village-centre sur un terrain isolé. Son conjoint y avait de nombreux amis néo-ruraux qui participent à la construction de leur maison. Choix de vie pour les uns, destin imposé pour les autres. Sociabilité intense entre ces réseaux de migrants qui se retrouvent chaque soir, et solitude comme nous l’avons vu pour Monsieur Bernard. Madame Pécan est loin de se douter de la violence symbolique qu’elle exerce, sans le vouloir, sur ce voisin qu’elle estime et connaît bien.

Elle décide alors de monter un secrétariat en télé-travail, activité inexistante sur la zone, avec le suivi de Madame Trimini, figure qui comme nous l’avons vu participe à la construction d’une spécificité territoriale. Elle intervient d’ailleurs personnellement auprès de certains responsables pour faciliter sa démarche d’installation. Elle s’installe dans un local communal, pour ’bien séparer sa vie personnelle et professionnelle’. Et étant située au centre du village, elle est assez rapidement connue de tous et devient ’un centre de renseignement’ en même temps qu’un lieu de retrouvailles, ce qui facilite son intégration. Ayant fondé son activité de télé-travail sur un service de proximité, elle gagne la considération du restant des villageois, étonnés au départ de ’tomber sur elle en appelant leur médecin’. Mais de nouveau au bout d’un an et demi, elle s’interroge de nouveau sur son choix de vie

Après un autre emploi précaire et décevant chez un entrepreneur local, elle est recrutée par l’un de ses premiers clients (en télé-secrétariat), en tant qu’administratrice d’une compagnie théâtrale locale. Cette compagnie ayant accédé à la reconnaissance artistique sur la scène nationale garde néanmoins son ancrage local, ce qui participe pour elle d’une double logique : témoignage de loyauté envers le lieu depuis lequel on s’est élevé vers les ’hauts-lieux’ culturels (la capitale), il s’agit aussi d’un engagement à promouvoir et aider le développement culturel en milieu rural.

Elle devient enfin correspondante locale d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens), trouvant enfin la structure et le type d’engagement qu’elle avait jusque là cherché, en vain, à travers diverses associations (Amnesty international, Greenpeace) Celles-ci demeuraient trop éloignées du concret et du local, pour donner prise à un engagement dépassant la simple adhésion. Sa première expérience d’engagement ’local’ fut au sein du SEL (Système d’échange local) existant sur Die, n’ayant pu elle-même mettre en place la même structure sur sa commune : ’ j’ai fait une réunion y’a pas mal de gens qui sont venus et ils ont dit : ’ton truc ça a pas de raison d’être, nous déjà on se rend service comme ça heu donc pourquoi on se compliquerait la vie ?’. Son engagement dans le SEL de Die lui paraît insuffisant bien que fort utile : ’ça a permis de créer un réseau, et des échanges plus relationnels que matériels en fait, et puis les gens qui s’installaient ici et qui faisaient déjà partie d’un sel ailleurs, ils savaient qu’il y avait des gens qui avaient la même démarche ici ’. On voit ici comment se construisent des ’réseaux d’insertion migratoires’ à partir de l’engagement local, d’anciens migrants installés localement.

L’installation de ces militants ici, quel que soit leur itinéraire migratoire, est construite comme ’un choix de vie’. La transaction biographique s’effectue entre l’ici choisi et un ailleurs toujours possible. Dès lors, ce choix de vie ici n’est pas synonyme de rupture définitive mais de renoncement assumé ou d’étape transitoire dans leurs parcours. Et, inscrire son engagement ’local’ en référence à des échelles plus larges d’action et d’appartenance, c’est aussi échapper au risque d’un ancrage synonyme de notabilisation locale pour certains (monsieur Gauthier par exemple) ou de disqualification sociale pour les autres (madame Pécan en constitue l’un des exemples).

Si leur engagement est tourné vers un lieu, leur rapport au lieu est différent de celui des migrants enracinés. Que ce lieu soit associé à une mission (de développement local ou de formation sur une zone rurale), à une profession (agriculteur) ou à un mode de vie (dans un environnement rural permettant de vivre bien en travaillant peu), ce qu’ils font ici peut être fait ailleurs. L’objet et le support de leur appartenance engagée n’est pas un lieu unique, un lieu nommé ’Diois’, mais le ’local’. Ils s’estiment ’sans racine’, sans avoir rompu les liens avec leur milieu d’origine. Leur identité se construit au jour le jour, en référence aux lieux et aux liens entretenus à présent. Leur espace de référence alterne entre le niveau très local (le village) et le niveau parfois très global. Ce local est à la fois singulier et générique. Il est singulier, car il ne peut y avoir d’engagement indépendamment de la prise en compte des gens qui y vivent, indépendamment de son histoire et de sa géographie, et des enjeux de son devenir. Mais ici, et moins encore que précédemment, la singularité du lieu n’est pas synonyme de particularisme. Le lieu est générique285 parce qu’il est la ’synecdoque’ d’un groupe d’appartenance plus large : la nation, les habitants des campagnes, les militants de gauche, les agriculteurs en opposition à la ligne dominante de la profession...

La frontière est sociale et idéologique avant d’être territoriale ou géographique. Les catégories de perception de ces ’militants du global au local’ sont fondées sur une analyse proche de celle qu’avaient développé les chercheurs de l’observatoire du changement social286. Autrement dit, les clivages sociaux globaux traversent la localité en y prenant une forme particulière. Il y a les gens d’ici et les gens d’ailleurs, mais il y a aussi parmi les uns et les autres, des riches et des pauvres, des gens de droite et de gauche. Il y a les permanents et les non permanents mais parmi ces derniers, il y a les ’touristes sympas’, les gens de la ville qui veulent découvrir la vie à la campagne et les consommateurs de nature ou bien encore les ’fils du pays’, devenus des résidents secondaires, qui contribuent à la dévitalisation des villages et bloquent l’installation des candidats désargentés.

La frontière n’étant pas seulement territoriale mais aussi sociale et idéologique, les réseaux de sociabilité se construisent selon une logique où la proximité et la distance prennent des sens nouveaux. L’espace d’appartenance contient le ’local’ mais pas tout le local, et il s’étend au-delà, bien au-delà, à travers les réseaux de migration. Leur ’territoire discontigu’ selon l’expression de X. Piole287, ne s’oppose pas mais s’articule au territoire de la localité.

Madame Pécan

Il y a le village, le Diois et leurs habitants avec lesquels on partage son quotidien, et les réseaux avec lesquels on partage une autre forme de proximité, idéologique, politique, construite à partir de liens institutionnels (adhésion à des syndicats, partis) mais aussi très intimes et biographiques (les ’militants’ sont devenus des compagnons de route, à moins que ce ne soit certains amis qui aient amené à adhérer à telle ou telle structure). Leur expérience de la migration et leurs ressources culturelles leur permettent d’entretenir des relations à distance, tout en se faisant accepter à proximité, en tenant compte des normes locales autochtones.

Monsieur Ebert, parisien d’origine, diplômé d’université, éleveur de brebis, militant à la confédération paysanne, installé par Monsieur Arthéna.

Leur engagement dans le ’local’ s’effectue selon la même perception de la ’proximité et de la distance’. Ce qui se passe ici a une résonance ou une origine ailleurs et ce qui ce passe ailleurs a des effets ici. Le ’local’ ne saurait donc se couper du reste. S’ils sont opposés pour certains à la ’mondialisation’, ils sont aussi ’anti-localistes’. Leur engagement se construit dans le local, prend sens dans la relation à d’autres échelons, et à d’autres ’lieux’. Dès lors ils gardent un oeil critique sur les actions et les politiques de développement local. Nous l’avons vu, ceux qui inscrivent leur engagement dans un cadre syndical et politique, trouvent le niveau ’local’ peu efficace s’il n’est pas rattaché à d’autres échelles d’action et de revendication. De même, l’engagement dans la lutte ’anti-mondialisation’ prend corps dans le local et le concret, tout en étant relié à des niveaux beaucoup plus globaux.

Madame Pécan

Les deux responsables investis dans le ’développement local’ se positionnent en quelque sorte comme ’les accoucheurs’ du pays qui se met en place, tout en gardant à distance le ’bébé’ qui n’est pas le leur. Ils se posent en observateurs distanciés de la scène locale. Ils parlent des acteurs locaux et des habitants du Diois à la troisième personne. Faisant l’historique des vagues successives d’arrivées de population, ils expliquent ainsi les alliances et les clivages locaux. Ils évoquent le Diois en le référant à ’une zone rurale’, d’un certain ’type’. Et ils tentent de remédier aux divers ’décalages’ qu’ils constatent entre les discours et les pratiques.

Madame Risoude, responsable d’un centre de formation agricole

Cette forme d’engagement ’du local au global’ passe avant tout par la ’compréhension’ des problèmes et la ’lutte’ (syndicale, politique, idéologique) plutôt que la recherche de consensus local. L’information, la sensibilisation, la ’politisation’ (sans forcément passer par un parti ou un syndicat) sont les mots clés de l’action de ces militants.

Leur engagement se construit à partir d’une ’appartenance en commun’. C’est-à-dire ce que chacun, où qu’il soit, partage en commun avec les autres. Avec les candidats à l’installation, certains partagent l’expérience difficile de l’accès à la terre, d’où leur engagement dans le domaine agricole. Avec les gens qui veulent quitter le monde et le mode de vie urbain, d’autres partagent l’expérience de la création d’activités permettant de vivre en milieu rural, d’où leur implication dans des réseaux d’entraide locaux (Sel notamment). Avec les élus locaux impliqués dans le projet de territoire, d’autres enfin partagent l’expérience d’une mission de développement en zone rurale, qu’ils remplissent en tentant d’apporter aux premiers le recul, et la connaissance des rouages plus globaux de l’aménagement du territoire dans son ensemble.

Ceci engendre des liens beaucoup plus labiles sans être pour autant être vécus comme le signe d’une versatilité (désaffection, déloyauté) ou d’instabilité (fragilité, errance). On s’engage en fonction de ce que l’on partage ici et maintenant en commun avec d’autres personnes. Emblématiques des nouvelles formes d’engagement évoquées par J. Ion (1997), ils engagent leur personne de manière plus complète, mais aussi de façon plus temporaire. L’engagement dans le ’local’ est aussi un ’choix de vie’, impliquant l’articulation des sphères de vie familiale, professionnelle, associative, bref tout ce qui structure la vie quotidienne. Et dans ce quotidien, ce qui est aussi recherché est la ’qualité de vie’. Madame Pécan a ainsi choisi de travailler moins, pour satisfaire à ses engagements associatifs, tout en ménageant son temps libre. Que cette qualité de vie fasse défaut ou que l’engagement ici lui soit contraire, et l’on quitte le lieu, pour s’investir ailleurs. Ainsi, madame Rilant, directrice d’un centre de formation, n’ayant pu obtenir le rapprochement de son conjoint a demandé et obtenu sa mutation pour aller le rejoindre à l’autre bout de la France. L’engagement ici est toujours susceptible d’une remise en question, pour aller s’investir en d’autres lieux, ceux-ci étant équivalents.

Leur temporalité est, en ce sens, foncièrement digitale. Le présent demeure ouvert, et cette ouverture est le signe d’une plus forte incertitude quant à leur devenir propre (évolution de leur activité soumise à une certaine précarité pour certains, de leur syndicat toujours minoritaire, de leur localisation en fonction de leur vie familiale et professionnelle), et le devenir ’commun’ (enjeux sociaux, environnementaux, avenir des zones rurales...).

Parallèlement, cette ouverture est une motivation à leur engagement (chercher à réduire les incertitudes pesant sur soi, et sur ceux qui partagent le même sort) et elle est perçue comme une source d’opportunités. Le temps et le lieu de l’appartenance est, ici, celui du ’présent’, celui que l’on cherche à maîtriser et qui est vécu de manière intense.

Madame Pécan

Madame Valériale, après un parcours de formation sinueux (arrêt après le bac, puis accompagnatrice moyenne montagne, et BTS technico-commercial) a travaillé dans l’animation en milieu rural dans diverses régions. Arrivée dans le Diois il y a sept ans au hasard des travaux saisonniers, elle pénètre dans le réseau des ’plantes aromatiques et médicinales’, puis devient animatrice du réseau d’accueil mis en place par messieurs Gauthier et Arthéna.

Malgré des étiquettes très différentes, incitant à première vue à en faire des ’militants classiques’ pour certains (syndicalistes notamment), et des militants ’nouvelle génération’ pour d’autres, ils partagent une certaine vision du ’local’ et du ’global’. Cette similitude ne semble pas liée à un effet de génération, ni d’origine sociale, mais plutôt à un parcours migratoire par lequel ils ont appris à circuler entre différents lieux (équivalence) et à faire le lien entre différentes échelles d’action. L’équivalence sous laquelle ils perçoivent leurs lieux d’ancrage peut prendre deux formes différentes. Pour certains, l’équivalence amène à jeter l’ancre de manière temporaire en un port, avant de reprendre sa route ailleurs. Pour d’autres, si l’ancre est devenue racine (cas des agriculteurs), le port n’est qu’un morceau du territoire plus vaste où l’on construit ses repères et ses engagements (l’appartenance à une profession, l’engagement idéologique). Cette forme d’engagement nous amène néanmoins à poser la question de son articulation à la ’localité’, lorsque celle-ci est en cours de construction territoriale. Ce qui d’un côté constitue un ’engagement’ ne risque-t-il pas d’être perçu, par les acteurs attachés au lieu, comme un signe de désaffection ou de déloyauté (ancrage temporaire) ou encore comme un foyer de contestations attisant les conflits locaux (syndicalistes) ?

Comment se construisent alors les bases locales de la confiance, lorsque les formes d’engagement exercées en un même lieu prennent des sens si différents ? C’est ce que nous verrons dans la troisième partie.

Notes
285.

DEBARBIEUX B., 1995 - Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique, in : L’espace géographique, n° 2, pp. 97-112.

286.

Programme Observatoire du Changement Social (1986) : L’esprit des lieux - Localités et changement social en France. Editions du CNRS, 352p. Ce paradigme avait opéré un déplacement en substituant les clivages culturels entre ’urbains’ et ’ruraux’ jusque là défendus par la sociologie rurale, par les clivages sociaux, sensés traverser toutes ’les localités’ en y prenant néanmoins des formes contingentes ’à l’esprit des lieux’.

287.

’PIOLE X., 1994 - ’La proximité en débat - relations sociales ...’, in : Problèmes économiques et sociaux, n° 740, pp. 24-26.