621. Les nomades temporels

C’est le maintien des liens et d’une mémoire collective qui constitue ici l’enjeu du système de circulation entre les membres de cette figure. Ce qui fait lieux est le ’temps des retrouvailles’, temps qui se prépare tout au long de l’année et qui marque donc le quotidien de ces personnes, et de là, leur appartenance.

Contrairement aux nomades ruraux, l’unité de sens est ici un groupe de plusieurs familles. L’expérience fondatrice de leur appartenance est le partage d’un lieu et d’un temps passé, qu’ils perpétuent chaque année. Touristes de toute évidence au moment où nous les avons abordés, ces ’nomades’ étaient en fait venus célébrer, dans un espace-temps rituel, l’unité de leur groupe.

Les liens sont communautaires, mais contrairement à la tribu, la frontière du groupe, mieux maîtrisée, n’est pas celle d’une forteresse assiégée, et certains rituels d’entrée permettent l’intégration sélective de nouveaux membres.

Dans le premier cas, c’est l’expérience commune d’avoir été enseignant coopérant dans la même ville d’Algérie, et d’en avoir été rapatrié qui fait le lien. Le groupe, sans être constitué en association (’nous ne sommes pas officiellement une association mais c’est un peu ça’), a établi des règles pour maintenir son unité et l’élargir à de nouveaux membres. Le noyau d’origine (cinq familles résidant à Marseille, trois dans la région parisienne et une dans le Massif central) s’est en effet élargi depuis vingt ans. Les nouveaux membres résident notamment à Marseille, en Bretagne, dans le Gers, dans les Landes et à la Réunion. L’intégration de nouveaux membres se fait par cooptation, mais il y a toujours un ’‘lien même lointain avec l’Algérie’ ’. Sans y avoir résidé soi-même, il faut connaître des personnes qui y ont vécu et avoir des affinités avec la culture algérienne. Ce sont les hommes qui semblent faire pont : ils tiennent à jour le carnet d’adresses des membres et présentent les nouveaux. Le nouveau (couple ou personne seule) est progressivement investi de certaines tâches, dont la répartition s’établit selon les compétences de chacun. La consécration arrive lorsque ce membre se voit confier l’organisation de la réunion annuelle de retrouvailles. L’intégration échoue parfois, du fait de la réticence de l’un des conjoints, mais le ’noyau’ continue à leur envoyer les invitations. L’élargissement se fait également par la reproduction naturelle, avec les enfants et conjoints ainsi que leurs petits enfants considérés comme ’les héritiers du groupe’.

La configuration de ce groupe varie donc selon deux temporalités. La temporalité ordinaire où chaque noyau rejoint son lieu de vie quotidien, en échangeant des correspondances et en se rendant visite, et le temps fort des retrouvailles. Ce temps est préparé longtemps à l’avance et selon des rituels précis. On se retrouve toujours à la même date en un lieu qui varie. Le choix de ce lieu incombe à celui qui est désigné pour l’année à venir. Généralement, on choisit un lieu à proximité de sa résidence ce qui facilite les préparatifs d’organisation. Il faut en effet trouver un lieu d’hébergement (gîte) suffisamment grand pour abriter tout le monde (30 à 40 personnes), et dont l’agencement permet à la fois l’organisation de grandes soirées festives et le maintien de l’intimité des couples.

L’environnement extérieur est secondaire selon l’un des doyens du groupe, l’important étant de se retrouver. Néanmoins, il reconnaît que les plus jeunes et ceux qui habitent les régions les plus au Nord, sont plus sensibles au climat et au paysage. Cette différence recoupe en fait un effet de génération : les membres du noyau dur avant tout sensibles à l’aspect convivial, étant aussi les plus âgés.

La frontière est temporelle : c’est celle du temps passé que l’on perpétue à travers l’entretien de la mémoire du groupe et sa transmission. Cette transmission passe par l’articulation de règles strictes (sur l’intégration et la régularité du rituel des retrouvailles) et de festivités où prédominent la convivialité et la célébration d’une culture lointaine mais rendue présente par le rituel. La perpétuation de cette ’mémoire vive’ passant par la reproduction élargie du groupe, l’enjeu est le maintien d’un équilibre fragile permettant, dans un sens inversé néanmoins, le même processus d’acculturation à l’oeuvre que dans les ’quartiers d’accueil’ décrit par J. Rémy et L. Voyé292. Ces ’sas d’intégration’ offrent aux nouveaux arrivants un espace de sécurité économique (réseaux d’entraide et de placements) et ontologique (point de repères culturels) en plein coeur de la société d’accueil (enclaves ethniques urbaines, ils sont aussi des ’tremplins d’intégration fonctionnels’ à proximité des équipements et services). L’intégration de leurs membres passe par un savant dosage entre cohésion communautaire et l’ouverture sur l’extérieur. Le cas de figure observé est en quelque sorte inversé : le groupe nomade maintient dans cet espace-temps une enclave culturelle et communautaire, en tentant d’y intégrer de nouveaux membres, socialisés et évoluant dans la société française. L’équilibre fragile à tenir ici passe par l’articulation entre règles communautaires et espace de liberté individuelle, entre maintien d’un ordre culturel et expression de la convivialité et du plaisir. Les clés de cet équilibre nous sont livrées par le mode d’organisation du séjour. La matinée débute par l’organisation collective du planning de la journée et de la répartition des tâches. La vie communautaire repose sur l’intériorisation de ses règles de participation volontaire. Le groupe se scinde durant une partie de la journée selon les activités des uns et des autres, les plus jeunes partant en visite, leurs enfants étant gardés à tour de rôle par un volontaire. Les plus anciens restent à l’intérieur, et se retrouvent autour de parties de carte. La soirée est consacrée à l’unité du groupe et à la célébration de la culture algérienne autour de repas typiques, de danses et de musique que l’on exécute soi-même, accompagné parfois de groupes professionnels. L’espace-temps ’élastique’ de la journée permettant à chacun d’exprimer son individualité, alterne avec le ’temps resserré’ de la soirée. Chaque membre se trouve alors relié à une communauté, à une culture et à une mémoire collective.

L’insistance avec laquelle on nous a fait part de la liberté d’adhésion et de participation sur laquelle est fondé ce groupe montre à la fois la force et la fragilité de cet engagement communautaire. Que les règles deviennent trop contraignantes pour les nouveaux membres et c’est la désaffection qui guette la communauté. Qu’elles deviennent trop souples et c’est l’oubli ou la déviance qui risquent de corrompre la mémoire collective.

Dans le second cas, l’appartenance au groupe s’est construite au fil des années en revenant sur le même lieu de camping. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ce sont les liens forts tissés entre campeurs qui ont amené chacun d’eux à revenir au même ’point de ralliement’ pour se retrouver entre amis. L’environnement est là encore un décor.

La constitution de ce groupe, qui rassemble des personnes de statuts professionnels et d’horizons très différents, s’explique par une ’alchimie’, celle où un espace-temps particulier (celui des vacances par exemple) facilite la rencontre et abaisse les frontières entre catégories sociales, le partage prolongé de cet espace temps engendrant des ’effets de milieux’ qui confortent cette première rencontre.

Michel

  • ’Le groupe y s’est fait petit à petit, de lui-même, un peu comme les bactéries : vous mettez de la vase au milieu. Mais il faut des atomes crochus. C’est comme le service militaire : vous êtes sur le quai de la gare, y’a 2000 militaires qui attendent un train, et tout de suite on se dit : ’tiens toi tu viens avec moi’. Pourquoi ? Moi j’ai connu mon patron sur le quai de la gare, et on est trois de la même boite : je suis rentré 5 ans après dans son entreprise. C’est pour dire : dès le départ on se retrouve sur un quai de gare et après on se retrouve toute une vie : c’est des caractères’.

Les vacances sont toujours prises en même temps et les emplacements réservés d’une année sur l’autre, pour permettre les retrouvailles. On y vient également en famille, et au fils des années, les conjoints, enfants et petits-enfants agrandissent le groupe. On élargit également celui-ci à d’autres touristes sous condition de partage de ces ’atomes crochus’, c’est-à-dire un certain savoir-vivre, émaillé de beaucoup de bonne humeur et de bonne chère. L’amitié tissée ici dépasse les frontières de l’espace-temps des vacances, et l’on se reçoit également les uns chez les autres en temps ordinaire. Cet espace-temps devient un point de référence essentiel, que l’on attend toute l’année. Il y a le mois passé ici et ensemble, et les 11 mois restants.

Robert, chef d’entreprise, Michel, bûcheron, et les autres...

  • Relance : Pour vous ici ça représente quoi ?

  • Robert: ’ Je voudrais passer 11 mois ici, et un mois dans mon entreprise : c’est une famille parce que on boit on mange ici, et puis la sympathie des gens qu’on ne voit pas pendant 11 mois quoi. 

  • André : ’Mais on se voit aussi en dehors, hein ? On se reçoit, et pis on va voir de temps en temps l’un ou l’autre, pour les congés. D’ailleurs on a aussi reçu le propriétaire, on est des vieux copains maintenant, ça fait trente ans qu’on vient ici’.

Mais on reste néanmoins chacun éloigné les uns des autres, dans un ailleurs qui est ’sien’, où l’on n’est plus Robert ou André, mais chef d’entreprise ou bûcheron. Et de là vient l’équilibre, et la force de ce lien suspendu 11 mois de l’année, mais réaffirmé depuis 30 ans pour certains. C’est bien ici de l’accès à une altérité qu’il s’agit dans cette vie commune où tout ce qui nous définit dans le quotidien est mis entre parenthèses (tenue vestimentaire, forme d’habitat, profession et statut, sont laissés au vestiaire, pour revêtir tous ensemble le même habit : celui de ’bons copains’ en vacances). Il s’agit donc aussi d’un espace-temps de distance au rôle qui permet à chacun ’de jouer son rôle sérieusement [dans l’espace primaire] sans s’y laisser réduire’ (J. Rémy, 1998, p. 357).

Au fil des ans, ils se sont totalement appropriés le camping, le propriétaire étant devenu un ami, que l’on aide dans l’entretien de la piscine ou d’autres menus travaux. Et les compagnons de chasse du propriétaire (Monsieur Vertau, fils de paysan, protestant) sont devenus des amis, avec lesquels on partage le gibier. Plus encore, cette ’bande de joyeux lurons’ a pris en charge l’animation du camping : on organise des carnavals, des bals, des feux d’artifices, des concours de pétanque pour l’ensemble des campeurs.

L’humour et la dérision semblent ici les règles implicites qui permettent le maintien et la cohésion du groupe. Dans ce jeu de mise à distance, on brouille certaines frontières (entre touristes et résidents secondaires, entre étrangers et autochtones) pour en établir d’autres (le groupe d’amis).

Il y a les touristes et eux, les ’professionnels de la fête’. Par l’organisation de faux mariages par exemple, on crée une distance entre ceux que l’on peut tromper, les ’touristes du camping’, et ceux, membres du groupe, qui sont ’dans le coup’. Il y a ensuite les locaux et eux, habitants d’un espace–temps moitié d’ici, moitié d’ailleurs. On fait courir la rumeur que la croix qui domine Die (symbole du lieu) a été coupée, montrant ainsi sa connaissance du lieu sans en être tout à fait partie prenante. Mais l’espace vraiment approprié, l’espace qui fait sens, reste le camping, car c’est ici que les liens se sont faits, il y a 30 ou 20 ans, et c’est ici qu’ils se perpétueront avec les enfants.

Notes
292.

REMY J., VOYE L., 1978 – ’Distance spatiale, distance sociale’, in : Recherches Sociologiques, n° 1, pp. 27-44.