622. L’élite en exil

La configuration des espaces-temps d’appartenance de ces figures correspond d’assez près à ce que A. Tarrius293 appelle des ’territoires circulatoires’. Leur ’territoire’ s’organise au-delà des frontières nationales, dans le mouvement. Nomades, leurs circuits ne sont jamais tout à fait ceux du hasard, mais plutôt ceux, infinis, de l’espace ouvert par la migration. Caméléons, ils s’adaptent où qu’ils soient, mais demeurent étrangers aux lieux. Migrante ou ’immigrée’, leur identité est partagée, entre pôle de départ et pôle d’arrivée, entre l’ici présent, et l’ailleurs à venir. Ces figures nous amènent donc à reconsidérer les couples de sédentarité/mobilité, et d’identité/altérité.

L’exil de cette élite (six personnes d’origine sociale élevée et/ou appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures) peut être ’extérieur’ ou ’intérieur’. Originaires d’un pays étranger qu’ils ont du quitter (émigré économique, ou réfugié politique) ils sont exilés d’un lieu qui leur est devenu ’extérieur’ (pôle de départ sans retour souhaitable). Cadres supérieurs dont le quotidien est centré sur l’entreprise, quand ils ne sont pas expatriés à longueur d’année en divers points du globe, ils sont exilés dans un espace-temps hors de leur environnement qu’ils mettent à distance une grande partie de leur vie (pôle de transit).

Leur espace de référence s’établit à cheval sur les frontières, et leur configuration d’appartenance est réticulaire. Leur famille (parentèle et lignée) est géographiquement éclatée. Les membres sont organisés en réseaux migratoires internationaux pour certains d’entre eux, et pour d’autres, la poursuite d’études ainsi que l’engagement dans des carrières alimentent cette dispersion. Pour autant, les liens sont entretenus à distance. Chaque membre constitue un point d’ancrage sans être fixé à un lieu (étant lui-même mobile). Ce maillage de points est hiérarchisé. Il y a les pôles de départ de la génération des grands-parents, qui peuvent devenir des pôles de retrouvailles ou de retour à la retraite. Il y a aussi les lieux d’établissement de la génération des parents qui deviennent des ’têtes de pont’ depuis lesquelles les enfants partent à la conquête de nouveaux points. Chaque point peut devenir un lieu où l’on fait souche. Il y a alors substitution, le pôle d’établissement devenant le pôle de départ pour les générations suivantes qui se dirigent vers de nouveaux points d’établissement, devenant à leur tour têtes de ponts pour leurs enfants.

Témoin, Monsieur Ferréni né en Corse. Ses parents (son père est pharmacien, son grand-père, ingénieur) ont émigré en métropole pendant la guerre pour chercher du travail (ego avait 11 ans). Ils s’établissent tout d’abord à Marseille, où le père reprend une officine. De là, celui-ci prospecte pour trouver un endroit à la campagne où il y ait ’moins de monde et plus à manger’, pour sa femme et ses quatre enfants. C’est ainsi que Monsieur Férreni, alors enfant, arrive dans le Diois avec ses frères et sa mère qui y reprend un hôtel-restaurant, tandis que son père, depuis Marseille, pourvoit aux besoins financiers de la famille. Monsieur Ferréni est envoyé au Lycée de Carcassonne dans une école d’agriculture, pour lui assurer une alimentation suffisante à une époque de rationnement (grâce à l’exploitation agricole attenante) et préparer la succession de ses grands-parents sur leur exploitation en Corse (le grand-père s’étant allié à une fille de grand propriétaire terrien). Mais il changera les plans familiaux, en faisant une école d’ingénieur (comme son grand-père). Commence alors une carrière dans une grande entreprise qui le mènera successivement de Paris, à Lille, Roubaix, Bordeaux, Nice et enfin Montpellier où il y rencontre sa future épouse, fille d’une bonne famille ancrée dans la région depuis des générations. Montpellier constitue alors le nouveau pôle d’établissement pour les enfants de Monsieur Ferréni (salarié électricien ; comptable indépendant). Le reste de la fratrie soit consolide les points d’ancrage constitués (responsable d’une entreprise agro-alimentaire à Die, et cadre à Marseille) soit maintient la culture migratoire de la famille par la constitution d’une nouvelle tête de pont (architecte au Canada). Alors que sa mère revend la maison dans le Diois pour prendre sa retraite à Marseille, Monsieur Ferréni rachète dans la même commune une résidence secondaire, pour garder ce lieu de retrouvailles avec ses propres enfants. Participant à l’alliance contre les néo-ruraux, avec Monsieur Gaspard (tribu de Marseille, figure d’attaché), il devient maire de cette commune. Si son père, décédé dans le Diois, est rapatrié selon la volonté de sa mère dans le caveau familial, ce pôle des origines ne survivra pas à la génération suivante. Monsieur Ferréri connaît en effet sa dernière demeure : ce sera le caveau familial de son épouse à Montpellier, où celle-ci passera ses vieux jours auprès de ses parents (étant une femme, il est ’prévu’ qu’elle décède la dernière). Quant à leurs enfants, n’étant pas nés en corse, ils y retournent peu. Et Monsieur Ferréni pense, sans regret, que cette identité se perdra au profit de l’ancrage Montpelliérain. Par contre, la commune dioise restera le lieu de vacances. Et les enfants, espère Monsieur Ferréni, y viendront en retraite et s’investiront dans les affaires de la commune.

Leur histoire familiale croise la Grande Histoire, et traversée par les aléas de cette dernière, leur temporalité est digitale. Ils restent ouverts aux opportunités mais portent les marques de l’incertitude, comme ceux situés à l’autre bout de l’échelle (fragiles en errance, ouvriers des champs ou tribu incertaine). Ici cependant s’arrête la comparaison, car si les uns sont immergés dans un espace-temps incertain dont ils ne peuvent sortir, les autres peuvent, grâce à leur ressources sociales sans commune mesure, prendre cette incertitude avec plus de distance et en faire une certaine philosophie :

Monsieur Vanderlick, diplomate belge, ayant été en poste dans de nombreux pays

Il n’y a pas de frontière, mais un front qui se déplace au fils des générations, des alliances, et des ressources ouvertes par la migration. Car la migration, comme le signale G. Cortès294 (1998), ouvre aussi le champ des possibles et réoriente, au fil des liens tissés et des ressources appropriées, les itinéraires migratoires. Les réseaux de sociabilité sont nombreux, mais néanmoins plus fragiles que ceux de la famille. Davantage que des réseaux, ce sont des personnes-ressources restées en un lieu quitté ou se déplaçant comme soi-même en divers points du globe. On peut les réactiver à distance, mais l’ampleur des déplacements et les aléas de l’histoire engendrent souvent la rupture des ponts. La culture migratoire, construite au fil des générations et actualisée par chaque individu, permet néanmoins deux choses : acquérir une mémoire sélective des liens, c’est-à-dire garder les liens pertinents pour le présent, et s’intégrer à tout nouvel environnement.

Les lieux d’ancrage de leur lignée et de leur trajectoire personnelle ont été si nombreux, si souvent quittés pour d’autres lieux, qu’ils leur sont devenus presque insensibles. Qu’importe où l’on est, pourvu que l’on remplisse ses engagements : devoir professionnel, devoir familial et devoir de mémoire. Leur identité se définit alors, comme celle de nomades, de l’intérieur.

Madame Yourkénof, 86 ans, de mère russe blanche, de père français, ingénieur des arts et métiers.

Elle est née en Russie, d’où ses parents se sont exilés en France avec l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. Elle y reste jusqu’au lycée et après de multiples changements de régions liés à la carrière de son père (Lorraine, Aix, Pyrénées, Paris), celui-ci obtient un poste en Algérie par le réseau des ’gatzards’. Elle fait ses études à Constantine puis Alger où elle rencontre son futur mari, sortant de Saint-Cyr. Elle le suit en garnison à Chatelroux mais, rattrapée une nouvelle fois par l’histoire, son mari est envoyé sur le front en 1939 dans les Ardennes, alors qu’elle est enceinte. Elle se réfugie chez ses grands-parents à Aix (lignée paternelle). Partie visiter ses parents restés en Algérie, elle apprend que c’est la débâcle en France, et reste donc auprès d’eux jusqu’à la fin de la guerre. En 1945, ils se retrouvent à Alger où son époux est muté. S’en suivra, comme pour sa mère, une ’vie de chèvre à suivre mon mari’ aux différents coins de France et à l’étranger (Madagascar). Enfin, arrive l’Indochine où son mari a été récemment muté, et une nouvelle fois, la guerre : ’pour finir nous avons divorcé à son retour d’Indochine en 57 à 42 ans ’. Ses parents, eux aussi rattrapés par l’Histoire avec la guerre d’Algérie, rentreront à Aix auprès de leurs parents et de leur fille.

Voici le regard qu’elle porte sur son parcours et son rapport aux différents lieux traversés :

La mobilité quotidienne et la migration résidentielle sont des modes de vie incontournables. Si pour Monsieur Arthéna, figure emblématique des néo-ruraux ancrés au lieu, elle est ’un fléau de l’époque contemporaine’, elle est ici un sauf-conduit délivré par cette même époque contemporaine.

Monsieur Paulinner, ingénieur d’une grande entreprise, vivant dans les Yvelines et travaillant au centre de Paris, étant amené à voyager à l’étranger très régulièrement pour des missions et dont les deux enfants sont ingénieurs en région parisienne.

L’expérience de la migration et de la mobilité est source d’une appartenance qui se définit en dehors des lieux, à travers l’engagement dans les sphères familiales et professionnelles. Les lieux ne laissent pas indifférents pour autant. Mais l’échelle à laquelle on les appréhende est celle du Monde et de l’Histoire, si bien qu’il est réducteur, voire dangereux de s’y ’attacher’. Réducteur car s’y enraciner laisserait en marge de l’espace ouvert par la migration (la sienne et celle des membres de sa famille), dangereux, car s’y replier exposerait aux risques des retournements de situation locale, et reviendrait à renoncer à son rôle d’acteur historique.

Les lieux sont donc mis à distance pour suivre la route que se fraye la lignée dans les tourments de l’histoire (diaspora arménienne et russe, émigration corse) et l’itinéraire d’une stratégie de carrière qui suit aussi celle des grandes entreprises où l’on est employé.

On vit à travers le monde dans des espaces-temps définis par les réseaux familiaux et professionnels, ainsi que les réseaux de sociabilité tissés au fil de pérégrinations entre lieux d’établissement. L’identité est partagée entre plusieurs espace-temps, qu’ils se rapportent à des périodes biographiques ou à des sphères de la vie quotidienne. L’identité ’territoriale’ est problématique, elle est un ’non sens’ au regard du milieu multi-culturel d’où l’on vient (trois cas) et au regard de l’itinéraire migratoire que l’on suit. S’opèrent alors des transactions biographiques entre les identités plurielles dont on hérite et ce que l’on en fait, et des transactions relationnelles entre les identités multiples que l’on côtoie et ce que l’on en retient.

Identité 295 partagée et itinéraire migratoire : les parcours de rupture avec les lieux d’appartenance

Monsieur Vanderlick , diplomate belge en rupture avec son identité nationale.

Distant de cette identité héritée, il se situe dans une proximité élective avec les Hollandais, en reconstruisant des ’passerelles historiques’ entre les deux pays : ‘’Le sud des Pays-Bas, donc la Belgique, était protestant ; le Nord était catholique, globalement. A la poussée espagnole, les protestants du sud, soit 60% de la population, étaient dans une situation difficile : 30% de la population a quitté, s’est établie en Hollande. Et la Hollande a eu une majorité de protestants. Les juifs ont été bien accueillis en Hollande, ce qui est toujours un point de repère. C’est devenu un pays sérieux dans cette époque démocratique, et le sud qui est devenu la Belgique, pas. Si on n’était pas catholique : rien à faire. Donc ça explique aussi assez bien des choses : c’est un pays refermé sur soi-même, tandis que la Hollande, avait ses colonies. On voit la différence maintenant. Moi je suis un belge très atypique : les Hollandais sont beaucoup plus ouverts, beaucoup moins cachottiers, ils disent ce qu’ils pensent. Le Belge est typique Vandale, toujours avec ces destructions là’.’

Marié à une anglaise, il acquiert un peu de cette identité et se place en observateur étranger et critique vis-à-vis ’des belges’ : ’En Angleterre, ils bougent beaucoup plus que les petits belges. Les petits belges c’était un problème de rester tout près de leur clocher : pour eux 50 km c’est déjà la mer à boire. Encore maintenant c’est comme ça . Et puis, le pays est plus grand, il y a davantage le choix entre régions où il y a des atmosphères différentes, alors qu’en Belgique tout l’espace est semblable.’

Revenu en Belgique à sa retraite, il reste ’tendu’ entre plusieurs pôles : entre le pôle Belge où il doit satisfaire à ses engagements familiaux mais qu’il considère comme un lieu repoussoir, et d’autres pôles étrangers auxquels il reste ’attaché’ :

Appartenance distante et problématique qui paraît surprenante pour un diplomate, et qui pourtant fut à l’origine de sa vocation : ’‘Non je ne me suis jamais senti très belge, c’est à cause de ça que cette carrière m’a plu : je me suis toujours senti très vite chez moi, où j’étais. Toutes ces atmosphères m’intéressent, j’ai l’impression de comprendre tout de suite : très vite on arrive à comprendre pourquoi certaines parties de l’histoire se sont passées ainsi. Je ne suis pas à la recherche d’une maison, d’une ville, ou d’un pays, je suis à la recherche d’une atmosphère, de l’homme, n’importe où. Et moi j’ai pas le mal du pays, j’ai le mal des pays’ ’.

Madame Karoustian , arménienne née dans l’Ukraine soviétique, originaire d’un empire disparu, se dit de partout et de nulle part.

Ses parents arméniens nés en Syrie, émigrent en Ukraine à l’époque de l’Union soviétique et y mettent au monde leur fille Madame Karoustian (38 ans). Celle-ci y fréquente les écoles ’‘où on nous apprenait l’Union soviétique, la mosaïque des peuples, et maintenant c’est tout le contraire. Je trouve dommage. Moi je suis resté attachée à cet aspect : une union d’un vaste territoire très divers au niveau culturel. Mes parents ça les contrariaient, mais ils savaient que si leurs enfants restaient là-bas, il fallait qu’ils l’acceptent. Eux, ils se référaient plus à leur pays, l’Ukraine, bien qu’ils n’y soient pas nés ; alors que moi qui y étais née, mon pays c’était l’Union soviétique’ .’

Son empire démantelé, elle ne garde là-bas aucune attache. Si elle est retournée ’en URSS’ l’an dernier, c’est uniquement sur la demande de son fils (né à Lyon), lui-même déçu par le sous-développement du ’l’empire d’origine de sa mère’. ‘’Là tout d’un coup, j’ai vu la vérité, et je m’y retrouvais pas. Alors j’ai dit pourquoi pas là-bas [en France’]’. Pour autant, elle ne se sent pas française : ’‘Je suis pas française. Je n’en rejette pas l’identité, mais je ne vois pas en vertu de quoi je pourrais me dire française, je n’y ai pas de passé, je n’y ai rien fait. Demain si je vais dans un autre pays, ça sera pareil’.’ N’ayant plus de racines, les lieux lui demeurent étrangers, et elle se projette alors dans l’espace migratoire dessiné par la diaspora de sa famille : ’ ‘Mes racines ? Je n’en ai pas. Je peux m’habituer à n’importe quel pays. Je trouve bien de voyager, de changer de pays, d’apprendre une culture, une langue. Au contraire rester toujours au même endroit ça ne me convient pas. J’ai été habituée à voyager, à travers le mélange de culture familial. Mon père est né en Syrie, mes grands-parents dans un autre pays. Et j’ai de la famille partout : en Angleterre, aux Etats-Unis, au Canada, en Belgique. C’est plus à travers ma famille qu’à travers des lieux  que je m’identifie’ .’

Madame Yourkénof, russe blanche et française d’Algérie : des racines coupées, une identité multi-culturelle entretenue par la mémoire familiale.

Son grand-père, officier du tsar, disparaît dans le maquis et eux-mêmes doivent abandonner le restant de la famille du côté maternel pour fuir en France auprès de ses grands-parents paternels. De là ils repartent en Algérie où son père grâce au réseau des gatzars, ’a trouvé une situation’. Elle y fait sa scolarité et ses études (faculté d’Alger), et se sentira déchirée une seconde fois avec la reconnaissance de l’indépendance de ce pays.

Comme Monsieur Vanderlick, elle s’appuie sur l’histoire pour exprimer sa position : ’‘L’Algérie ça reste au fond du coeur mais c’est rompu, mais alors rompu ! Je ne suis pas du tout d’accord avec la politique de la France qui a toujours des faiblesses pour l’Algérie, toutes les horreurs qu’on a pu dire contre les pieds-noirs : cette propagande anti-colonialiste c’est honteux ! C’était vraiment des départements français. Ce sont les Arabes les usurpateurs : y’a tout le passé romain et chrétien en Afrique du Nord’.’

Comme Madame Karoustian, mais selon un référentiel d’appartenance inversé, elle a pu retourner ’en Russie depuis qu’elle n’est plus communiste’ pensant même à un moment donné s’y installer dans une isba. Mais là encore, les racines sont rompues, car ce n’est pas la Russie de son enfance qu’elle a retrouvée : ’c’était un genre de vie qui a ses valeurs, mais ils vont les perdre car ils ont une fièvre d’occidentalisation, et comme toujours les imitations que l’ont fait, on les fait par le bas : ce que nous prenons de l’Amérique c’est ce qu’elle a de mauvais’.

Finalement elle aussi se projette dans une lignée familiale : ’‘Je suis franco-russe : je suis française par mon père, j’ai reçu toute l’instruction française par mon père, mais je suis de moins en moins d’accord avec l’évolution de la France. Même au niveau religieux : je suis orthodoxe, mais baptisée catholique.’’

L’appartenance familiale, religieuse et idéologique (politique, philosophique), semble venir soutenir une identité malmenée par l’histoire et mise à distance par la migration. Ces référentiels institutionnels et idéologiques restent au-dessus des lieux et hors d’atteinte du temps.

Identité partagée et système de mobilité : mode de vie ’hors des lieux’

Pour Monsieur Paulinner, l’identité partagée entre plusieurs espace-temps lui vient de son mode de vie, marqué par la migration alternante et de fréquents déplacements à l’étranger du fait de son emploi (ingénieur dans une grande entreprise). Il vit donc en décalage avec sa femme qui elle, ne se déplaçant que très peu (résidant à 10 minutes du collège où elle est professeur), s’est appropriée bien davantage leur lieu de vie quotidien. Tous deux étant originaires du Pas-de-Calais, et ayant outre leur résidence principale dans les Yvelines, deux résidences secondaires (Diois, et La Baule), ne se définissent pas de la même manière, car ils ne vivent pas dans les mêmes espace-temps quotidiens.

L’identité du conjoint se définit ici en transit entre plusieurs lieux qui sont situés sur un même plan horizontal, reflétant son système de mobilité annuel. Et lorsqu’il se prononce sur un lieu d’ancrage, il évoque une ’région’ vaste, comprenant elle–même différents points (résidence principale, résidence des enfants, réseaux de sociabilité et fréquentation des commerces et des services)

L’identité toute intérieure est définie par le ’nous’ de l’entreprise. L’espace quotidien est celui du bureau et d’autres ’lieux intérieurs’ à l’étranger. Il n’y a pas de frontière mais seulement des temps de trajet, minutieusement remplis (il prépare ses réunions dans l’avion).

Cette vie ’hors des lieux géographiques’ a un effet pour le moins inattendu. Elle ’rétrécit’ le temps de l’itinéraire migratoire. Si bien que le lieu des racines, quitté ’il y a plus de vingt ans’ mais où l’on a vécu selon un mode de vie plus sédentaire, paraît plus présent que le lieu de résidence actuel qui n’est qu’un espace de transit.

Toutes les personnes ici concernées ont pour point commun d’être sur la zone d’étude, en un espace-temps secondaire. Celui-ci, bien que mis à distance (il n’y a pas d’attachement durable, et pas de projection ici comme lieu de résidence principale), est important. Il est, dans certains cas, un espace-temps compensatoire pour les deux membres du couple, séparés le reste de l’année. Il est aussi parfois un espace-temps de mise à l’écart des aléas de l’histoire. Il est perçu avant tout comme un espace rural, préservé sur le plan naturel mais dévitalisé sur le plan humain. De là survient une appartenance locale ambivalente et problématique. On a conscience d’y être bien, car c’est un endroit préservé, mais on a conscience aussi d’occuper l’espace laissé libre par l’exode rural. On participe soi-même à ce processus de dévitalisation en y venant comme résident secondaire, mais cet espace maintenu hors du temps et de l’urbanisation attire car il permet d’y retrouver ce que l’on a dû laisser ou ce que l’on n’a pas connu. Plutôt qu’acteur engagé ici, on est observateur distancié et compatissant.

Monsieur Vanderlick, est résident secondaire depuis 6 mois dans un village habité uniquement par des résidents secondaires, en dehors du maire et de son épouse.

Certains, plus anciens sur la zone, développent la même vision pessimiste. Les enjeux de développement local sont appréhendés d’un point de vue urbain et sont mis en comparaison avec d’autres zones rurales. Les solutions envisagées vont de l’agriculture à l’industrie de pointe, en passant par le tourisme. Elles rejoignent en partie celles proposées par les acteurs locaux du projet de territoire, mais le point de vue est différent. On se positionne en tant qu’acteur connaissant suffisamment la zone pour être sensibilisé à ses problèmes, mais suffisamment extérieur pour savoir que les solutions potentielles sont limitées et demeurent incertaines. Le ’nous’ et le ’ils’ utilisés ici expriment le point de vue d’habitants et d’acteurs de zones urbaines, ayant en outre beaucoup voyagé, et pour lesquels le faible niveau de développement local est le signe d’un retard et d’une mort annoncée, même si, en attendant, il procure à certains, eux compris, les plaisirs d’un cadre préservé. Il est d’ailleurs significatif qu’ici on ne parle pas de ’cadre de vie préservé’ (de l’urbanisation, de l’industrialisation) -expression récurrente parmi les migrants ’attachés’ au territoire (néo-notabilisés, pièces uniques du territoire)- mais de cadre ’naturel’ préservé et de dévitalisation. Pour les uns, élites urbaines, le pays qu’ils ont sous leurs yeux n’est qu’une trace d’un passé amené à disparaître, dont les habitants ’résistent’ au progrès ou dont les ressources sont en décalage avec les normes actuelles de développement.

Monsieur Paulinner, ingénieur EDF, vivant en région parisienne, résident secondaire sur la zone depuis 10 ans.

Les itinéraires migratoires ayant mené cette élite aux horizons très divers sur ce lieu focal, correspondent à deux principaux cas de figure : ceux pour lesquels la secondarité locale a une origine familiale (quatre couples), et celles (deux femmes) qui y sont venues ’par hasard’ et en ont fait un lieu secondaire.

Les couples sont issus du même type d’alliance : fille de bonne famille ayant épousé un homme diplômé et investi dans une brillante carrière. Dans trois cas sur quatre, la femme est restée inactive (deux couples âgés) ou l’est devenue pour ’suivre son mari’ (femme de diplomate). Le plus jeune couple (quarantaine) occupe une situation similaire en certains points. Exerçant une profession d’un statut moins élevé que celui de son conjoint (elle est professeur en collège, et lui, ingénieur responsable de divers chantiers à l’étranger chez EDF), elle reste au port d’ancrage familial, qui constitue pour le conjoint un pôle de transit entre divers déplacements (quotidiens ou à l’étranger sur plusieurs jours).

Le cadre d’analyse élaboré par G. Cortès (1998) à partir des notions d’itinéraire migratoire et de système de mobilité, nous permet de rendre compte de la configuration d’appartenance complexe de ces couples. Elle croise un itinéraire migratoire, où s’articulent les histoires de chacune des lignées et l’histoire du couple, ainsi qu’un système de mobilité qui actualise les points d’ancrage de l’ensemble des membres en relation. Chaque lignée ayant son propre point d’établissement (tête de pont), les couples circulent entre plusieurs résidences (une résidence principale et plusieurs résidences secondaires). L’articulation entre ancrage et mobilité (au niveau diachronique) et espace primaire et secondaire (au niveau synchronique), relève d’une stratégie visant à l’équilibre du couple. Dans ces couples en effet, la conjointe vit soi auprès de sa lignée (ancrage) mais loin de son époux, soit éloignée de celle-ci pour suivre son conjoint.

Mode d’articulation, des itinéraires migratoires et des systèmes de mobilité, selon les générations.

Nous avons déjà abordé l’histoire familiale de Monsieur Ferréri et montré que le lieu de sa dernière demeure, après avoir déménagé maintes fois durant son activité, est fixé par sa conjointe (inactive) sur le lieu d’ancrage de sa lignée et de ses enfants.

Un autre cas est similaire. Monsieur Igéna, géographe retraité de l’Institut Géographique National, a lui-même été suivi par sa femme, inactive, durant toute sa carrière, en différents pays d’Afrique (Sénégal, Cameroun) avec quelques périodes intervalles en région parisienne, où ses parents s’étaient eux-mêmes fixés sur le même modèle (originaire de Béziers, son père ingénieur polytechnicien, déménage avec sa femme, inactive, à Paris pour y engager une carrière). Le choix de l’expatriation en Afrique répondait à une double stratégie : faire plus vite carrière d’une part, accéder à un niveau de vie (maison avec domestiques) auquel sa femme avec ses six enfants n’auraient pu accéder en France, d’autre part. A la retraite, ils s’établissent dans les Yvelines, c’est-à-dire à l’intérieur du périmètre de recherche qu’ils s’étaient fixés (l’arc sud-est, sud et nord-ouest, correspondant à la banlieue résidentielle, la banlieue nord trop populaire étant exclue). Il rend très souvent visite à ses parents revenus dans l’Aveyron, sur le lieu d’ancrage familial de sa lignée (depuis le 18ème siècle). Mais il accepte, en compensation de cette vie d’expatrié, d’établir sa résidence secondaire sur le lieu d’ancrage de la lignée de sa femme, c’est à dire dans le Diois. Depuis, ils naviguent d’un lieu à l’autre entre ces huit frères et soeurs et leurs six enfants. L’ensemble de la fratrie, et l’ensemble des descendants ont fait des études supérieures et ’s’échelonnent’ entre les grandes villes françaises (Toulouse, région parisienne, Lyon, Bordeaux). Parmi sa fratrie, une soeur est devenue géomètre à Rodez (Aveyron) et a repris la maison familiale où ils se retrouvent les uns et les autres. Parmi ses enfants, l’un devenu moniteur d’équitation, a créé un centre équestre dans le Diois où il vit actuellement. La maison secondaire dioise sert de point de rencontre l’été avec ses enfants, mais chacun se voit selon ses disponibilités durant toute l’année. On parle des lieux surtout à travers ceux qui y vivent ou ce que l’on y fait.

Ce couple est symptomatique des modes d’ancrage dans les milieux aisés de l’ancienne génération. La femme suit le conjoint durant la vie active, mais son capital social familial lui permet de négocier l’un des points d’ancrage une fois en retraite.

Le second couple, d’une génération où les femmes accèdent au marché du travail, montre comment s’opère, durant la vie active, l’articulation des lieux d’ancrage des deux conjoints.

Monsieur Paulinner, ingénieur à EDF, vit, ’entre deux missions à l’étranger’, avec sa femme enseignante dans les Yvelines. Leurs enfants (26 ans et 30 ans) sont également tous les deux ingénieurs dans la région parisienne. Ils se sont fixés dans cette région après plusieurs mutations en France (Bordeaux, Lille) à l’occasion desquelles la conjointe a suivi son époux. Ils ont plusieurs résidences secondaires, chacune étant un pôle ’compensatoire’ pour l’un des conjoints. C’est l’histoire familiale de Monsieur Paulinner qui les a conduit jusqu’au Diois. Ses parents originaires du Nord (son père proviseur de Lycée, sa mère inactive), ayant été évacués en 1939 dans le Vercors, ont connu le Diois en visitant la région. Rentrés dans le Nord (Pas-de-Calais) après la fin de la guerre, ils reviendront toujours en vacances dans cette même région, avec leur fils (Monsieur Paulinner). C’est donc ici que Monsieur Paulinner, avec l’aide de ses parents entreprend en 1975 la construction de sa maison secondaire, le choix de la commune ayant été fixé par rapport à sa situation géographique ’en face de Glandasse’ ce bout de Vercors où ses parents se sont réfugiés. Cet espace secondaire est un ’lieu de repos à la montagne’, un temps de célébration de la mémoire familiale, il est appréciable d’y venir en trouvant la ’maison prête à habiter’ (leur voisin agriculteur, auquel ils ont acheté le terrain, entretient la propriété). C’est aussi un point de retrouvailles avec leurs enfants (ayant fait leurs études à Grenoble) et un point de départ pour ’une tournée de visites à des amis’. La conjointe, qui n’y a pas de souvenir à célébrer, et qui se sent ’plutôt citadine’, s’y ennuie un peu et préfère leur autre résidence secondaire, à La Baule, où ils ’vont en vacances au bord de la mer’. Il y ont acheté un appartement refait à neuf également ’prêt à habiter’, où ils partagent leur temps entre la baignade et des sorties culturelles. Les deux espace-temps sont complémentaires : le Diois étant ’la campagne avec le calme’, tandis que La Baule, représente ’la mer avec la ville’ ; leur résidence principale conjuguant, quant à elle, les deux attributs, ville et campagne : ’ ‘On est dans une maison, dans l’équivalent d’un village, et on est pas loin de Paris, on a à côté St-Germain-en-Laye qui est un petit Paris au niveau culturel, et on a Parly [grand centre commercial]’’.

Leur circuit annuel entre résidences s’établit en fonction de l’organisation familiale qu’ils synchronisent avec leurs enfants : lorsque ceux-ci poursuivaient leurs études à Grenoble, ils passaient déjà par le Diois puis à Grenoble pour les y ramener avant la rentrée universitaire, et maintenant qu’ils sont en activité dans la région parisienne, ils passent déjà par La Baule où leurs enfants viennent les rejoindre. S’ils apprécient le Diois pour s’y dépayser, ils ne conçoivent pas d’y vivre en permanence : ‘’ une fois que l’on a été habitué à être non pas dans Paris, mais en région parisienne, en ayant la plupart des avantages et pas les inconvénients’’. La mobilité est pour lui une nécessité à laquelle il prête peu d’attention, l’important étant de pouvoir se déplacer à sa guise. C’est un mode de vie impliqué par la vie en région parisienne, qu’il n’abandonnerait pas pour vivre plus près de son lieu d’emploi (en plein centre de Paris) ni pour occuper un emploi plus sédentaire (il aime son métier, qui implique de voyager). Elle avoue, sur le ton de la ’modestie’, mener ’une petite vie tranquille’, résidant à dix minutes de son lieu d’emploi (collège), et appréciant la vie en région parisienne où elle se sent chez elle (originaire du Pas-de-Calais).

Certains traits du modèle précédent demeurent cependant. La vie quotidienne de Madame Paulinner, remplie par une activité professionnelle, s’organise néanmoins en fonction de celle de son mari : ’‘Entre la vie de mon mari, et ma profession, j’ai pas le temps de faire autre chose en semaine. Je m’adapte à la vie de mon mari : je me lève aussi tôt que lui [5h30] et je l’attends tard le soir, quand il rentre [20h].’’ D’où l’importance des espace-temps secondaires où l’on se retrouve en famille et où l’on rompt le rythme effréné de la vie de cadre (et d’épouse de cadre) en région parisienne.

Dans le dernier cas, les conjoints ont une forte différence d’âge (lui, à la retraite, s’est remarié avec une femme d’une quarantaine d’années). Ce couple est arrivé sur la zone d’étude sans y avoir d’attache contrairement aux précédents, mais selon le même modèle. Le lieu secondaire étant une compensation par rapport à la vie de nomade acceptée par la conjointe.

Elle, anglaise et diplômée, a accepté d’abandonner son poste de directrice d’une organisation internationale pour suivre son conjoint, Monsieur Vanderlick diplomate belge, rencontré alors qu’il était en poste en Angleterre. Après de multiples pérégrinations à travers le monde (Congo, Ethiopie, Iran, Rome, Athènes, Yougoslavie, Hollande), il prend sa retraite à contrecoeur en Belgique, pour satisfaire à ses engagements (parents) et où ses nombreuses relations peuvent faciliter l’avenir de ses jeunes enfants (nés du second mariage). Ils s’installent alors à Anvers selon les préférences de son épouse pour une ville animée, alors que lui-même aurait préféré habiter un lieu isolé au bord de la mer. Outre sa belle-famille anglaise à laquelle ils consacrent la moitié de leur temps de vacances (réglé sur le rythme scolaire des enfants), il suit la volonté de son épouse d’acquérir une résidence secondaire dans ’une région de montagne en France’ – lui-même aurait préféré s’installer ’quelque part au bord de la mer’. Entre l’attirance pour la Côte d’azur, bord de mer ensoleillé mais ’socialement repoussoir’, (’où les gens viennent s’entasser pour les apparences’) et la Bretagne, culturellement riche, mais ’pauvre’ en montagne et en soleil, la Drôme, indiquée par un collègue consul général de France en Belgique, et le Diois découvert par agence, s’avèrent ’un entre-deux très acceptable’. Voici comment un diplomate belge et une anglaise deviennent résidents secondaires d’une commune de 12 foyers (le maire et sa femme en étant les seuls habitants permanents), située à 1200 mètres dans le Haut-Diois. Installés depuis 6 mois seulement (au moment de l’enquête) ils se découvrent très vite des points communs avec la zone. Alors qu’il se dit lui-même ’moitié protestant par son père, moitié libre penseur par sa mère’, il apprend que la majeure partie des résidents de la commune sont, eux aussi protestants. Il entreprend alors des recherches historiques sur le protestantisme dans le Diois (comme son compatriote Monsieur Vandam). Il retrouve par ailleurs ’la vie de village’ qu’il avait connu dans le quartier populaire de son enfance à Anvers, où son père ’simple coupeur devenu tailleur réputé’ commencera l’ascension sociale de sa famille avant de s’installer dans les quartiers plus riches de la ville

L’analyse peut être complétée par la mise en perspective avec d’autres groupes, de génération et de milieu social différents. Le cas de Patrick et de Stéphanie (tribu incertaine) nous a montré en effet les difficultés à articuler les engagements professionnels et familiaux, pour les couples de bi-actifs où les niveaux de diplômes et les positions professionnelles sont équivalents et où les appartenances restent suspendues à l’avenir incertain d’une migration non maîtrisée. Tandis que le cas d’André et de Nathalie (ouvrier et inactive, tribu incertaine) montre une articulation plus ’évidente’ (l’absence de diplôme n’impliquant aucune mobilité d’un côté ou de l’autre), mais aussi plus pesante, qui peut être vécue comme le repli sur un espace réduit (routine qui s’installe, difficulté à sortir de chez soi).

Parmi les deux femmes arrivées sans attache sur la zone, l’histoire de Madame Yourkénof constitue un exemple de couple où cette articulation ne s’est pas bien faite, conduisant au divorce. ’‘Ma mère pouvait suivre son mari et préserver l’unité familiale. Alors que moi, je ne pouvais pas suivre avec ma famille. Il a été fait prisonnier : ça, ça dénature les choses, car nous avons vécu des vies différentes dès le début de notre mariage’ ’.

Dans les deux cas, on vient y chercher le ’repos’, ’la nature’, ’la vie simple’. On vient aussi y entretenir des relations. L’espace secondaire est un lieu où l’on reçoit (de la famille, des amis venant d’un peu partout) et ou l’on retrouve des connaissances (habitants du village devenus des amis pour Madame Yourkénof ; amis rencontrés dans l’hôtel où Madame Kouroustian séjourne). L’ancrage de l’une et de l’autre est d’intensité et de nature sensiblement différentes. Madame Yourkénof y a acheté une résidence secondaire il y a plus de 30 ans, tandis que Madame Kouroustian, vient en séjour depuis quelques années seulement, dans l’hôtel-restaurant créé par Monsieur Monfavet (notables revenus au pays).

Madame Yourkénof

Après son divorce, elle s’établit dans la résidence familiale à Aix, avec ses parents et ses enfants. Ayant fait des études supérieures à la faculté des lettres d’Alger, elle passe sans problème un concours et devient à plus de 40 ans, professeur de lettres au lycée d’Aix. Elle décide alors, pour la ’santé et la bonne éducation’ de ses quatre enfants, de les sortir du cocon familial et de les emmener à la montagne. Ayant peu de moyens et sur les conseils d’un collègue, elle passe un monitorat pour encadrer des colonies de vacances et part avec ses enfants par ce biais. Trouvant la montagne des meilleurs effets sur ses enfants, elle loue une ferme ’rudimentaire à souhait’ dans un hameau isolé des Hautes-Alpes. Bien qu’attachée à ce lieu, elle ne peut y acheter de résidence secondaire sur la zone où le développement touristique entretient la flambée des prix. Elle se ’replie’ alors sur le Diois, sur les conseils d’un couple d’amis d’Aix, dont la femme est originaire de Die. C’est ainsi qu’elle achète sa résidence secondaire en 1966 dans la commune où réside aussi Monsieur Ferréni et ou viendra s’installer Monsieur Gaspar. Le Diois n’est pour elle qu’un substitut des Hautes-Alpes, qui représentent la ’vraie montagne’. Elle y reçoit maintenant ses petits enfants, ainsi que des amis, venant d’un peu partout. Mais ses enfants, gardant le souvenir de ces séjours d’éducation à la rudesse de la vie rurale, et ayant tous eux-mêmes des résidences secondaires, n’y sont pas attachés : ’‘ils n’y sont pas attachés, mais comme j’y suis ils viennent, et puis y’a quand même de la distraction pour eux, sportive, alors c’est quand même une diversion par rapport à la plage’’. Le pôle d’Aix reste le véritable lieu de retrouvailles, à côté duquel s’échelonnent toutes les autres résidences principales et secondaires de ses quatre enfants (son fils aîné est, comme son père, ingénieur à Nice, son second est maître de conférence en sociologie à Marseille, son troisième est entrepreneur à Carcassonne, et sa fille, après une licence de Russe, a renoncé à sa situation à Paris, pour suivre son mari, professeur d’économie à Bordeaux).

Au bout de trente ans de vie ’secondaire ici’, elle est une figure locale, que l’on connaît bien au village. Elle s’est fait des amis des paysans, dont elle regrette la lente disparition, tandis qu’elle porte sur les ’néo-ruraux’ un regard plus critique, où se mêle réprobation et sympathie. Ceux qui viennent et s’y accrochent, n’ont pas de métier, pas d’arme, et vivent de subventions. S’enfonçant eux-mêmes dans la marginalité, ils ne font qu’alimenter la lente déchéance du pays, qui perd ses forces vives.

Elle a connu l’époque où le village était encore habité par de nombreux paysans et où le col qui domine le village avec son auberge, était un lieu de passage important entre deux vallées, et un lieu de brassage et de rencontre entre ouvriers, touristes et gens du village. L’auberge fermée, le col n’est plus déneigé, et devient une barrière infranchissable. Elle a alors demandé à Monsieur Ferréri d’ouvrir un camping, pour amener une activité et de l’animation au village. Mais la commune s’était alors engagée dans une politique de rigueur financière, pour liquider les dettes que les néo-ruraux auraient laissées, selon les propos de la nouvelle équipe (alliance de résidents secondaires originaires ou non du village, cf supra.). Et madame Yourkénof d’en conclure : ’alors il y a de plus en plus de résidents secondaires’.

Madame Kouroustian, cadre supérieur à Lyon, où elle réside avec son conjoint (cadre également) dans un quartier chic, constitue un cas de figure limite. Son rapport très distancié à la zone d’étude et focalisé en un lieu très précis - l’hôtel-restaurant - en fait presque une figure emblématique de ’l’extériorité’, autre forme d’appartenance que nous aborderons plus bas.

Ayant connu l’hôtel-restaurant il y a quatre ans par un ami, elle y a rencontré d’autres touristes, belges et hollandais, avec lesquels elle a sympathisé. Ils échangent d’ailleurs au fil de l’année, par fax et par mél. Si elle revient, non pas dans le ’Diois’ mais à l’hôtel restaurant, c’est pour y retrouver le cadre de cet hôtel luxueux en pleine nature, ainsi que ses amis. Il n’y a pas pour autant attachement ou engagement : ’ ‘Je sais qu’au bout d’un moment j’en aurai assez. J’irai chercher autre chose ailleurs. Quoi? Je ne sais pas. C’est un ensemble : d’autres gens, d’autres paysages’ .’

Effet de lieux (d’enquête) ou effets de milieux d’origine ? Les deux, semble-t-il. On pourrait dire ici simplement, que les lieux singuliers, tel que cet hôtel-restaurant luxueux au fin fond du ’rural profond’, fruit de l’expérience migratoire d’un enfant du pays (Monsieur Monfavet) dont l’engagement local est lui-même un peu particulier, attire des gens singuliers. Deux mondes, proches et lointains, se rejoignent en ce lieu singulier, à l’issue d’itinéraires migratoires inversés. Il y a ceux (père et enfants ayant repris l’hôtel) qui sont revenus au pays avec la volonté d’y réussir et d’y attirer le ’beau monde’ qu’ils ont connu ailleurs. Et il y a ceux qui, étant partis définitivement de leur pays, cherchent des lieux ’hors du monde et hors du temps’.

Dans un autre lieu lui aussi singulier -la commune où n’habitent que des résidents secondaires, protestants pour la plupart- nous avons vu qu’un diplomate belge ’atypique’, se trouvait des points communs et une certaine familiarité avec ses habitants. Ce lieu rassemble là encore deux mondes, proches et lointains, à partir d’une expérience migratoire commune. En effet, ce diplomate partage avec ces résidents secondaires protestants, une forme d’appartenance similaire que nous avons nommée ’en tension’ et que nous présenterons plus loin. Ils sont ’en tension’ entre un lieu d’attache qu’ils ont dû mettre à distance et des lieux où se sont construits leurs engagements familiaux et/ou professionnels. Le lieu où nous les avons rencontrés ne correspond pas au même pôle pour chacun d’entre eux. Pour le diplomate, il est le pôle de mise à distance de son lieu d’origine, la Belgique, où il se sent retenu par ses engagements familiaux. Pour les autres, il est le pôle d’origine auquel ils restent ’attachés’ malgré des engagements construits ailleurs.

Ces deux cas de figures nous conduisent à penser, qu’en amont des ’effets de milieux’ entre groupes différents partageant le même espace de vie, il y a aussi des ’effets de lieux’. Autrement dit, les lieux singuliers n’attirent pas et ne retiennent pas n’importe qui. Et, parce que les lieux n’existent pas en dehors de ceux qui y vivent et les façonnent (ou les délaissent), il faut tout de suite ajouter qu’à l’origine de leur singularité, il y a des figures d’appartenance locale dont les itinéraires migratoires ont laissé leur empreinte – la volonté d’y réussir aussi bien qu’ailleurs pour le premier, et la volonté de perpétuer la mémoire familiale par delà l’exil, dans le second cas.

Notes
293.

TARRIUS A., 1996 - ’Territoires circulatoires des migrants et espaces européens’, in : HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M. (dir.), pp. 93-100.

294.

CORTES G., 1998 - Migrations, systèmes de mobilité, espaces de vie : à la recherche de modèles, in : L’espace géographique, n° 3, pp. 265-275.

295.

Nous utilisons ici la notion d’identité, car ce qui est en jeu est la définition de la personne par autrui (ici, identité héritée par une nationalité problématique ou duale) et la transaction biographique et relationnelle qu’elle établit pour s’en distancier.