Section 71. Les figures en tension : protestantisme, devoir de réussite sociale et déracinement

Les figures ici concernées ont pour point commun l’attachement à un lieu d’origine et l’engagement dans un lieu où se construisent la position sociale et les alliances familiales. Elles ne sont ni immergées, ni distanciées, mais en tension entre plusieurs espaces, plusieurs mondes. On ne peut en effet parler d’immersion, puisque le projet de la migration qui marque l’ensemble de ces figures les amène à s’approprier ou à s’identifier à d’autres lieux. Il n’y a pas pour autant de ’distanciation’ véritable, puisque le lieu d’origine reste ’l’ici’ qui donne le sens et la valeur de tout lieu, de tout lien tissé ailleurs.

Les protestants, que nous avons rencontrés, sont les figures les plus emblématiques de cette forme d’appartenance et les plus significatives au regard de la dynamique territoriale dioise.

Emblématiques, parce qu’elles permettent de montrer les relations étroites entre la Modernité – avec pour idéal, devenu possible, l’ascension sociale - et la mobilité géographique – comme voie de promotion sociale. L’éthique protestante, comme l’a bien montré M. Weber296, pousse en effet au plus haut point les valeurs et la conception du monde propres à la Modernité. Contrairement à celle défendue dans la religion catholique, la croyance protestante est que le salut se construit sur terre. Les places n’étant pas données par la naissance, la réussite sociale, construite dans l’effort (valeur du travail) accumulée sous forme de capital, est le signe de son ’élection’. D’où le développement du capitalisme, des valeurs et des modes de vie qui l’accompagnent parmi l’ensemble des groupes sociaux. D’où également, l’avènement d’une société ’plus mobile’ géographiquement et d’un lien plus étroit entre l’espace social et géographique. Le marquage social des lieux est apparu, en effet, avec le passage d’une société d’ordres en société de classes297. Comme le souligne R-H. Guerrand298, dans une société où chacun était ’assigné’  à une place par sa naissance, le lieu de résidence ne qualifiait pas son occupant. Dès lors que l’ascension sociale fut possible, la mobilité géographique devint à la fois un moyen et une conséquence de la mobilité sociale. Le modèle d’ascension sociale par la migration s’est diffusé très largement parmi l’ensemble des groupes sociaux. Il a accompagné l’exode qui a poussé bon nombre de générations de paysans, s’arrachant à la terre pour accéder à la ville, à ses emplois industriels et aux promesses (aussi trompeuses fussent-elles parfois) d’avenir meilleur. Il est au principe d’une bonne partie de nos migrations. Qu’il s’agisse de l’entrée en formation, de la poursuite d’une carrière professionnelle, de l’accès à la propriété foncière - toutes ces étapes se traduisent généralement par un ’changement de lieu’, traduisant ou censé permettre un changement de position.

Les protestants, rencontrés dans le Diois, ont eux aussi poursuivi le chemin de l’exode vers la ville. Ils ont, pour la plupart, intégré la fonction publique qui constituait l’une des voies d’ascension sociale la plus fréquente parmi les masses rurales et paysannes. Quelques générations après l’ouvrage de M. Weber, nous avons retrouvé dans les discours recueillis, le même idéal de promotion sociale, et, dans le contexte présent, l’obligation de migrer avec pour rançon, un certain déracinement.

Les protestants rencontrés, tous originaires de la zone d’étude, sont des figures localement ’problématiques’ à l’heure de la construction territoriale du Diois. Le Diois, est pour eux une enclave rurale qui n’offre pas d’avenir, sinon celui d’être paysan. Il ne peut donc être qu’un pôle d’exode, et un lieu secondaire où sont entretenues la mémoire familiale et les racines. Protestantisme et exode sont d’ailleurs présentés comme les deux faces d’une même histoire, celle de la dévitalisation du pays diois, dans l’ouvrage d’A. Pitte (1995, p. 80) : ’‘L’existence physique du protestantisme dans le Diois a été bouleversée par les conséquences de l’exode rural. [ ] De 1851 à 1954, le canton de La Motte-Chalencon perd les quatre cinquièmes de ses habitants et ceux de Chatillon et de Die les deux tiers au profit de Crest et de Valence, de Grenoble et de Lyon, de Marseille et de Paris’ .’ Autrement dit, au profit de grandes villes, offrant plus ’d’espérances’ sur le chemin de l’ascension sociale que ne le pouvait ce pays ingrat.

Autant dire que cette conception du lieu, développée par ceux-là mêmes qui en sont originaires, représente une forme de violence symbolique et potentiellement subversive, pour ceux qui s’engagent sur le front de la reconnaissance du Diois comme ’pays vivant’. Ils sont l’exact pendant des figures de ’notables du pays’, qui cherchent au contraire à articuler leur ancrage au pays à leur réussite sociale.

Les figures, que nous allons présenter, concernent des ’lignées’ plutôt que des personnes. Dans l’idéal de ’la promotion par la migration’, les personnes interviewées ne se situent pas dans la même temporalité généalogique. Certaines ont réussi à partir tout en cultivant leurs racines par la résidence secondaire, d’autres ont réalisé cet idéal par ’procuration’, à la génération de leurs enfants, la dernière figure, en bout de lignée, reflète la dimension ’dramaturgique’ de cette forme d’appartenance, dont l’idéal de promotion par migration ne souffre aucune concession sur le terrain des attaches.

Rappelons les trois figures de lignées protestantes que nous allons présenter plus en détail.

Rapport au temps
Rapport à l’espace Dissociation circulaire linéaire digital Tension Forme d’appar-
tenance
Entre ici et ailleurs Protestants partis durant la vie active (4) Protestants restés dont les enfants sont partis (7) Protestant resté sans enfant (1) Attachement aux lieux
Engagement dans les liens
communautaire collectif commun
Qualités des liens sociaux

Notes
296.

WEBER M., 1991 – L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Ed. Presses Pocket, Coll. Agora, 286 p.

297.

Le développement du ’protestantisme’ et l’avènement de la Modernité, des sociétés démocratiques et égalitaires, sont certes à distinguer, mais ils sont également liés.

298.

GUERRAND R-H., 1996 – ’Histoire des taudis, in : PAUGAM.S (dir.) : L’exclusion – l’état des savoirs. Ed. La Découverte, coll. Textes à l’appui, pp. 218-227.