712. Les protestants restés dont les enfants sont partis

La promotion par la migration est un objectif difficile à atteindre ; elle peut prendre plusieurs générations, comme c’est le cas ici. Les deux enfants de paysans concernés, (une femme de 80 ans et un homme de 55 ans), eux-mêmes paysans, sont restés attachés malgré eux à leur terre. Mais tous leurs efforts consentis sur le terrain de la migration ont été couronnés de succès, puisque l’ensemble de leurs enfants (2 chacun) sont partis faire des études et ont trouvé une ’situation’ en ville. Les enfants de monsieur Chamarte ont suivi les réseaux d’immigration familiaux à Lyon. Ils y ont suivi leurs études, et ont réussi à se ’placer’ (le fils est chef d’agence au dédouanement de l’aéroport de Lyon-Satolas, la fille est secrétaire de direction dans une entreprise anglaise). Les enfants de Madame Magalou ont suivi leurs aînés (oncles) dans la fonction publique (militaire de carrière à Metz, responsable de travaux à la Direction Département de l’Equipement dans le Vercors).

Leur espace vécu, comme dans le cas précédent, est structuré par le lieu d’origine. Mais celui-ci est aussi le lieu où s’est déroulé l’essentiel de leur vie et de leur activité professionnelle. Mais leurs engagements véritables se sont construits ailleurs, ’par procuration’, à travers l’émigration et la réussite professionnelle de leurs enfants. A ce lieu d’attachement est associé une série de réseaux (d’immigration de leurs enfants, d’ouverture sur l’extérieur) et de points d’ancrage (lieux d’installation de leurs enfants). Ce que l’on a fait ici est minoré : on est resté petit, mais on a tenu du moins que l’on a pu. Le pays sur lequel on a vécu est mis à distance, mis en perspective avec les ’villes’ où sont installés ses enfants. Ceux-ci d’ailleurs continuent à revenir et restent attachés à leur lieu d’origine.

La frontière est donc celle qui sépare l’ici dont on n’a pu partir, et l’ailleurs où l’on a réussi à faire émigrer les enfants. Le temps n’est pas circulaire, mais linéaire. Il y a le passé, c’est-à-dire ce que l’on a vécu soi-même ici, et l’avenir, ce que les enfants vivent ailleurs. A travers la succession des générations, elles-mêmes marquées par leur époque, on s’achemine vers un progrès certain. Les parents ont connu la vie de labeur des paysans d’alors, on a vu partir les meilleurs et se mécaniser les plus riches des agriculteurs, et enfin les enfants, installés en ville avec de bonnes ’situations’, ont accédé au confort moderne et à une vie citadine plus ouverte.

Madame Magalou et Monsieur Chamarte, s’ils sont restés toute leur vie dans le Diois, expriment cependant leur attachement avec une certaine retenue. L’une et l’autre ont vécu des réalités différentes, mais qu’ils aient été petit paysan de montagne, ou riche exploitant de la plaine : aucun des deux n’a voulu transmettre.

Les parents de Madame Magalou, petits paysans dans le Haut-Diois, n’ont jamais cherché à ’faire reprendre l’exploitation’ à leurs enfants. ‘C’était pas valable, on n’avait pas une propriété suffisante, il fallait mieux qu’on cherche ailleurs’ .’ Mais, comme d’autres paysans ’attachés’, le décès précoce de sa mère et le départ de ses frères (selon le modèle de promotion par migration) l’empêche de partir (elle aurait voulu être institutrice) et l’oblige à succéder. Elle investira alors tous ses efforts dans l’éducation de ses enfants, pour qu’ils réussissent ce qu’elle n’a pu réaliser. ’ ‘Financièrement, ça a été dur de leur faire faire des études. C’était dur, mais c’était important que mes enfants ils aient une vie plus facile que moi’ ’.

Son ’attachement’ à ce pays ingrat, s’exprime à travers l’ambivalence de la fierté d’avoir tenu, face au destin qui s’est imposé, et du regret de ne pas avoir pu partir.

Monsieur Chamarte a eu la chance, contrairement à Madame Magalou, de ’naître paysan’ dans un pays de plaine, aux portes de Die et au bord de la rivière Drôme. Et pourtant, il a transformé progressivement son exploitation, héritée de son père (protestant), en camping.

Pendant 30 ans, il a développé une activité de polyculture-élevage (bovin), sur une exploitation alors considérée comme ’l’une des plus belles dans la région’. Peu à peu, avec l’installation sur ses champs de ’touristes squatters’, il a transformé une partie de ses parcelles en places de camping, au grand dame de ses voisins paysans ’Ils disaient tous : ’ ‘il est fou : abîmer un beau champ comme ça !’ ’ – Mais finalement j’ai bien fait. ’ 32 ans après sa création, il est passé en effet de 30 places à 180 places, avec une piscine, un ’snack’ et l’un des plus importants campings des alentours de Die.

S’il n’a pu ’partir’ lui-même, comme son fils, faire sa vie ailleurs, il a pu ’voyager’ à travers la clientèle de son camping, dont une bonne partie est devenue ’familière’ et fidélisée. C’est dans ce lieu que nous avons rencontré le groupe nomade (’Robert, Michel et les autres’ chapitre VI) dont les membres sont devenus des amis, chez lesquels il se rend régulièrement dans l’année. Il n’est sans doute pas étranger à la ’distance protestante’ qu’entretient Monsieur Chamarte vis-à-vis de son pays, que ce groupe puisse, avec lui, tourner en dérision ses habitants et ses hauts-lieux.

Malgré sa réussite locale, Monsieur Chamarte, comme Madame Magalou et les autres protestants, envisage l’avenir du Diois avec peu d’espoir, hormis celui d’un développement touristique et des résidences secondaires.

Ils partagent sur l’avenir du pays et les possibilités d’un développement, une opinion assez proche de celle des protestants qui sont partis. La modernisation du pays, de son agriculture, de ses industries, eut été possible et souhaitable, mais l’exode et le ’conservatisme’ des élus en ont décidé autrement. Et, il est aujourd’hui trop tard.

Leurs rapports aux ’néo-ruraux’ sont moins ’amers’ que dans le cas précédent. Une certaine ’compréhension’ teintée de compassion, anime le regard porté sur ceux qui ont partagé avec eux, la dureté de la terre ingrate et de la profession. Les néo-ruraux ne sont pas des ’coupables’, mais des ’doux rêveurs’ peu sérieux. La plupart ’n’ont pas tenu’, et les autres, tout au plus, ont permis de ’mettre un peu d’ambiance au pays’ dans lequel ils étaient eux-mêmes reclus. D’ailleurs, malgré sa sympathie pour eux, et les relations qu’il a pu développer, ce n’est pas à eux que Monsieur Chamarte, devenu gérant de camping, a loué ses terres : ’c’est à des jeunes d’origine agricole voisins que je connaissais bien. Ça allait mieux à eux que... c’est des jeunes sérieux, quoi.’