713. Un protestant resté sans enfant

Ce dernier ’cas’ exprime sans doute le plus intensément les valeurs protestantes et la dimension ’dramaturgique’ de cette forme d’appartenance. Non seulement Monsieur Taumas n’a pu suivre le modèle de promotion par migration, mais étant resté sans enfants, il n’a pu le réaliser par procuration.

Fils de paysans protestants, il n’a pu faire l’école d’agriculture qu’il envisageait, car son père est mort trop tôt. Il laissera sa part de ’terres’ (qui reprend la ferme avec son conjoint, protestant lui aussi), et se lance alors dans l’aventure, de monter lui-même une exploitation en élevage ovin. Marié à une institutrice (protestante) en 1956, il suit sans difficulté son épouse pour habiter dans le logement de l’école où elle exerce ses fonctions (autre commune). Il fut ainsi ’migrant alternant’ toute sa vie, entre son lieu de travail (ses terres) et les lieux de résidence de ses deux épouses. La première étant décédée d’un cancer, il épousera sa collègue (institutrice protestante, elle aussi) un an après (1976) et la suivra de nouveau à Die (à 15 km de son exploitation) où elle prend ses fonctions puis sa retraite.

L’espace vécu, contrairement aux protestants qui se sont exilés, ne s’incarne pas en un lieu matériel. Les logements qu’il a occupés sont restés ’l’affaire, la propriété’ de ses femmes, autrement dit des supports d’engagements familiaux. Mais le véritable lieu d’attachement et de réalisation (en l’absence de migration), c’est la terre qu’il a cultivée, façonnée. L’espace vécu s’exprime à travers le devoir, et la valeur essentielle à ses yeux : le travail. Par son travail acharné sur la terre, il a tenu ses engagements (réussir en partant de rien), assumé son attachement (’le bétail c’est l’esclavage) et gagné sa ’liberté’. Le rapport prométhéen à l’espace ainsi défriché, approprié, maîtrisé compense l’attachement auquel il n’a pu échapper.

Son esprit ’d’entreprise’ (modernisation de son exploitation), son ouverture sur l’extérieur et sa volonté d’accueil, reflètent certaines valeurs protestantes, que d’autres ont exprimé à travers la migration.

Il a ainsi voyagé avec ses épouses. Le ’sacrifice’ du travail, consenti sur l’autel de la bonne entente conjugale, l’a -reconnaît-il- ouvert sur d’autres plaisirs et d’autres lieux. Mais surtout, il a satisfait à la tradition protestante en accueillant des réfugiés (espagnols, italiens, français du sud). Ceux-ci ont été autant de fenêtres ouvertes sur le monde, de regards extérieurs et révélateurs de sa propre identité et d’occasion d’affirmer sa religion.

Les valeurs protestantes, celles du goût pour le travail, de la solidarité entre minorités (oppressées, pauvres), orientent sa manière d’appréhender les frontières, les catégories de population et son rapport au développement local.

Les frontières sont définies par la géographie. Et celle-ci définit les pays pauvres à forte solidarité, et les vallées riches où règne l’anonymat.

La mémoire de la persécution, transmise de génération en génération, et la tradition de réclusion et d’ouverture alimentent un comportement vis-à-vis de ’l’étranger’ où se mêlent à la fois, la ’résistance’, l’ouverture et la recherche de ’consensus’.

Protestant, il se définit en opposition aux catholiques, à travers un esprit critique et éclairé, que la ’religion du livre’ lui a permis d’acquérir.

Il accepte ainsi l’arrivée des ’étrangers’ à condition d’un certain respect. Il observe les échecs des ’nouveaux arrivants’ avec un regard où se mêlent l’affirmation de certaines valeurs et normes d’intégration à respecter, et ’la compréhension’ vis-à-vis des difficultés des uns et des autres à s’entendre.

L’accueil est un devoir pour ceux du pays comme lui, mais à l’inverse le respect de l’accueil et de l’esprit de solidarité qui marque selon lui le pays, est un devoir que ne savent pas toujours assumer les nouveaux arrivants.

L’attachement et la distance s’alimentent à travers une appartenance en ’tension’ entre l’ici imposé et assumé et ailleurs préférable mais inaccessible. D’où la plus grande ’ouverture’ au changement, d’où le ’détachement’ vis-à-vis de la propriété matérielle, d’où le regard, critique et compréhensif à la fois, sur le conservatisme des néo-ruraux.

Le tableau qu’il brosse de l’évolution et de l’avenir du pays est teinté de nostalgie et d’inquiétude.

Nostalgie parce qu’il sait qu’il va changer et qu’il ne peut s’y opposer, étant de l’ancienne génération et sans successeur. Inquiétude, parce qu’il ’sait’ qu’il va devenir un pays ’de villégiature’, où les valeurs du ’travail’ et de la ’solidarité’ entre ’petits’, vont se perdre.

C’est la fin d’un monde qu’il observe, en même temps que la fin de sa lignée.

Voici résumé en quelques phrases l’appartenance singulière qui marque les ’protestants’, et au-delà toutes les figures traversées par la même tension : entre l’attachement et la distance vis-à-vis d’un lieu, d’un métier, d’une vie, dont la dureté fait toute la valeur. On saisit alors la ’violence symbolique’, partagée avec d’autres paysans du cru, que représente pour eux le ’choix de vie’ néo-rural ou bien encore les ’vacances à la campagne’.