7212. Habitants d’une bulle

Nous utilisons ici le terme ’d’habiter’ parce que le lieu central est celui de la maison. Celle-ci est protégée de l’environnement local mais connectée sur l’extérieur par des réseaux en divers points qui peuvent être très éloignés. Une forteresse avec des antennes sur l’extérieur, en quelque sorte. Pour autant, la ’maison’ dans le sens où nous l’employons n’est pas tout à fait équivalente d’une propriété immobilière et foncière. C’est davantage une ’bulle’, un univers que l’on s’est construit en un lieu, considéré pour l’instant, comme le plus approprié (le plus beau, le plus tranquille...), mais que l’on peut tout à fait quitter, si ce lieu venait à changer ou si un autre lieu s’avérait plus propice (falsifiabilité des lieux).

Monsieur Brumberger en est une illustration. Lorsque nous l’avons rencontré, il s’apprêtait à déménager dans le Vercors, où il venait d’acquérir une nouvelle maison plus à son goût. Hollandais, professeur honoraire rattaché à l’Université d’Indonésie, il pratique le télé-travail, comme son épouse (née en France, de père allemand et de mère hollandaise). Celle-ci est psychologue expert auprès des tribunaux hollandais et d’une organisation non gouvernementale. Résidents secondaires dans la commune de G., ils décident de s’y installer en ’semi-permamence’ en 1995, en gardant un petit studio à Amsterdam. Mais les ’bruits’ environnants (problème de ’chiens’) et le manque de place (les livres remplissent peu à peu la maison) les incitent à partir de nouveau (1998), vers un lieu qu’ils estiment ’plus agréable’ que le Diois (au niveau climatique et paysager).

Le proche et le lointain ne s’expriment pas en termes de distance géographique. Le lointain (lieux et liens) peut être plus familier que l’environnement proche. Les relations sont choisies en fonction d’affinité élective. On les maintient ’à distance’ et ’dans la distance’. ’A distance’, parce que la configuration d’appartenance stable est limitée à l’univers étroit du couple ou de la famille nucléaire. ’Dans la distance’, parce que l’échange emprunte souvent les voies épistolaires, télématiques, parfois celles du voyage (pour rendre visite). On entretient quelques amitiés durables, tenaces, mais on se maintient à distance des ’relations’ plus superficielles. Au dehors, on fréquente ’des cercles d’amis’ qui ont leurs lieux de rencontre, et leurs frontières aussi avec l’extérieur. Les lieux et les liens qui sont ’choisis’, sélectionnés, et donc appropriés le plus intensément possibles. Tous les éléments ’extérieurs’ à la bulle que l’on a construit, et auxquels on ’tient’ sont d’une manière ou d’une autre, ’ramenés’ dans celle-ci. La bulle contient tout ce que l’on estime important, beau, pour y vivre le mieux possible, sans aller au dehors que par choix et non par nécessité.

Les habitants de cette bulle sont de milieux et connaissent des situations, fort divers : du couple recourant au télétravail, au couple d’artistes retranchés dans leur lieu de création, en passant par deux familles de ’néo-ruraux’ à la recherche d’une ’utopie familiale’. Mais tous sont marqués par une certaine rupture du modèle familial : une tradition professionnelle (relieur) que l’on ne reprend pas ; une enfance marquée par la délinquance et le placement en institution ; une éducation en institution religieuse à laquelle fait suite une vie de ’bohème’ en communauté avant de devenir artiste ; le placement auprès de tuteurs que l’on quitte dès l’âge de la majorité. Quel que soit leur milieu d’origine, leur enfance a également été marquée par une forte incertitude : deuil, séparation, faillite, précarité voire pauvreté financière. La bulle que l’on construit quelques années ou décennies plus tard, est le résultat d’un effort et d’un cheminement pour couper court à toute incertitude.

Les membres des deux premiers couples sont d’origine sociale élevée et ont fait des études supérieures, tandis que les deux derniers viennent de milieux modestes (ouvriers, paysans) et n’ont pas connu l’université.

Les chemins qui les ont menés jusqu’ici (dans le Diois) sont fort sinueux, mais pour l’ensemble, le lieu a été ’choisi’ parmi d’autres, pour son environnement paysager ou son cadre de vie.

Il est pour les deux premiers un décor, et pour les deux seconds, un support. Décor offrant la tranquillité, l’isolement, la beauté paysagère favorable à la création (intellectuelle, artistique). Il est le support de l’inspiration ou de la réflexion sans en être l’objet. Il est le ’support’ d’une utopie familiale centrée sur le ’foyer’, lieu de vie et de production.

Philippe et Isabelle, artistes

La construction de cette ’bulle’ permet l’épanouissement personnel au sein du noyau familial ou conjugal. Le modèle traditionnel de la ’maisonnée’ y est associé à des valeurs plus modernes, telles que la préservation de liberté individuelle, le fort investissement dans la sphère des loisirs et de la culture. Le partage des tâches (ménagères), homme-femme, parents-enfants, est étroitement codifié, permettant ainsi la vie commune dans un univers restreint. Mais cette codification fait l’objet d’une négociation, aboutissant à un compromis entre les goûts et les obligations de chacun. En outre, chacun a sa propre activité ou profession, son ’jardin à soi’. Mais les mondes professionnels sont proches sinon communs (agricole, artistique, recherche). Chacun a, à cet effet, une pièce ou une partie de la propriété qui lui est attribuée (un bureau, un atelier...). Le déroulement des journées a lui aussi ses rituels : alternant les temps communs à heures régulières (repas), les temps personnels consacrés aux activités de chacun, et les loisirs en commun. S’il y a bien un temps de loisirs et un temps de travail, le travail et le loisir ne s’opposent pas. Le travail est une source d’épanouissement personnel, une ’passion’, parmi d’autres. La frontière établie entre le travail et les ’loisirs’ n’est pas celle de la lutte sur le front du ’temps à soi’ ou du temps libre, mais celle d’un équilibre. Personne d’ailleurs, dans son activité professionnelle n’est soumise au contrôle de la durée du travail. On reste son propre maître, et on ’s’adonne’ librement à son métier selon un temps ’orienté’ par la tâche et non par l’horloge.

Il n’est pas question de loisirs sur le registre hédoniste, mais plutôt de sources d’enrichissement personnel. En ce sens, on est proche de certaine valeur protestante, mais le ’travail’ n’est pas vécu comme un devoir provenant d’une autorité morale supérieure, auquel on se soumet, parfois dans la peine et la douleur. Il est un ’choix de vie personnel’, une ligne de conduite.

La seule frontière véritable est celle qui sépare ’la bulle’ du reste du monde, et particulièrement leur univers ’rural’ de la grande ville. Pour les deux couples de ’néo-ruraux’, celle-ci est un lieu repoussoir. Les deux autres couples (artistes et chercheurs) cultivent une forte affinité avec ce lieu, où ils entretiennent des relations professionnelles et amicales et des habitudes culturelles (visites, expositions...). Mais aucun d’entre eux, n’irait, pour rien au monde ’vivre en ville’. Pour les néo-ruraux, la ville est un univers ’anonyme’, un monde de béton et de stress, dans lequel on n’a plus de repère. Elle est, pour les seconds, un lieu de ’promiscuité’, de bruit, de foule, d’envahissement, un environnement banalisé ou dégradé. Ce que l’ensemble des personnes fuit à travers la ville, c’est la foule. Elles ne supportent pas les contacts qui s’imposent dans la promiscuité et la proximité.

Pour autant, leur bulle n’est pas hermétique. On reçoit et on rend visite à de nombreux amis. On voyage pour s’inspirer ou se ressourcer (artistes) ou pour des motifs professionnels (professeur à l’université et psychologue). De cette bulle, patiemment et méticuleusement aménagée, organisée, on maîtrise ainsi les échanges avec l’extérieur et, in fine, l’espace et le temps.

La temporalité est ici linéaire. On va vers un progrès. Du temps de l’enfance, souvent difficile et douloureuse, au temps du vagabondage à travers les lieux et les activités, au temps présent, d’un équilibre et d’une harmonie trouvés ou en voie de l’être, il y a un ’mieux être’. Pour autant le passé n’est pas ’oublié’ ou mis de côté. Il a permis d’acquérir l’expérience nécessaire à la construction d’un équilibre, l’acquisition d’une plus grande ’sagesse’, ou d’un savoir que l’on transmet à ses enfants (le cas échéant).

L’environnement proche n’est pas non plus totalement ’ignoré’. On se maintient cependant à la ’juste’ distance permettant de maintenir sa ’bulle d’harmonie et de tranquillité’. Lorsqu’il est trop ’pressant’ ou incommodant, on change de lieu (comme monsieur Brumberger).

L’environnement local est perçu ’par cercles concentriques’. Le premier est la commune, le second correspond à une ’micro-région naturelle’. Elle peut correspondre au Diois, ou à un sous-ensemble (le Haut-Diois, une vallée). Au-delà, l’espace est réticulaire : perçu, vécu à travers les lieux et liens que l’on fréquente occasionnellement.

La sociabilité est d’autant plus choisie et sélectionnée, mais différente selon les cercles qui entourent la bulle. On peut distinguer nettement la sociabilité de ’bon voisinage’, qui n’est pas élective, mais où l’on cherche la bonne distance, la sociabilité à distance qui est élective, et l’entre-deux, c’est-à-dire les relations que l’on est ’forcé’ d’entretenir pour des raisons professionnelles, dans l’environnement local parmi les ’riches familles’. On préfère le vrai paysan du village aux ’familles bourgeoises’ des environs. On distingue ceux que l’on apprécie pour leur valeur humaine -quel que soit leur niveau de vie-, des personnes ’importantes’ avec lesquels il faut entretenir certaines relations.

On s’intègre à la commune dans la mesure où ces relations de proximité sont régies selon un code de la bonne distance à respecter. Mais on tient à distance la campagne environnante et son bourg-centre, où règnent l’interconnaissance et le qu’en-dira-t-on.

Isabelle et Philippe – Distance et proximité

L’évolution du rapport à l’environnement local, qui marque ces deux artistes aujourd’hui désargentés (ils ont vécu 20 ans sur les rentes d’Isabelle) montre la dimension ’stratégique’ de leur investissement, forcé, dans une certaine sociabilité qu’ils ont jusqu’à maintenue à l’écart. Ils partageaient jusqu’à présent leur temps, entre la création, et l’amitié tissée avec le groupe de jeunes que Philippe avait accueilli dans sa ’communauté pédagogique’ (en Isère). Mais après 20 ans de cette vie, les caisses sont presque vides. Il faut alors ’s’ouvrir’ sur l’extérieur et vendre les oeuvres que Philippe a progressivement accumulées. C’est Isabelle, mettant entre parenthèse son écriture, qui prend en charge cette activité. Il s’agit de tisser des réseaux vers les hauts-lieux culturels (Paris, Lyon, Rome...) mais aussi dans l’environnement proche, afin de se faire connaître et de constituer une première clientèle locale.

Le Diois est un cercle que l’on définit par sa géographie et ses habitants, et que l’on observe d’un point de vue extérieur. Les catégories correspondent aux vagues de migration (ceux qui sont restés, ceux qui sont partis et revenus, ceux qui sont arrivés). Le rapport au développement local est quelque peu ambigu. Il rejoint celui de l’élite en exil : on est conscient que ce qui en fait son charme pour soi, est aussi le signe d’un sous-développement (pour les artistes et professions intellectuelles). Pour les néo-ruraux, la ’valeur travail’ associée à une vie de travail passée ici engendre une vision à la fois tournée contre les résidents secondaires (parmi lesquels se trouvent un bon nombre de protestants) et contre les ’néo-ruraux soixante-huitards’, venus vivre de subventions. Il s’oppose en cela aux initiatives du ’site de proximité’, pour des raisons biographiques (’il a lui-même ’sué’ pour avoir sa place au soleil) et idéologiques (les gens sont ’assistés’).

Monsieur Bérodier