7221. Citadines – voyageuses

Les profils sociaux très semblables de ces quatre citadines, résidant dans la même région (environs de Bruxelles) et rencontrées sur le même lieu d’hébergement (un centre d’activité culturelle) montrent l’effet sélectif des ’lieux touristiques’. Menant le même ’style de vie’ citadin, elles fréquentent, sans se connaître en Belgique, le même ’espace-temps’ de ’vacances’. Ce lieu ’planté’ en plein Diois (centre de séjour et d’activité) sert de base de vie pour ses stagiaires qui n’en sortent gère et ne se mélangent pas au restant du pays. Ce centre fonctionne en effet en ’circuit fermé’, les séjours étant commercialisés par des opérateurs étrangers (Belgique, Allemagne, Hollande), s’adressant à une clientèle aisée et attirée par les activités culturelles et artistiques.

Ces quatre femmes, d’âge différent (50 ans, la trentaine passée pour deux d’entre elles et 26 ans pour la dernière), appartiennent aux couches moyennes supérieures (agent d’assurance, orthophoniste, animatrice d’une radio nationale, employée de banque) et ont fait des études supérieures. Elles travaillent à Bruxelles et habitent en maison individuelle dans une périphérie qu’elles qualifient de ’campagne’ ou de ’paysage’. Vivant seules (célibataires ou séparées, sans enfant), elles ont néanmoins une vie sociale intense, partagée entre la sociabilité entre amis, et les loisirs (équitation, chorale, cinéma, théâtre). La configuration de leur espace d’appartenance est réticulaire et socialement sélectif. Elles rayonnent entre lieu d’habitation, lieu d’emploi, et lieu de retrouvailles avec leurs amis. On se reçoit les uns chez les autres, et on se rencontre aussi en des lieux habituels en ville (café, restaurant, théâtre), à fréquence régulière (chaque jour de la semaine étant réservé à un groupe et à un lieu). L’une d’entre elles (animatrice de radio), habitant une grande demeure, fait salon littéraire chez elle, où elle prépare également ses émissions de radio.

Elles cultivent également le goût du voyage à travers le monde entier. Elles relèvent selon la typologie de F. Michel (2000, pp. 48-56) de la catégorie des ’touristes-voyageurs’, accumulant les lieux et les sites visités pour rentabiliser leur temps de voyage. Elles partent aux travers de leurs réseaux d’amis (amis australiens, hongrois, parents résidents en Israël...) ou en ’séjour-découverte’ organisé par des agences de voyage (type Nouvelles Frontières). Qu’elles aillent ’dans des campagnes’ ou ’dans des villes’ elles voyagent toujours dans le même univers ’citadin’. Leurs visites sont orientées par la recherche des hauts-lieux, des sites historiques et culturels. Elles voyagent donc à travers des lieux génériques.

Madame Mistricht, animatrice de radio, célibataire, 50 ans, née à Courtrais, résidant près de Louvain et travaillant à Bruxelles.

  • ’J’ai pas de lieux auxquels je suis très attachée; j’aime les villes, ça je sais. Quand je suis dans un autre pays, je dois voir une grande ville; je suis toujours la direction de l’Eglise, c’est le côté le plus intéressant. Ça n’a rien à voir avec la religion. Pourquoi j’aime la France ? Parce que dans toutes les villes, il y a de belles églises gothiques qui rayonnent’.

D’origine sociale élevée (leur père étant directeur de banque pour l’une, directeur commercial pour deux autres et professeur de musique pour la dernière), elles ont évolué dans un univers citadin et aisé. Elles ont fait leurs études sur leur lieu d’origine, la plupart du temps. Elles ont parfois déménagé (avec leurs parents ou après décohabitation), mais toujours de ’ville à ville’ dans la périphérie de Bruxelles. Leur lieu de naissance n’est pour aucune d’elles un lieu d’attache ou un lieu de mémoire, l’important étant les relations tissées et les activités présentes. On se sent partout chez soi, sans être de quelque part en particulier. A la question des lieux identitaires, on commence toujours pas répondre par la négative : on évoque les lieux repoussants ou le lieu d’origine, quitté sans regret. On peut tout au plus se sentir attirée par une ’région’, que l’on évoque à travers ses caractéristiques naturelles et comme ’contenant’ sans faire référence à des lieux ou à des personnes (les Ardennes flamandes ’collineuses’; la ’région des polders’, la mer du Nord). Mais, aucun lieu, aucun lien ne semble valoir plus qu’un autre. Les lieux et les liens sont substituables. Les relations familiales sont peu évoquées, et mises sur le même plan que la sociabilité entre amis qui semble plus intense. Leur sociabilité relève du registre du ’commun’ : on tisse et maintient des liens à distance ou à proximité, à partir de ce que l’on partage ’en commun’ à un moment donné.

Sur la zone où nous les avons rencontrées, elles ne se considèrent pas en vacances, mais sur un lieu de stage. Elles sont, pour certaines, déjà parties avec la même association (organisant depuis la Belgique des stages d’activités en France et à l’étranger). Elles ont donc choisi non pas ’un lieu géographique’, mais une activité. Le déroulement de leur séjour est étroitement planifié, et si elles apprécient la beauté du lieu d’hébergement (ancienne abbaye), le reste ne présente que peu d’intérêt (pas de grande ville ou de site historique). On reste entre stagiaires et des petits groupes se constituent selon les affinités et les nationalités (y compris intra-nationales, les Flamands d’un côté, les Wallons, de l’autre). On vient ici avant tout pour s’adonner à une activité, et non pour y faire des rencontres.

Vivant ’seule’, sans lieu d’attache familial, elles ne sont pas pour autant des ’fragiles en errance’. Diplômées, ayant pu, pour certaines, envisager une reconversion professionnelle sans difficulté (professeur de philologie, devenue, grâce à des réseaux d’amis, animatrice de radio) et pour d’autres, après quelque vagabondage universitaire, trouver une ’bonne situation’, elles n’ont jamais connu le chômage ou la précarité d’emploi. Leur métier, est une occupation parmi d’autres. On s’y adonne avec intérêt, avec plaisir, mais sans que cela n’empiète sur les loisirs. Plus précisément, il n’y a pas d’un côté le métier et de l’autre les loisirs, mais une multitude d’activités, chacune ayant ses intérêts, et constituant une source d’épanouissement personnel. Indépendantes, elles ne sont pas pour autant en proie à la solitude. Elles cultivent une forte sociabilité et élargissent le cercle de leurs amis par réseaux ’de proches en proches’. Et lorsque la solitude est évoquée, c’est qu’elle est recherchée, pour se ’retrouver’.

Leurs rapports à l’espace et au temps sont maîtrisés. Qu’elles soient sur leur lieu de vie quotidien ou quelque part en voyage, elles savent où aller, et ’que faire et avec qui’. Leurs réseaux sont denses et étendus. Il n’existe pour elles pas de véritable frontière: la Belgique est un petit pays, dont elles sortent facilement pour se rendre sur différents ’points’ à l’étranger. Cet individualisme assez poussé relève-t-il de leur niveau socioprofessionnel aisé ou, comme l’avançait leur compatriote diplomate (Monsieur Vanderlick, figure de l’élite en exil, chapitre VI), est-il en outre exacerbé par leur nationalité belge ? Le fait de se sentir partout chez soi et de nulle part en particulier, est-il lié au fait d’habiter un petit pays, fortement urbanisé, divisé lui-même en différentes ’nations’ ?