Les deux personnes ici concernées ont en commun, malgré leur différence d’âge et de situation professionnelle, un certain mode de vie bohème associé à la recherche d’une certaine réussite sociale. Ils naviguent au fil des expériences entre réseaux et régions, avec un point de ’chute’ dans le Diois.
Michel (23 ans), fils de commerçant breton, n’est pas encore entré dans le ’système’ (se poser quelque part) non par idéal contestataire, mais pour profiter de sa jeunesse et accumuler les ressources (expériences et capital financier) nécessaires à la réussite escomptée (construire sa maison et vivre de ses rentes). Il a gardé de son éducation certaines valeurs : ’savoir penser à l’avenir, savoir économiser pour pouvoir s’acheter un bien, un terrain, une maison.’ Refusant de reprendre par contre le magasin familial d’électroménager (’pas assez rentable’) et de se tuer au travail ’enfermé dans un atelier d’usine’ (première expérience de chaudronnier-métallier), il est parti faire les saisons, avant de trouver la voie la plus rentable et épanouissante. Il a en effet, sur les conseils d’un ami, effectué la formation de ’travaux sur cordes’ organisée par le GRETA de Die. Depuis, il travaille sur divers chantiers en intérim, auprès d’un réseau d’employeurs et dans un périmètre qu’il s’est fixé de ’300 km autour du Diois’. Cette région est son point de chute, où il vient retrouver chaque week-end : ’une ambiance et des montagnes, la fête et les copains’. Il vit pour l’instant dans son camion, limitant ainsi les frais. En attendant d’avoir accumulé suffisamment pour se poser quelque part, dans un lieu qu’il aura élu, il navigue dans son camion entre chantiers, villes, et régions. Il habite ainsi pour l’instant une ’maison mobile’, partout chez lui et de nulle part.
Marc (40 ans) est lui ’sorti’ du système après avoir tenté la fortune, par de multiples chemins. Son parcours, sinueux, emprunte les voies des emplois saisonniers (il part dans un grand hôtel à Cannes, vu à la télévision, puis par réseau à Megève et Deauville) d’un séjour au Maroc, d’une première incartade dans le Diois (barman dans un camping) d’un retour à Paris (dont il est originaire, pour tenter sa chance dans le milieu artistique (sur les conseils d’un musicien rencontré dans le Diois), pour finir parmi les adeptes les plus fervents de l’Eglise de scientologie. C’est là qu’il trouve enfin des personnes prêtes l’écouter et à lui donner les moyens de rattraper son retard et ses échecs scolaires. Victime lui-même d’un attentat contre ses membres, il décide alors de quitter ce lieu à problèmes. Il se lance alors dans une autre expérience mystique et part, sur les recommandations d’un ami, auprès d’un moine bouddhiste dans le sud de la France. Il part ensuite en Inde et en Angleterre par ce nouveau ’réseau’, et vit 5-6 ans dans une communauté du Sud de la France. A la fin de cette expérience (dissolution de la communauté), il décide de tenter une nouvelle expérience : le parapente. Il apprend l’existence d’une école dans le Diois, où il s’installe en camping sauvage. Il pénètre peu à peu ce petit milieu relativement confidentiel.
Depuis, il partage son temps entre son squat d’été dans le Diois, et un studio parisien (l’hiver). Le Diois est devenu pour lui, un ’site de parapente’ où il retrouve le réseau d’amis constitués autour de cette activité. Il vit de ’petits boulots’, complétés par le RMI. Il sous-loue également son appartement parisien à un jeune rencontré dans le Diois qui, lui aussi, a envie de tenter sa chance dans la capitale.
Ce qui se dégage de son parcours, c’est la recherche de réussite et de reconnaissance et la volonté de s’élever de son milieu (ses parents, bretons et bourguignons, émigrés à Paris, ont également tenté, sans succès, diverses expériences dans le commerce) en fréquentant les grands de ce monde.
Pour aucun d’eux, le travail n’est une valeur en soi, mais un moyen de parvenir à la ’réussite’ : celle d’une ’notoriété artistique’, celle d’une petite fortune accumulée permettant de ’bien vivre’. Le plus jeune s’oppose en cela au modèle de ses parents, ’bossant comme des fous pour pas grand chose’, (dans leur magasin, et dans leur maison, entièrement restaurée par leurs soins). Le second, qui a fait le deuil d’une réussite sociale classique, en choisissant la voie de la ’recherche mystique’ s’oppose de la même manière à l’idéal poursuivi par ses parents, celui de monter un petit commerce.
Pour chacun d’eux, le Diois constitue un lieu-repère, un espace de liberté, où ils retrouvent des ’gens comme eux’, dans un climat de tolérance (ce qui corrobore les propos de Madame Aséma, chapitre V).
Marc – squatter parapentiste
Relance : Et pour vous le Diois c’est un lieu d’attache ?
’Sentimentalement oui parce que c’est un lieu où je sais que tous les printemps je vais retrouver les même gens qui viennent de Besançon, Cherbourg, Paris, Cannes. J’ai des amis ici, donc je sais que je suis accepté, donc j’peux venir, donc c’est mieux de vivre dans un environnement où l’on sait que l’on est apprécié plutôt que...A Paris, les ponts sont plus ou moins coupés : dans le monde du théâtre, j’ai eu des relations de travail beaucoup plus que d’amitié’.
Michel – itinérant à son compte
’Par rapport à moi qui connais la Bretagne, c’est plus de liberté ici, c’est plus aéré. C’est-à-dire tu as une ville pis à côté t’as les montagnes, t’as pas une ville + une ville + une saloperie de zone industrielle. T’as la montagne, t’as un village. T’as pas des contrôles bignou302 tous les week-end. J’suis arrivé ici j’ai halluciné de voir autant de Dread’locks303. Y’a une espèce de complaisance qui ruisselle dans les rues de Die. Après y’a des histoires qui se font plus dans les petits villages, mais ça c’est propre à chaque endroit. Mais, bon, si tu relativises : tu essayes de pas t’ancrer dans des circonstances qui vont te faire du mal. Mais ici tu trouves des gens avec une certaine dose de spiritualité et un peu la tête sur les épaules aussi. Tout ça en même temps et ici tu retrouves des gens qui ont un peu tous ces critères’.
L’un et l’autre se sont bien intégrés localement. Leurs récits montrent l’importance des réseaux locaux de solidarité et l’ouverture, relative de certains habitants locaux (figures locales) qui font le ’pont’ entre gens d’ici et gens d’ailleurs.
Michel, arrivé dans le cadre de sa formation, s’est constitué un premier cercle d’amis parmi les stagiaires et auprès des personnes tenant le gîte où ils ont été hébergés, et des ’néo-ruraux’ tenant le gite où d’autres l’ont été (les voisins installés par Monsieur Gauthier, militant du local au global, chapitre VI). Il s’est intégré ensuite à toute la ’petite société de Die’, les commerçants qui animent le marché et tiennent les principaux cafés, où l’été tout les ’jeunes’ en saison ou en vacances se retrouvent. A partir de là, il a connu Olivier, saisonnier venu de Marseille et employé dans l’une des coopératives de plantes aromatiques et médicinales, réseau qu’il a peu à peu investi (réseau des hollandais).
Le réseau d’intégration de Marc est situé sur l’autre pôle de sociabilité diois : à Luc-en-Diois, où se retrouve tout le réseau des ’parapentistes’, petit monde très hétéroclite et relativement fermé. On y retrouve des fils de la bonne bourgeoisie parisienne en vacances, des jeunes
installés dans le Diois avec des projets de création d’entreprise, des ’migrants’ plus anciennement arrivés. Il a rencontré à partir de là un ’maçon’ installé depuis ’assez longtemps’, qui lui a présenté un entrepreneur. Il a obtenu de ce dernier un ’arrangement’, pour garder sa maison durant son séjour en vacances (le mois d’Aout).
Mais la véritable frontière locale pour l’un et l’autre, reste celle qui les sépare des ’diois de souche’. La différence essentielle n’est pas entre ’permanents et non permanents’, mais entre ’originaires et non originaires’.
Mais aucun d’eux ne se projettent à long terme ici ou ailleurs. Le plus jeune n’envisage pas de s’y fixer. Dans la période actuelle, il vit au rythme ’intérimaire’ c’est-à-dire connecté à son téléphone portable, prêt à répondre aux missions que lui proposent les deux agences avec lesquelles il travaille. Un jour ici, un jour là, il ne peut prévoir à plus d’une journée l’endroit où il se trouvera. Son avenir professionnel et personnel, il ne l’envisage pas à long terme. Il pense tout au plus que d’ici deux ans il aura changé de métier, car celui-ci devient ’trop structuré, avec des stages de sécurité imposés’. Et, au fond, il ne sait pas s’il s’installera un jour quelque part.
Marc se projette dans un avenir si lointain (il pense vivre jusqu’à 120 ans) que cela lui permet d’envisager une nouvelle vie, et de ne pas penser au lendemain. Il continue à faire de nombreux projets -celui de s’installer à l’année dans une ferme reculée du Diois, avant de devenir peintre ailleurs- et continue de se lancer de nouveaux défis d’apprentissage – il a obtenu le financement d’un stage de vidéo et envisage d’apprendre l’informatique. La marginalité n’est plus pour ce dernier un échec, il semble avoir fait le deuil de son ’insertion dans le système ’ (ou de sa recherche de réussite). Elle devient une certaine ’philosophie de vie’, le moyen de préserver sa liberté et de poursuivre sa quête ’mystique intérieure’. Le Diois, grâce aux réseaux de solidarités constitués et l’entraide qu’il y a trouvée (hébergement, travail au noir), devient un lieu du possible, un refuge pour y poser ses valises quelques temps.
Marc – La construction d’une identité de marginal
Relance : Le fait de ne pas travailler cela vous permettait d’avoir un autre rapport à la ville ?
Lui : ’à la ville ? Non, à moi-même, ce n’était que l’entretien d’un long cursus, d’un long apprentissage : comment ne pas être victime moralement de la morale publique, enfin de la morale sociale quoi : travailler, avoir des gosses, une femme. Si t’es pas comme ça, t’es à côté. Le temps d’assumer de dire je suis à côté, il m’a fallu 2 ou 3 ans : je suis comme ça, je vais pas faire une carrière’.
Les lieux sont substituables à terme, une fois achevées les expériences qui leur sont associées. Les liens sont quant à eux sélectionnés mais restent labiles. C’est justement grâce à ce ’papillonnage’ que l’on peut choisir ses relations, sans se contenter du faible éventail qu’offre la proximité. La mobilité est la voie privilégiée pour atteindre un idéal : trouver le lieu et les liens les plus appropriés à son épanouissement personnel – but qui semble encore accessible pour le plus jeune, quête qui reste sans fin pour le plus âgé.
Michel - La mobilité comme apprentissage et mode de sociabilité élective
’Quand tu bouges tu peux choisir. Parce que quand tu nais, tu rencontres des gens, mais t’es dans un cocon, et t’es embringué dans des délires qui ne correspondent pas forcément à la personnalité qui est celle qui aurait du être en toi. Tu les rencontres parce que t’es dans un système, mais c’était peut-être pas les gens que j’aurais du rencontrer dès le départ. Les copains d’enfance c’est une continuité, y’a une suite, on s’est connu tout jeune, on est un peu dans le même créneau, alors qu’après quand t’arrives ailleurs, tu sélectionnes plus facilement les gens avec lesquels tu es, que t’as envie de rencontrer : c’est le feeling qui est là, le feeling tu le connais pas quand t’es jeune. Par exemple, mon ex-copine, je l’ai rencontrée en formation, et on a fait un bout de chemin ensemble. Certains de la formation sont restés dans une ville, ils stagnent. Pour moi, le fait d’être dans mon camion, de bouger comme ça, ça évite de prendre des habitudes. Il faut renouveler, il faut pas tomber dans la routine, c’est comme dans un couple : c’est tout un apprentissage. Moi je me sens pas encore de me poser. Ça me ferait peur de rester sur place. C’est pas par rapport à l’endroit, parce que j’apprécie d’y revenir. Mais par rapport au fait de me fixer. Parce que là ça suppose une implication avec les gens. Par rapport à mes copains ici, le fait de partir et revenir, ça te permet de relativiser’.
Plus encore, les relations sont supportables parce qu’on peut les mettre à distance une partie du temps (de la semaine ou de l’année). L’’engagement’ n’est pas un objectif en soi, mais le moyen d’acquérir de nouvelles expériences, de connaître de nouveaux milieux. On ’fait un bout de chemin’ avec certaines personnes que l’on quitte sans regret lorsque les itinéraires divergent ou que de nouvelles opportunités s’offrent à l’un des deux. Leur configuration d’appartenance, variable selon les saisons (Marc), selon les jours (Michel) relève de l’ordre du ’commun’. Les liens sont tissés avec certaines personnes pour un moment limité, en fonction d’un lieu, d’un ’style de vie’, d’une activité, en commun.
Ces deux vagabonds entretiennent des liens distendus vis-à-vis de leur famille. Les parents commerçants de Michel voient d’un très mauvais oeil le mode de vie de leur fils, qui non seulement n’a pas voulu assurer la succession, mais est devenu un ’romano’. Il y retourne quinze jours par an, ’loger chez ses parents’ car il ne peut s’offrir une location, juste ’pour dire bonjour’ et revoir quelques amis.
Le second s’y est réfugié un moment (après l’attentat, qui lui a laissé des séquelles physiques), mais il n’y retourne plus, et évoque sa famille élargie (grands-parents, parents, oncles...) comme un monde étranger, dont il connaît très peu l’histoire.
Leur ’espace vécu’ est à géométrie variable selon les périodes de leur vie ou les saisons de l’année. ’Aire’ de rayonnement depuis un point de chute, pour Michel, il est pour Marc un ’espace potentiel de circulation à partir de ces réseaux et rencontres potentielles. Le premier, se replie parfois ’chez ses parents’ à la mauvaise saison (hiver) lorsqu’il n’y a plus de chantier, puis, les beaux jours arrivés, il repart sur les routes. Le second navigue également entre Sud et Nord (mais en sens opposé) selon les saisons.
Leur identité comprend deux niveaux. L’identité déclarative, où se mêle humour, dérision et provocation. Marc (le squatter) se dit ’touriste depuis 20 ans’, c’est-à-dire l’époque où il a décidé de ne plus travailler. Michel, ’capitaliste’ à sa façon, se déclare quant à lui ’SDF’ quand on lui demande (l’enquêteur ou d’autres personnes) où il réside. Mais l’un et l’autre se définissent aussi par rapport à la ’région’ où ils ont grandi. Ce n’est pas le lieu précis de leur naissance, ni la commune où ils ont vécu avec leurs parents, mais la ’région’ délimitée de façon vague, ne laissant aucune prise à l’engagement ou à l’attachement à un lieu et à des liens précis.
Michel – ’Celte dans les veines’
’Moi, je suis originaire de Bretagne, je suis celte dans les veines.
Relance : C’est où chez toi ?
’Par chez moi, c’est la Bretagne quoi’.
Relance : Et qu’est-ce-qui fait que c’est chez toi ?
’J’aime bien le paysage, la mer, l’air iodé, la verdure, ce littoral complètement déchiré, les rouleaux à la torche, la ville close à Pontcarneau. Et puis la Bretagne c’est aussi la musique ; les concerts, les chanteurs que tu t’entends au hit parade, qui sont bien alternatifs : y’a plein de gens qui sortent de Rennes qui est une ville Rock’n roll’.
Marc – Etre d’un endroit – se sentir d’ailleurs
’Moi, j’suis de la vallée du Rhône, au nord du Vaucluse.
Relance : Et tu y es attaché ?
’Non, dans le Vaucluse, j’ai passé l’hiver là-bas : c’est sans plus, parce que c’est la vallée du Rhône, l’industrie, y’a trop de monde, pas vraiment des montagnes pour faire du parapente’.
La définition du Diois est tout aussi ’évasive’, c’est un ’endroit’, où l’on s’adonne à certaines pratiques, où l’on retrouve des ambiances, des paysages. Un support que l’on investit mais dont aucune ’frontière’ ne saurait donner prise à une attache, à un engagement durable.
Marc – Les montagnes et la solitude
’Pour moi le Diois c’est les montagnes, les longues balades, les champignons. Je fais toujours des trucs seul : la marche, l’escalade. Il n’y a que pour le parapente, que je suis en groupe, parce qu’il y a deux ans j’ai fait deux tentatives d’accidents’.
Michel – ’j’suis pas un assidu’
Relance : Le Diois c’est un pays pour toi ?
’Ouais c’est un pays’.
Relance : Pourquoi ?
’Pour aller me baigner. J’évite la Drôme qui est polluée, je vais dans les petites rivières [ ] J’me suis fais une petite escapade sur le Glandasse. Le soir, tu vas faire un petit tour aux vogues’.
Relance : Tu navigues sur toute la vallée, alors.
’Ouais, comme ça quoi, j’suis pas assidu, j’suis pas acharné’.
Contrôle de la gendarmerie.
Tresses portées notamment par les ’rastas’.