Ces trois personnes sont, par leur position professionnelle et leur parcours, à l’opposé de l’échelle sociale et vivent dans un monde tout à fait différent des précédentes. Il s’agit de figures importantes sur la zone d’étude, économiquement et symboliquement. On les retrouve à la tête d’entreprises et à l’origine d’initiatives culturelles, à fortes retombées au niveau de l’emploi local. Ils sont repris comme exemple par le District qui porte le projet de territoire (cf. supra). Créateurs d’entreprises, non originaires du milieu, ils incarnent un certain modèle de réussite et symbolisent le potentiel existant en termes de développement économique sur la zone. Pourtant – et c’est là toute l’interrogation à mener sur la dynamique territoriale – ils sont les entrepreneurs-habitants d’un lieu générique.
D’origines sociales et géographiques très diverses, ils sont arrivés sur la zone avec une expérience professionnelle antérieure et l’idée d’y créer une activité. Ce sont des ’entrepreneurs-nés’. Deux d’entre eux n’ont pas fait d’études, et le troisième estime ’avoir traîné quelques temps ses guêtres à l’université’ (philosophie et droit) avant d’entrer vraiment dans la vie active, par la ’petite porte’. Ils ont gravi les échelons des entreprises où ils ont été employés (cadre, puis responsable commercial par exemple) ou ont créé leur propre activité. Leur arrivée sur la zone conjugue le hasard et la nécessité, la rationalité économique et le choix d’un cadre de vie.
Les deux premiers sont arrivés par ’réseaux’, à une étape de réorientation de leur carrière professionnelle.
Monsieur Gladisse, artisan dans la région de Vaison La Romaine (lieu d’origine de la famille) est venu s’installer dans le Diois où sa mère (divorcée) s’était établie quelques années auparavant car elle y avait ’un vague cousin’. Lui-même, avec un CAP de carreleur en poche, a monté sa première entreprise à l’âge de 23 ans et se dit ’une âme d’entrepreneur’. Il décide de changer d’activité suite à des problèmes de santé et envisage alors de monter un camping dans la région de Serre-Ponçon (Alpes). Mais face à la réticence des mairies et la rareté des terrains, il se replie sur Die, connue à l’occasion de ses visites familiales (auprès de sa mère) et ’où tout restait à faire au niveau tourisme’. Il prospecte le terrain qui lui semble le plus approprié – c’est-à-dire en face du Glandasse et en amont de Die, là où la rivière Drôme n’est pas encore polluée (anticipant une activité possible de location de canoës). Après quelques négociations de prix, il obtient de l’agriculteur concerné, la vente du terrain où il crée ’de A à Z’, la structure qui compte aujourd’hui plus de 170 places de camping, une piscine, un snack et une location de canoës.
Monsieur Tippe est arrivé ’par hasard’ en 1967 en suivant les traces d’un ami déjà installé (réseau de migration parisien). Il commence par donner quelques cours sur le patrimoine auprès de stagiaires du GRETA et obtient peu après des financements du Ministère de la Culture pour organiser des stages de réhabilitation du patrimoine local. Avec son frère (professeur d’histoire), il initie et organise l’une des premières Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat sur la région. Il devient, en 1983, conseiller culturel auprès du Parc du Vercors. Il développe depuis de nombreux projets de valorisation du patrimoine local dont certains ont déjà abouti (manifestations culturelles notamment). Suite à un problème de santé, il réoriente son activité professionnelle et crée la première maison d’édition sur la zone. Il ajoute à celle-ci une autre maison d’édition sur Grenoble, où il travaille également comme conseiller auprès du Musée.
Monsieur Vinnier, ayant fait quelques études (philosophie et droit) avant d’entrer dans de grandes entreprises de l’industrie agro-alimentaire et d’y gravir les échelons hiérarchiques arrive ainsi sur la zone :
Monsieur Vinnier - Directeur d’une des plus importantes entreprises de la zone.
Relance : Qu’est-ce-qui vous a amené ici ?
’Un choix personnel, enfin deux choses. D’abord le fait que mon actionnaire m’a dit qu’il n’avait plus besoin de moi, bon ça c’est classique, donc j’ai été amené à réfléchir sur ma réorientation de carrière. Et puis, quand j’étais chez P., j’ai eu l’occasion de vivre quelques temps à Lyon, et puis j’ai connu cette région en tant que touriste, puis j’avais aussi assez envie de revenir dans une région qui ressemblait à ça, quoi. Et puis surtout de... j’ai travaillé à Paris. Bon Paris c’est bien, mais j’avais aussi envie de profiter maintenant d’un type de vie différent, à la fois pour moi, pour mes enfants’.
Relance : Et ça ne vous a pas fait peur en arrivant de Paris ?
’Non, c’était une chose qui était totalement réfléchie, et puis je connais bien, j’ai passé beaucoup de temps en Normandie, même si c’est pas la même ruralité je connais bien la vie rurale. Et j’habite à V., entre Crest et Die à 5 km de Crest et pour moi c’est pratique parce que comme je me déplace un peu, c’est à mi-chemin entre Valence et quand j’ai un train à prendre’.
Leur espace vécu s’étend bien au-delà de la zone d’étude. Leurs réseaux, professionnels, amicaux sont dispersés dans différentes régions françaises et parfois à l’étranger. La ’circulation’ fait partie de leur vie quotidienne, et de leur pratique professionnelle. Seul l’opérateur touristique s’estime ’bloqué’ sur son camping durant la haute saison, mais parvient à s’échapper sur la Côte-d’azur dès l’arrivée de la basse saison. Leurs espaces de référence sont multiples : lieu d’origine, lieux d’activité présentes, passées, futures. Ils ne s’estiment pas ’d’ici’ mais ’vivant pour l’instant ici’. L’un d’eux a déjà envisagé sa retraite ailleurs (Monsieur Gladisse), sans doute sur la côte d’azur. Les deux autres ne se projettent pas à si long terme, même si, pour l’un (Monsieur Tippe) il lui semble ’peu probable’ qu’il repartira ailleurs.
La frontière est pour eux un front et un support d’activité. L’enclavement géographique du Diois, est une limite à leur activité et pour certains, à leur recherche de reconnaissance. Les manifestations culturelles, dont deux d’entre eux sont à l’origine, font l’objet d’une forte publicité à l’extérieur et drainent des milliers de visiteurs. Il s’agit également pour chacun d’eux d’ouvrir le territoire sur une clientèle extérieure, en valorisant au mieux les ressources locales, c’est-à-dire la spécificité territoriale (frontière support d’activité).
Pour Monsieur Tippe, le patrimoine local n’est pas spécifique au territoire, et comme tout patrimoine, il est un ’produit culturel’ que l’on peut mettre en scène. Concernant ce dernier, le rapport au territoire semble plus fort que pour les deux précédents. Mais le territoire n’est qu’un lieu de projection vers l’ailleurs. Le territoire est une accroche et un support, permettant de développer des projets patrimoniaux qui dépasse largement ces limites (les Alpes, le Moyen-Orient...). Le patrimoine, rénové, valorisé, mis en scène, dans ses activités professionnelles, se réfère à une aire culturelle plus que ’territoriale’. Les ’lieux’ concernés sont des points génériques : des objets d’espèces différentes (spécificité territoriale) appartenant au même genre (aire culturelle). Ce qui explique peut-être la dimension très conflictuelle de la fête qu’il a initiée, et sa distance au milieu local dans lequel il s’estime ’travailleur immigré’.
Monsieur Tippe
Relance : Y a-t-il des secteurs du patrimoine pas mis en valeur?
’Oui, on avait bossé en 83, moi j’étais conseiller culturel pour le Parc : on a travaillé sur le bois, sur la préhistoire... dans le Vercors. Mais, bon, j’vous dis déjà faire aboutir ça. Bon, la cave ça va se faire parce que la cave a des moyens. Bon la transhumance c’est pas évident de faire aboutir cette maison de la transhumance qu’on voudrait faire depuis 6 ans, mais c’est pas évident parce qu’il y’a pas trop de sous’.
Relance : C’est avec le parc?
’Oui , ça dépend, c’est vrai qu’à Chamaloc y’a une maison du parc qui doit être réhabilitée et qui aurait pu représenter le pastoralisme Diois, mais y’avait aussi à Chatillon ou à Luc, une maison de la transhumance mais plus méditerranéenne, plus large que le simple pastoralisme, plus dans l’esprit de ce qu’on fait dans la fête mais je sais pas si vous connaissez la fête ?’
Relance : Je n’ai pas eu l’occasion, mais je compte bien y aller.
’Oh ben la fête c’est un peu plus large, on invite des gens tous les ans. Ça existe depuis 91’.
Relance : Comment ça vous est venu cette idée ?
’Un peu comme ce qu’on avait fait au parc. On a pris un élément du patrimoine et puis voilà on en a fait quelque chose: une manifestation et puis ça a marché très fort dès le début
Relance: Donc orienté plutôt sur les touristes ?’
’Oui mais avec des éleveurs, on l’a pas fait tous seuls, bon, si ce n’est que c’est plutôt avec les transhumants du Sud qu’avec les éleveurs locaux, parce que les locaux ils sont pas très... ça les intéresse pas ce genre de choses. C’est pas tout à fait la même situation qu’avec la clairette où les vignerons sont un peu plus motivés peut-être, enfin quelques-uns et puis ils ont les moyens: le syndicat a beaucoup de moyens, tandis que les éleveurs n’en n’ont pas du tout’.
Relance : Y’a un syndicat ovin?
’Oui, y’en a un mais, bon, ça a plutôt été un adversaire qu’un allié’.
Relance : Et comment vous expliquez ça ?
’Parce qu’on fait la fête avec les troupeaux du sud : du Vaucluse et des Bouches-du-Rhône; les troupeaux transhumants, c’est pas eux. Même si aujourd’hui ils se regroupent et ils font des groupements pastoraux pour transhumer, c’est pas vraiment des transhumants. Les grands transhumants, ils sont dans le Sud, alors ceux-là ils jouent le jeu, complètement oui. Donc c’est vraiment la fête de la transhumance, c’est pas la fête du pastoralisme ou du Diois’.
Pour les deux autres, le territoire est un produit qui peut se vendre (Monsieur Vinnier et monsieur Gladisse). L’authenticité, la naturalité correspondent à la demande actuelle qu’il s’agit de capter.
Monsieur Vinnier
’Je crois qu’il faut pour ça qu’il y ait un vrai projet au niveau de la région qui se mette en place comme on le fait pour un produit, qu’il y ait une démarche marketing’.
Relance : Mais on peut pas le faire au niveau du Diois?
’Si, au contraire je crois, le Diois, il faut avoir une démarche de pays, le pays de Die, dire voilà quelles sont les valeurs de ce... du pays, voilà ce que je vous apporte. C’est-à-dire qu’il faut une démarche marketing : savoir ce que l’on veut vendre et savoir le promouvoir à l’extérieur. Déjà le ’Diois’ est imprononçable. Die est un peu connu par la Clairette. Il faut communiquer sur ’le pays de Die’ et non pas sur le ’Pays de Die et la haute vallée de la Drôme304’, c’est trop long’.
Leur conception du développement local est avant tout ’économique’. Leur terrain est celui de l’innovation. Leur perception du milieu local, est celui d’un cercle trop replié sur lui, qui ignore les bienfaits de l’ouverture. Le faible développement local est perçu comme un signe de stagnation, de passéisme, de manque d’audaces et de dynamisme, typique du milieu rural. Innovateurs dans un monde conservateur, ils sont ici sans en être, comme ’accoucheurs d’une destinée’ qu’ils sont les seuls à percevoir.
Monsieur Vinnier
’Souvent, les gens ils ont ce comportement à mettre ce préalable, à vouloir faire un petit peu de protection isolationniste, c’est pas comme ça qu’on va y arriver. Je pense que si on attend que ça fasse l’unanimité, on fera jamais rien, donc il faut commencer. J’crois que si ce projet n’est pas partagé par l’ensemble de la population, ils y viendront. Les gens pourquoi ils ont peur ? Parce qu’ils ne savent pas. Si on est capable de leur présenter un beau projet, qui mette en valeur la région, qui soit qualitatif, qui soit en adéquation avec les valeurs, la réalité territoriale à mon avis j’pense qu’on y arrivera.’
Monsieur Tippe
Relance : Qu’est-ce qui manque ?
’Je sais pas. C’est vrai que les élus ils sont pas des chefs d’entreprises. Ils ont une vision un peu théorique de tout ça, et il faudrait plutôt un homme d’affaires, qui brasse le fric. Mais bon il se fait quand même des choses, mais souvent à l’initiative d’individus... c’est toujours très difficile de faire bouger les choses’.
Relance : Quand vous dites c’est difficile de faire bouger les choses, pourquoi ?
’J’en sais rien. Des exemples précis : le cinéma on a mis 10 ans pour rénover le cinéma, la salle était complètement en ruine... il a fallu vraiment faire du forcing pour qu’ils la rachètent la réhabilitent et la mettent en gérance. Ils ont fait une bonne opération, parce que ça leur coûte rien, ils avaient des aides pour le faire. Bon mais dans un pays où y’a que 10 000 habitants, c’est trop faible, y’a pas assez de monde et donc tout est fragile, y’a pas d’entreprises, y’a aucune entreprise à Die. La plus grosse entreprise, il doit y avoir 10-12 ouvriers.
Relance : Et au niveau du tourisme, quels sont les points forts, et est-ce-qu’il y en a ?
’Justement, y’a des montagnes de potentialité, mais y’a pas d’offre. Y’a rien aujourd’hui dans le Diois, où vous pouvez dire venez dans le Diois, on va vous proposer ça. C’est dramatique. C’est même pire que y’a pas d’offre, y’a très peu d’accueil, y’a beaucoup de campings, mais en dehors de ça, vous trouvez difficilement un restaurant à Die correct, des hôtels pour accueillir un autocar y’en a aucun, etc... l’offre, c’est zéro. Et la population quadruple pendant l’été’.
Relance: Quels seraient les points à développer?
’Ah ben le problème c’est qu’il faut tout développer en même temps. Il faudrait développer l’accueil et ça je vois pas, c’est pas les politiques qui peuvent le faire, parce que quelle est la personne qui va investir des sommes pareilles pour accueillir 100 personnes alors que le tourisme il dure deux mois de l’année ?’
Ils ont intégré cependant les attentes ’du milieu’ en terme de ’préservation de la qualité de vie’, dont ils ressentent également l’intérêt à le conserver. Mais tout est affaire de communication et d’organisation. Il s’agit donc de vaincre les réticences locales au développement en proposant de ’bons projets’. Le projet de territoire doit être mené comme un projet économique et non pas politique. Le temps ici est trop lent : rien ne se fait, tout prend trop de temps. Ils vivent au rythme de l’innovation, de la prise de risque, et du défi. Le temps de ’négociation’, de maturation propre au politique constitue pour eux un temps perdu. C’est en faisant que l’on avance, c’est en avançant que l’on obtient l’adhésion de la population locale.
Monsieur Vinnier
Relance : Comment voyez-vous le projet de territoire ’vivre mieux et un peu plus nombreux ’ par rapport à l’accueil de populations nouvelles ?
’Ils ont raison, quand ils disent un peu plus : il faut préserver le caractère propre de cette région, pas question de construire des HLM à Die . Ce qui fait la richesse de cette région, c’est tous ces grands espaces sans habitations . C’est intéressant, mais ça empêche pas d’accueillir du monde sur des endroits bien ciblés et des pôles où on peut accueillir des activités . Pour moi c’est pas incompatible’.
Relance: Tout dépend de comment on définit ce seuil par rapport à l’accueil ?
’J’crois pas que ça soit un problème de limite, si on commence... à mon avis c’est prendre le problème à l’envers. Si on commence déjà par dire on va limiter, on va avoir un projet étriqué, on fait jamais rien. J’crois qu’il faut toujours avoir un regard ambitieux, qualitatif, et si on a des projets qualitatifs, si on a des équipements qualitatifs, on aura des gens de qualité, et donc on protégera notre environnement.
Relance : Quand vous dites qualitatif ?
’Bio, si on fait venir des gens très sportifs en plus liés avec la nature, ils sauront bien se tenir’.
On voit ici que les thèmes de l’environnement et du patrimoine peuvent correspondre à des valeurs et à des enjeux différents, entre les néo-ruraux qui ont fait le retour à la terre et entendent préserver leur ’pays’ et ces nouveaux entrepreneurs ruraux qui ont choisi en venant ici un ’cadre de vie rurale’ et un support à leur créativité et à leur goût de l’entrepreneuriat.
Il s’agit d’une réflexion engagée entre l’office du Tourisme de Die et le District du Diois. La formule retenue ’Le pays de Die et de la Haute vallée de la Drôme’ est un consensus auquel sont parvenus ses différents acteurs afin d’engager une politique ’marketing’ (pays de Die) tout en préservant l’intégrité du territoire du District, et en ménageant la susceptibilité des élus de l’arrière-pays (’et de la Haute Vallée de la Drôme’).