3ème partie – L’institutionnalisation territoriale d’un espace de convergence : mobilités et frontièresIntroduction

La seconde partie de notre thèse a permis de mettre en évidence les différentes formes d’appartenance en présence sur un ’lieu focal’ d’observation. Toutes ne sont pas impliquées sur ce lieu, mais elles ont pour point commun de le fréquenter. Par la référence à des figures d’appartenance nous avons cherché à dépasser les singularités individuelles et événementielles. Il s’agit par là de traiter de la convergence en un lieu de groupes sociaux différents, groupes auxquels correspondent les figures présentées dans la seconde partie. Ces figures n’ont pas été constituées à partir d’un classement par catégories classiques (d’âge, de sexe, de CSP...) mais leurs caractéristiques reflètent des combinaisons d’attributs sociaux et leurs différences, des hiérarchies sociales qui résultent des rapports à l’espace et au temps. L’analyse de cette convergence prend sens dans un contexte général, celui d’une mobilité socialement valorisée, de l’attractivité renouvelée des espaces ruraux, et de la mise en place des ’pays’.

En situant ainsi notre analyse, nous avons pour arrière fond la prise en compte de la dimension particulière de ce lieu : il s’agit aussi d’un ’territoire en cours d’institutionnalisation’. Cette partie s’attachera à rendre compte de ce processus, à partir de ce qui l’a engendré en amont et au-delà des frontières qui se dessinent aujourd’hui. Ce n’est donc pas à l’étude des procédures, des institutions qui se mettent en place actuellement que nous procéderons mais à celle des dynamiques biographiques (amont) et migratoires (au-delà) qui les sous-tendent. D’où l’intérêt de l’analyse que nous avons menée en préalable sur les figures d’appartenance en présence sur ce lieu : comment ’appartient-on’ ou non à ce lieu, comment et pourquoi y parvient-on ? Toutes ne sont pas localisées ici, leurs liens et lieux ne sont pas forcément situés sur la zone étudiée, mais leur coexistence et leurs interactions, plus ou moins directes, alimentent le processus d’institutionnalisation territorial.

Les interactions ’indirectes’ sont saisissables, compréhensibles, à partir des ’figures d’appartenance’ mises en évidence. Sans connaître personnellement l’ensemble des usagers d’un lieu, on se fait une idée, une opinion sur ceux que l’on croise, ceux que l’on voit ’débarquer’ ou ’partir’, ceux dont on entend parler, ceux que l’on s’attend à trouver en venant ici, ceux dont on cherche à se protéger ou à se rapprocher. L’image que l’on se fait de l’autre dépend, nous l’avons vu, de ses propres modes d’appartenance aux lieux et aux liens. Les interactions directes, nous le verrons, se construisent dans le partage prolongé d’un lieu en commun, qui suscite conflits et alliances entre figures d’appartenance.

Nous ne parlerons pas ’d’ordre territorial’ ni de ’territoire’, sinon en l’évoquant sous sa forme ’en devenir’. Nous parlerons d’un processus d’institutionnalisation territorial, naissant dans une mise en ordre toujours remise en question par d’autres ordres. Et dans ce processus, nous l’avons dit, plusieurs moments sont à prendre en compte : à côté de l’institué (les normes, les procédures, qui deviennent dominantes à un moment donné), se trouve l’instituant, c’est à dire les groupes qui participent à ce processus. Et ces groupes ne se limitent à pas à ceux qui sont au pouvoir dans les institutions, ils se composent aussi des forces que l’on situe généralement ’en marge’ ou comme ’agents passifs’ dans ce processus d’institutionnalisation. Autrement dit, toutes les figures d’appartenance participent, à des titres différents, à l’institutionnalisation territoriale de ce lieu de convergence entre usagers et de divergence du point de vue de leur mode d’appartenance.

Cette partie, faisant suite à une lecture analytique et détaillée des formes d’appartenance, tentera de faire oeuvre de synthèse. Nous ne parlerons pas des figures en détail mais de la dynamique générale que produit leur rencontre, leur évitement, leur croisement (exode, immigration) sur la zone. Le regard sera également inversé : plaçant au centre de l’analyse le Diois, nous étudierons comment chaque groupe d’usagers s’inscrit dans les temps et les lieux de ce ’territoire en devenir’.

Notre démarche se situe par ailleurs dans le prolongement des travaux de C. Dubar (1996). Elle repose sur l’idée que les institutions sont traversées par l’histoire des personnes qui les animent, et que ces personnes sont également traversées par les institutions auxquelles elles participent. Et, dans le cas particulier qui nous intéresse, celui de l’institutionnalisation territoriale, la perspective constructiviste défendue à la suite de P. Berger et T. Luckmann (1992) prend tous son sens. Le rapport entre les acteurs et les institutions est dialectique : les acteurs produisent cette ’réalité sociale’ qu’ils expérimentent ensuite comme quelque chose d’autre que leur produit – qui leur préexiste et les dépasse en somme.

Rappelons que nous avons choisi ce ’lieu’ en fonction de deux éléments : il est traversé par un ensemble de mobilités (de départ, d’arrivée, de retour) – avec pour corollaire des formes d’appartenance différentes ; il fait actuellement l’objet d’un processus de construction territoriale.

L’analyse vise à comprendre les liens éventuels entre ces deux phénomènes et la thèse que nous soutenons est que la mobilité (dans ses dimensions plurielles) est constitutive du territoire.

Nous procéderons en deux temps pour appuyer notre thèse :

nous montrerons dans un premier temps comment s’est mis en place une dynamique territoriale au sein de cet espace de convergence géographique entre usagers et de divergence entre modes d’appartenance (chapitre VIII) ;

nous analyserons dans un second temps comment les différentes vagues de mobilité ont engendré l’institutionnalisation de frontières territoriales et sociales (chapitre IX).

Ces deux processus ne sont pas deux moments chronologiques dans l’histoire locale : le renforcement de la cohésion d’un lieu d’appartenance va de pair avec la construction de frontières. Ils s’entretiennent dans un même mouvement, mais ils recouvrent des enjeux différents : la construction d’un lieu d’appartenance territoriale se compose dans la définition des normes, modèles et projets d’un vivre ensemble tandis que la délimitation des frontières reflète la construction d’une appartenance par rapport à autrui. Le premier mouvement pose la question : ’Que voulons-nous et qu’allons nous faire ensemble ?’ ; le second mouvement, la suivante : ’Qui sommes-nous par rapport aux autres ?’ Les réponses à ces questions ne sont pas définitives – et ne peuvent l’être. Elles s’élaborent, et se recomposent avec l’arrivée ou le départ de nouvelles populations et les effets des décisions prises localement pour orienter ces flux.

Nous rendrons compte ici d’une vue partielle de leur développement, consciente des limites de notre recherche, et par là même des prolongements et approfondissements à lui donner. Nous n’avons pas en effet rencontrer tous les acteurs instituants de ce processus. Les jeunes originaires du lieu ou venant s’y installer, n’ont pas été interviewés. Avec certains, néanmoins, nous avons partagé, nous l’avons dit, une partie de notre séjour et longuement discuté. Les plus marginaux sans doute ont échappé aux mailles de notre filet, les personnes installées en télétravail et les migrants alternants n’ont pas fait l’objet de rencontres. Nous n’avons pas, non plus, analysé dans leurs détails toutes les procédures mises en place sur la zone.