8121. Les échelles d’espace de référence : conflits d’usages entre permanents et non permanents

La divergence des échelles spatiales des usagers locaux occasionne des conflits d’usage, mais contribue aussi à l’ouverture de la zone sur d’autres milieux et lieux. La convergence géographique de migrants et de visiteurs occasionnels ouvre en effet cette enclave rurale au reste du monde. Leurs confrontations sont autant d’occasions de définir l’intérieur et l’extérieur, l’ici et l’ailleurs, l’autochtone et l’étranger.

Un premier clivage s’opère entre les usagers permanents et non permanents. On peut, à partir de là, distinguer ceux pour lesquels la zone d’étude constitue un ’espace primaire’ de ceux pour lesquels elle représente un ’espace secondaire’315. La ’secondarité’ ne se limite pas à la résidence secondaire, elle comprend l’ensemble des déplacements liés à la recherche d’un ’ailleurs’. Ce cadre d’analyse, où la notion d’espace secondaire appelle nécessairement celle d’un espace primaire -celui de l’univers quotidien- amène à changer le regard généralement porté sur les catégories de touristes ou de résidents secondaires. Plus souvent jugés qu’étudiés316, on en oublie qu’ils sont aussi les habitants permanents d’un espace primaire et que nous sommes tous des touristes en puissance. La recherche d’un ailleurs relève en effet d’une nécessité anthropologique et d’une pratique ancienne (F. Péron, 1998). Elle participe de la construction identitaire qui suppose la confrontation à ’l’autre’317. Associée à la problématique du ’mode mineur’, l’analyse du phénomène de secondarité, développée par J. Rémy (1998), permet de saisir les pratiques qui lui sont liées au-delà d’une vision fonctionnaliste – limitant cette pratique à la récupération de la force de travail. La recherche d’un espace de secondarité relève en effet d’une autre nécessité : celle de mettre à distance les rôles joués dans l’espace primaire, vécus sur le ’mode majeur’, c’est-à-dire où l’individu ressent le sérieux de ses responsabilités (professionnelles, familiales, associatives...). Les deux espaces sont donc complémentaires l’un de l’autre.

La présence sur la zone ne recouvre donc pas les mêmes enjeux pour les uns et les autres. Et ces enjeux ne prennent leur sens que si on les resitue dans le contexte plus général, celui du rapport à la mobilité, comme pratique quotidienne et système de valeurs.

Pour les habitants permaments du Diois, l’enjeu est de trouver un ’ailleurs’, et plus largement de sortir de cette enclave.

Dans le contexte particulier de la zone d’étude, une question se pose en effet : celle de l’étendue des réseaux de sociabilité des habitants permanents d’une enclave rurale. Cette question apporte un double éclairage. Jusqu’où va le ’rural ’ aujourd’hui (ses réseaux parfois très étendus et ses connexions avec des espaces parfois très éloignés) ? Quelles sont les possibilités et les conditions de promotion sociale des populations localisées dans une zone du rural isolé ? Les liens entre ces deux questions nous amènent à mettre en évidence l’importance des réseaux, constitués notamment par la migration (d’arrivée et de retour) sur le développement local.

L’exode des jeunes les plus formés et l’ancrage des plus démunis montrent l’acuité et l’interdépendance de ces questions, pour l’avenir de la zone et de ses habitants.

Au vu de nos enquêtes, l’origine géographique des personnes et leur degré de mobilité ne sont pas les facteurs déterminants de la réussite sociale ni même de l’intégration locale. C’est plutôt l’articulation entre mobilité et ancrage qui compte. L’enracinement dans le milieu d’origine peut conduire à la précarité ou à la solitude et engendrer des comportements défensifs (figure des paysans du cru). L’ancrage au milieu d’origine après migration semble offrir davantage de ressources pour concilier reconnaissance locale et promotion sociale, et semble favoriser les attitudes d’ouverture (figure des notables du pays). Par contre, la migration vers la zone depuis un pôle urbain ne garantit pas le maintien d’une ouverture ni l’intégration locale. La migration ne change pas fondamentalement les conditions ayant prédestiné au départ. Ceux qui avaient déjà des ressources importantes avant leur départ parviennent à s’intégrer au milieu local et à maintenir leurs réseaux extérieurs (militants du local au global, pièces uniques du territoire, néo-notabilisés), tandis que ceux qui en étaient dépourvus ou relativement démunis s’isolent dans le milieu d’émigration (ouvriers des champs).

Par ailleurs, l’ancrage de ces populations permanentes dans une zone rurale isolée pose aussi la question de leur rapport à la mobilité, comme pratique quotidienne et système de valeurs. Pour les ’engagés’ et les ’attachés’, les mieux intégrés au milieu (néo-notabilisés et garde-fou, pièces uniques du territoire, migrants enracinés, militants du local au global) l’ancrage est un choix de vie permettant de mettre à distance les contraintes et les normes urbaines (migration alternante, temps perdu dans les transports). La mobilité constitue pour eux un moyen d’accès à d’autres lieux et milieux (Monsieur Stéphane, Madame Tunis par exemple), renforçant ainsi leur ancrage par une certaine ouverture sur l’extérieur. Pour les figures d’attachés les moins bien intégrés, la mobilité est difficile, coûteuse, voire impossible, et l’ancrage local est signe d’une mise à l’écart du monde urbain et de ses modes d’intégration (ouvriers des champs).

Pour les personnes en tension entre deux pôles d’ancrage, la mobilité est une nécessité sociale pour sortir de leur milieu d’origine, mais elle est aussi le moyen d’entretenir leurs racines. Enfin, pour les personnes entretenant un rapport d’extériorité au milieu, elle peut être un mode de vie permettant de se tenir à distance de tout contrôle social (bi-polarité rurale-urbaine, générisme, vagabondage, écologisme) ou au contraire une pratique peu prisée, la distance étant entretenue par la sélectivité de réseaux de sociabilité (bulle).

Cette première analyse nous amène à une autre réflexion : à quel espace de référence ces différents habitants s’identifient-ils selon l’étendue de leurs réseaux ? Cette clé de lecture est importante sur une zone en cours d’institutionnalisation, car elle permet de mettre en perspective les échelles de référence des différents usagers du lieu avec l’échelle du ’pays diois’ qui est revendiquée par les acteurs locaux.

L’origine locale et l’ancienneté de présence ne prédestinent en rien à l’identification et à l’appropriation du ’pays diois’. Ainsi, les agriculteurs originaires du lieu et successeurs du père entretiennent le même type de rapport au lieu que les ’ouvriers des champs’ - circonscrits à la commune et à leur exploitation. La profession agricole ne prédestine pas non plus à ce type d’appropriation, puisque certains néo-ruraux (notabilisés ou enracinés) développent et entretiennent des réseaux dépassant les limites de leur commune et profession. L’identification au ’pays diois’, caractéristique de certains migrants bien installés sur la zone et des notables revenus au ’pays’, n’empêche pas, bien au contraire, de fréquenter d’autres milieux et espaces de vie. C’est, nous l’avons vu, par l’expérience de la migration que l’appartenance au milieu local se construit comme choix de vie et objet de revendication et d’investissement. Il s’agit pour eux de ’vivre et travailler au pays’, mais aussi d’en sortir pour élargir ses horizons. Cette forme d’appartenance renforce la cohésion ’territoriale’ de la zone. Chaque groupe, à sa manière, contribue à la mise en réseau de l’espace local et à sa mise en relation avec l’extérieur, les échanges tissés étant autant d’occasions d’éprouver la spécificité territoriale du Diois. Certains migrants (les ’femmes restées au front’) ont réussi à transformer leur position de ’marge’ en marginalité assumée, en développant des réseaux d’échanges ’alternatifs’ assez étendus. D’autres étrangers (Messieurs Arthéna et Sandahll) ont su articuler leur enracinement local avec le maintien de leur ouverture, ainsi que le développement d’activités associant tradition et modernité, ce qui a facilité leur intégration et a eu des effets importants sur le développement local. Ainsi, la filière plantes aromatiques et médicinales est devenue un emblème territorial à l’extérieur et l’un des symboles de réussite économique et d’intégration pour les habitants du Diois. Le développement de manifestations locales, de renommée nationale ou internationale, tient également à la recherche d’ouverture et de reconnaissance extérieure et intérieure par les migrants qui en sont à l’origine. Le festival ’Est-Ouest’ et les Rencontres européennes de Die (initiés entre autres par Messieurs Arthéna et Sandhall), ainsi que la Fête des arts et de la vigne (animée par Madame Casati) constituent des ’lieux-ponts’ qui relient la zone à d’autres lieux et associent différents milieux (chapitre VI). Enfin, nous l’avons vu, les notables originaires du pays ne sont pas en reste dans cette ouverture. Partisans d’un apport migratoire à l’intérieur du pays (l’avantage d’un ’sang neuf’), ils défendent en même temps l’identité territoriale auprès des interlocuteurs extérieurs.

Pour les usagers secondaires, la fréquentation de la zone ne recouvre pas du tout les mêmes enjeux.

L’analyse de ces usages montre à la fois l’enjeu que représente l’appropriation ’secondaire’ des espaces ruraux dans les sociétés modernes, urbaines et mobiles, et le déplacement (plutôt que la redéfinition) des clivages sociaux sur ce nouveau front. Tous sont ici sur un espace-temps secondaire, mais tous n’ont pas les mêmes ressources pour mener à bien cette conquête. En outre, pour chacun d’eux, la zone constitue un lieu différent : simple lieu de vacances pour certains, lieu de patrimonialisation ostentatoire pour d’autres, elle est pour d’autres, enfin, un lieu de célébration et de transmission des attaches familiales.

La ruralité, la géographie et la dimension territoriale du lieu sont dès lors des attributs relatifs aux enjeux que représentent, pour chaque groupe, sa venue ici. A l’inverse, la fréquentation ’secondaire’ de la zone, étant donné l’importance des effectifs concernés318, constitue un enjeu essentiel pour les acteurs locaux et a des effets sensibles sur l’institutionnalisation territoriale de la zone (effet sur l’économie et sur les modèles de développement local envisagés). Autrement dit, le Diois n’est pas forcément important ni chargé de sens pour les ’usagers secondaires’. Mais ces derniers sont importants pour les acteurs locaux qui participent à la construction territoriale.

La  ’secondarité rurale’, substitut du lieu des racines

Ces personnes (résidents secondaires non natifs et touristes fidélisés) cherchent à retrouver un lieu d’ancrage en substitution de leur lieu d’origine, soit parce qu’il a été fortement urbanisé (Monsieur Gaspard par exemple), soit parce qu’il a été quitté (élite en exil, bi-polarité). Cette expérience explique le besoin de retrouver un lieu préservé du temps qui passe, et se traduit par l’investissement dans la propriété foncière dans des villages reculés. On alterne entre un ici quotidien, pourvoyeur de statut social, et un ailleurs secondaire, lieu de repos et de patrimonialisation ostentatoire. Même si ces personnes cultivent la sociabilité villageoise, elles n’acceptent ce jeu  qu’à la condition de pouvoir en sortir : ’Ici quand il reste que 5 personnes l’hiver, t’es condamné à ne pas te fâcher avec eux, t’es condamné à t’entendre’ (Monsieur Maléserbe). Ce moment est aussi l’occasion de renforcer son identité citadine, en expérimentant les limites de la vie rurale et villageoise. C’est une manière de transformer le ’ras le bol’ du quotidien, en choix de vie : ‘C’est à la fois un attachement profond et aussi je sais que c’est un milieu dans lequel je ne vivrais pas, parce que c’est pas ma vie, qui est citadine maintenant. C’est fini. On peut pas jouer au paysan ou au rural’.

La secondarité familiale

Il est significatif que cet usage soit, dans la majorité des cas, transmis de génération en génération (9 cas sur 15, dont 3 parmi les touristes et 6 parmi les résidents secondaires).

Dans le contexte actuel en effet (migrations résidentielles fréquentes au cours des cycles de vie, bi-activité des couples), la constitution ou le maintien d’un pôle de retrouvailles représente un enjeu essentiel pour les familles. Mais, tous les milieux n’ont pas les mêmes possibilités pour constituer et maintenir un tel lieu de retrouvailles (cas de la famille des deux frères A et C ouvriers des champs, et cas de Madame Paulette). Cela suppose, en effet, des ressources importantes (en temps, en argent) ainsi que l’articulation des lieux d’ancrage des deux conjoints. L’articulation (successive ou alternante) entre les espaces primaires et secondaires intervient dans les milieux plus aisés, comme rééquilibrage ou compensation dans la relation de couples, notamment lorsque la localisation principale est choisie en fonction de l’activité du conjoint (Monsieur et Madame Igéna). La multi-secondarité dans les cas où la position sociale des deux conjoints est équivalente (Monsieur et madame Paullaner) offre une autre voie de conciliation.

En outre, les formes et les modes d’appropriation du lieu sont différentes selon qu’elles concernent des milieux populaires (fragiles en errance, tribus installées dans la vie) ou plus aisés (nomades ruraux, bi-polarité rurale-urbaine).

Par leur fidélité sans faille, les premiers tissent patiemment un réseau de sociabilité de proximité, cherchant à reproduire sur l’espace secondaire l’univers familier et circonscrit de leur espace primaire. Faisant ainsi du camping leur ’village’, structuré par l’interconnaissance, ils construisent une enclave de maîtrise et de sécurité, sur un territoire qui demeure étranger.

Pour les seconds, il y a au contraire recherche de différenciation dans la forme de sociabilité développée au sein de chaque espace approprié ; le pôle secondaire et primaire étant complémentaires l’un de l’autre. L’espace de vie quotidien est consacré à la sphère professionnelle et à la sociabilité extérieure : la ville est investie à travers l’entretien d’une sociabilité élargie et des pratiques associatives et culturelles. L’habitat, souvent de taille réduite, est peu investi comme espace de sociabilité et réservé au noyau familial. La secondarité est au contraire l’occasion de réinvestir l’espace intérieur, pour y recevoir la famille et les amis. A travers la sociabilité ’villageoise’, on replonge, l’espace d’un séjour, dans l’ancien temps en cultivant l’image d’une campagne mythifiée.

L’espace support

Pour certains touristes enfin, l’espace demeure un simple support d’activités substituable à d’autres. Ils restent donc ’extérieurs’ au milieu local.

Dans les classes moyennes, le choix du lieu de séjour s’effectue pour certains en fonction des structures d’hébergement et de leur capacité à répondre aux besoins personnalisés des membres de la famille. D’autres choisissent le lieu pour son cadre naturel (montagne, rivière) permettant la pratique de certaines activités sportives. L’espace qui fait sens correspond à la délimitation du lieu d’hébergement relié à quelques sites locaux, la dimension territoriale n’étant pas perçue en tant que telle. L’espace peut aussi être le support de retrouvailles d’un groupe nomade, l’environnement étant dès lors perçu comme ’décor paysager’.

Enfin, les touristes plus aisées (figure des citadines-voyageuses) choisissent en venant ici, avant tout une structure permettant la pratique d’une activité distinctive et le maintien de l’entre-soi. L’espace environnement reste là encore un simple décor, et le milieu local, perçu à travers l’image d’une campagne dépourvue d’intérêt culturel, est maintenu à distance.

Pour conclure sur ce point, revenons sur la question de l’installation définitive des usagers non permanents qui représente un enjeu important dans le développement local. Il semble, contre toute attente, que l’ancienneté de présence et la force des liens familiaux ne prédisposent pas à une installation permanente sur la zone. Quand on aborde la possibilité d’une installation définitive parmi les usagers ’fidélisés du lieu’, le clivage principal oppose les natifs et les non natifs, les premiers étant beaucoup plus réticents que les seconds à cette idée. Cette ligne de partage recouvre en fait une différence dans les modes d’appartenance sociale, entre ceux qui ont réussi socialement au prix de leur déracinement du milieu d’origine, et ceux qui ont accédé à un lieu d’ancrage identitaire grâce à leur réussite sociale. On constate également que la référence au ’Diois’ est très faible, et que les pratiques s’inscrivent dans des espaces très circonscrits (lieux d’hébergement) ou au contraire dans des espaces dépassant les limites du Diois (la résidence constituant un point de rayonnement). La référence à des entités géographiques bénéficiant d’une plus forte renommée (la Provence ou la Drôme pour les étrangers, le Vercors pour les Français) montre que l’identité dioise, manque encore d’une image à diffuser.

Ces différences d’échelles de référence sont importantes car elles engendrent des conflits d’usage et des typifications réciproques entre permanents et non permanents. Elles amènent les premiers à réagir face à l’appropriation secondaire de leur lieu de vie. Cette forme d’usages ’distanciés’, nous le verrons ensuite, est vécue de façon ambivalente par les acteurs locaux investis dans la construction territoriale du Diois. Elle est en effet un signe, valorisant, d’attractivité de leur ’pays’, en même temps qu’une forme de violence symbolique, exercée par les usagers pour lesquels le Diois n’est qu’un espace-temps secondaire.

Notes
315.

REMY J., 1994 -L’implication paradoxale dans l’expérience touristique, in : Recherches Sociologiques, vol. 25, n° 2, pp. 61-78.

316.

MICHEL F., 2000 - Désirs d’ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Ed. Armand Colin, Coll. Chemins de traverse, 270 p.

317.

Le terme ’ailleurs’ provient du latin ’alius’ qui a également donné naissance au mot ’altérité’.

318.

On estime à 2 500 le nombre de résidences secondaires, et à 20 000 le nombre de touristes par an, pour une population permanente d’un peu plus de 10 000 personnes (chiffres du DRDD, 1998).