8122. Les échelles de temps de référence : droit du sang versus droit du sol

Les échelles de temporalité de référence opèrent, quant à elles, un autre clivage entre ’originaires’ et ’non originaires’ du lieu, entre ceux qui peuvent s’inscrire ici dans une histoire familiale en référence à des ’racines locales’, et ceux qui doivent y ’faire souche’. Cette césure croise néanmoins l’autre clivage, entre permanents et non permanents, ce qui engendre une hiérarchie complexe d’appartenance territoriale. Deux formes de légitimité territoriale s’affrontent : le ’droit du sang’ et le ’droit du sol’. Globalement, les habitants permanents, qu’ils soient originaires ou non, légitiment leur droit d’usage par leur investissement sur ’le sol’. Cette revendication est particulièrement portée par les migrants attachés au milieu qui se retrouvent dans l’idéologie ’vivre et travailler au pays’ (figure des néo-notabilisés notamment). La zone constitue pour eux un ’pôle d’investissement prométhéen’ tandis qu’elle est appropriée de manière beaucoup plus ’contemplative’319 par les autres (originaires ou non ayant investi la zone comme lieu secondaire) et légitimant leur présence selon un ’droit du sang’. Pour ces derniers, la zone est un ’lieu de mémoire’, un espace-temps d’enracinement généalogique (secondarité familiale) ou mythique (secondarité rurale où l’on cultive les valeurs associées au passé d’une campagne idéalisée).

Parmi les migrants installés sur la zone, les échelles de temps diffèrent également selon leur mode d’appartenance au milieu local. L’étendue de leur horizon temporel (Grossin, 1974) dépend étroitement du vécu de la migration et de leur degré d’intégration locale. Les plus marginalisés (ouvriers des champs) se situent entre passé et présent. L’évocation du passé est associée à la mémoire d’un milieu regretté dont ils sont maintenus à l’écart, mais elle donne lieu également à un discours visant à légitimer leur place au regard de ce qu’ils ont accepté de perdre en venant participer à la vie locale. L’avenir étant source d’incertitude, on ne s’y projette guère et l’on vit plutôt ’au jour le jour’, en s’accommodant du lieu. Les migrants, dont l’attachement prend le sens d’une ’sur-assimiliation au milieu’320 (néo-notabilisés) évoquent peu leur passé (associé à la rupture biographique et au renoncement de carrière qui a conduit à leur arrivée). Ils s’approprient par contre largement l’histoire locale, en se positionnant comme gardiens de ce passé. Ici sans doute se manifeste, avec la plus forte acuité, la tension évoquée plus haut, entre un rapport contemplatif à l’espace (préserver la tradition) et un rapport prométhéen (assurer l’avenir du Diois en y laissant sa trace). Les autres migrants (pièces uniques du territoire, migrants enracinés) font davantage le lien entre leur passé vécu ’ailleurs’, et leur présent et avenir qu’ils projettent ici. Par le maintien des liens au milieu d’origine, permettant de concilier ancrage et ouverture, ils entretiennent une mémoire vive du passé. Ils évoquent largement ce qu’ils ont construit ici en se projetant également dans l’avenir du Diois dont ils se sentent parties prenantes et acteurs.

La perception de l’avenir local et de son développement ne prend pas le même sens pour ceux qui vivent ici en permanence, et ceux, non permanents, qui s’approprient la zone sur un mode contemplatif. Pour les premiers, la maîtrise de l’espace local est un enjeu qui conditionne leur avenir sur la zone. Bien que leur position et avis diffèrent sur la question, l’usage secondaire qui est fait de leur espace de vie quotidien alimente la prise de conscience d’une communauté de destin. ’Maîtriser’ signifie pour certains (paysans du cru, néo-notabilisés) la reprise en main d’un espace qui leur échappe (solitude face à l’envahissement pour les premiers, respect de la tradition pour les seconds) et la défense du ’dernier carré’ (logique d’agrandissement et de transmission pour les premiers, rituel d’entrée sur un ’territoire qui se mérite’ pour les seconds). Pour les personnes plus distanciées, la maîtrise de l’espace local passe par l’accueil de nouvelles populations et activités, nécessaire pour pérenniser la qualité de vie locale (maintien des services et des équipements) et perpétuer la tradition locale d’ouverture.

Les visiteurs occasionnels d’un espace ’support’ ne se projettent pas sur la zone, et son développement ne se pose pas comme question – tout au plus espère-t-ils y retrouver la même tranquillité ou le même décor paysager l’année suivante. La temporalité vécue ici (temps des vacances, rendant plus disponible pour une sociabilité élargie) est un complément nécessaire à leur univers quotidien (temps du travail, balisant étroitement la vie quotidienne entre horaires et lieux de présence). A cette temporalité rurale, celle de la lenteur et de la souplesse, est associée la perception d’un faible niveau de développement, le plus souvent envisagé comme un atout à préserver. Les non originaires et fidélisés sur la région, entretiennent un rapport typiquement contemplatif vis-à-vis d’un lieu qu’ils s’approprient comme ’conservatoire’. Il permet de retrouver ce que l’on a perdu (certains ont vécu l’urbanisation de leur lieu d’origine rural) ou d’y reconstruire ce que l’on n’a pas connu (les autres ont été socialisés dans un environnement urbain), c’est-à-dire l’image mythique d’une ’campagne préservée’. Les résidents secondaires originaires du Diois (protestants notamment) se réfèrent à la temporalité passée, celle où ils ont dû s’arracher à leur pays ingrat pour construire leur vie ailleurs. Ils perçoivent dès lors le faible développement local comme une fatalité, et l’avenir, à travers la transmission de leurs racines généalogiques. C’est en référence à leur expérience passée, et à la tension entre un lieu d’attachement et un lieu d’engagement, qu’il faut comprendre le rapport conflictuel qui les oppose aux migrants qui ont réussi ici, ce que eux-mêmes et leurs parents avaient cru impossible.

Notes
319.

DURAND G., 1980 – L’âme tigrée, Ed. Denoël- Gonthier, coll. Médiations, 210 p.– Cet auteur avance l’idée que l’homme est en tension entre deux pôles : le pôle de la maîtrise (où l’espace est approprié comme objet de connaissance scientifique et d’investissement prométhéen), et le pôle de la contemplation (où l’espace est perçu comme élément naturel, investi de valeurs poétiques et revêtant une certaine sacralité).

320.

Selon G. BARBICHON (1983, p. 325), la ’sur-identification’ à la société d’accueil intervient lorsque les individus passent d’un groupe social ou culturel à un autre et la ’sur-assimilation’ est consécutive à la rupture avec le milieu d’origine, ce qui est le cas ici.