Le Diois, espace de convergence et de divergence entre usagers multiples, constitue un cas emblématique des modes contemporains de construction sociale de la confiance355.
Amont qui rend possible le contrat356, la confiance permet d’établir des relations d’échanges durables et relativement équilibrées entre acteurs. Elle dépend donc des formes de sa production. Or dans le contexte de la Modernité, et plus encore lorsque la mobilité devient dominante, elle n’est plus à considérer comme une donnée a priori découlant spontanément357 de la tradition ou de la relation de proximité, mais suppose un processus de construction sociale358, dans lequel l’identification territoriale joue un rôle important.
Mauss (1966) avait déjà souligné combien l’identification du groupe à son espace est liée à la constitution de rites, de croyances permettant l’appropriation de ses différents lieux constitutifs. Halbwachs (1972) avait, quant à lui, identifié le rôle de la dimension matérielle dans ce mécanisme d’identification. La construction sociale de la confiance et l’institutionnalisation territoriale de l’espace sont, dans le cas étudié, deux processus étroitement imbriqués. Sans un minimum de confiance entre acteurs, la démarche de pays n’aurait été possible, et sans un espace partagé en commun et support d’appartenance pour les uns et les autres (attachement ou engagement ), la confiance serait restée à l’état latent.
Comment et autour de quels groupes d’acteurs cette relation de confiance s’est-elle construite ?
Parmi l’ensemble des groupes qui ont convergé vers la zone, certains ont joué un rôle plus direct dans son institutionnalisation territoriale ; il s’agit des acteurs ’institués’. Le district constitue le noyau de ce groupe, autour duquel gravite tout un ensemble de structures et de réseaux, dont nous présentons ici la configuration générale (nous reviendrons plus en détail sur ces éléments, dans le chapitre suivant).
Les acteurs concernés ne forment pas un ensemble homogène, mais ils partagent un certain nombre de points communs, qui sont à la base de leur mise en confiance mutuelle.
L’ensemble de ces acteurs partage l’expérience de la migration, fondatrice d’un certain rapport à l’enclavement et de l’identification à des ’frontières territoriales’. Certes, ces frontières n’ont pas joué de façon identique dans leur parcours et elles ne mettent pas en jeu le même rapport à l’extérieur. Mais il demeure un fait : elles délimitent un espace géographique et social qui constitue un enjeu important, voir essentiel pour eux, dont l’appartenance se définit en grande partie ici359.
En effet, l’identification aux frontières territoriales, construite dans l’expérience de la migration et de l’ancrage local, a pour moteur essentiel la territorialisation de l’appartenance sociale. Leurs réseaux peuvent s’étendre, pour certains, bien au-delà du Diois. Ils se construisent, se maintiennent, s’élargissent à partir ’d’ici’. Même parmi les plus distanciés, c’est également en référence à une appartenance locale que les relations tissées à l’extérieur prennent leur sens (Monsieur Stéphane qui s’estime ’bien ici’, mais doit en sortir) et leur valeur (Monsieur Arthéna qui a construit son activité lui permettant de ’s’enraciner’ en s’appuyant sur ses réseaux extérieurs). On rejoint, dans un sens néanmoins différent, l’analyse d’A. Bourdin360 sur les motivations et les stratégies de localisation de l’action. Sans qu’il y ait forcément anticipation du choix du lieu et du type de ressources à y valoriser, il y a ici une certaine adéquation entre lieu et ressources sociales qui se construit progressivement361, associée ou non, d’ailleurs, à une promotion sociale. Nous l’avons vu en effet, pour certains migrants (les ’néo-notabilisés’) l’ancrage au milieu local a été synonyme du renoncement à une carrière, sans pour autant être vécu comme un échec : Ils ont acquis localement une position, une reconnaissance et une qualité de vie qui compensent largement, selon eux, la carrière, hypothétique, qu’ils auraient pu entamer ou poursuivre ailleurs. D’autres ont choisi de se localiser sur un ’front pionnier’ (Monsieur Breviaire) en anticipant leur échec probable s’ils étaient restés sur des scènes plus concurrentielles (grande ville universitaire).
L’espace local a constitué pour les uns et les autres un point de convergence géographique (les migrants se sont installés dans les lieux que les autres quittaient et les natifs sont revenus là où leurs congénères ne voulaient plus résider). Ayant fait l’expérience de l’enracinement dans une ’enclave rurale’, ils partagent en commun certaines valeurs, en leur donnant des sens néanmoins légèrement différents.
Ainsi, la défiance vis-à-vis d’un certain centralisme fait référence, pour les notables locaux, à leur expérience d’un territoire ’périphérique’ éloigné des lieux de décision, alors qu’elle exprime pour les migrants installés sur la zone la volonté d’un développement autonome362. De la même façon, l’attachement aux valeurs républicaines s’inscrit dans des logiques assez différentes. Pour les notables, il fait référence à la mémoire collective des périodes d’oppression religieuse ou politique (tradition locale d’accueil des protestants et zone de maquis durant la Résistance) auxquelles la République a permis de mettre fin. Ce positionnement s’inscrit également dans leur expérience sensible du mode d’intégration républicain, fondé sur la promotion scolaire et la migration intégratrice, qu’autorise une certaine égalité (tant spatiale que sociale) d’accès aux services publics et aux équipements collectifs. Chez les migrants, l’attachement aux valeurs républicaines est moins net. Quand elle existe, elle découle de l’exigence d’une parité en équipements et en services, culturels notamment. Elle relève moins d’une revendication d’accès à des services intégrateurs que d’une recherche du maintien d’une norme de consommation acquise dans la société urbaine. L’alliance entre sentiment d’appartenance et valeurs républicaines résultant de l’histoire politique et religieuse du territoire est assez spécifique au Diois. Cet équilibre résulte en partie du partage du pouvoir entre migrants et notables locaux, empêchant l’appropriation exclusive du territoire livré à l’hégémonie d’un groupe unique.
Tous ces éléments, c’est-à-dire le partage en commun d’un espace, de valeurs, d’une expérience migratoire et de rapports à l’enclavement ont généré un ’effet de milieu’ entre ces acteurs.
Selon J. Rémy (1998), un milieu est un espace ’socialement pertinent’ où le partage d’un espace commun crée des liens d’interdépendance, qui, sans supprimer les différences entre
acteurs, les maintient dans un équilibre dynamique entre ordre et désordre, sécurité et risque, stabilité et instabilité. L’espace matériel qui sert de base d’identification363 et les représentations ainsi formées influencent à leur tour les modes d’appropriation et de découpage de l’espace. Mais l’image d’un milieu se définit aussi par rapport aux autres milieux, de façon ’active’ (effet de distinction, de différenciation) et ’passive’ (effet de stigmatisation, d’imposition). Or, dans un contexte marqué par la circulation des hommes et des images (société de communication ), l’appropriation et la définition des lieux devient un enjeu important et peut échapper à leurs habitants. Et, dans cette bataille des lieux et images, tous les groupes ne disposent pas de la même force ’d’imposition’364.
Dans le cas présent, nous l’avons vu, l’image du milieu s’est considérablement transformée avec le changement des relations ville-campagne et des flux de mobilité. Dans un premier temps, le milieu a été associé à l’image négative d’un espace enclavé, dévitalisé, et en retard de développement. L’expérience commune de la lutte contre la stigmatisation a scellé la confiance entre notables du pays et migrants installés sur la zone. Le passage de certaines épreuves difficiles marquent ici, comme dans d’autres lieux et milieux (tribus, grandes écoles), du sceau d’une appartenance commune ceux qui y ont été soumis. Aujourd’hui, le Diois, comme nombre de zones rurales, bénéficie d’un contexte favorable à sa valorisation. Mais de ce fait, ceux qui y vivent et notamment les acteurs institués peuvent se sentir dépossédés de leur lieu de vie et envahis par ceux qui désirent se l’approprier. D’où l’enjeu de l’édification de frontières délimitant la spécificité territoriale de la zone (environnement, patrimoine, culture) et l’appartenance locale (rites de passage, parcours d’intégration). L’appropriation commune d’un espace, offrant une certaine sécurité aux groupes qui se le partagent (territorialisation de l’appartenance), engendre en effet certains comportements visant à y reproduire les positions sociales et les éléments d’identification, par des mécanismes de sélection, de composition et de défense vis-à-vis de l’extérieur. L’équilibre évoqué plus haut, reste alors fort fragile. Que l’affirmation identitaire, alimentée par les flux d’arrivée, prenne le dessus sur la logique d’ouverture et c’est le localisme obsidional qui peut accompagner la construction de ce ’pays’.
Nous reprenons ici certains éléments développés dans un article co-rédigé et résultant d’investigations communes, sur le site étudié, avec un collègue économiste : GUERIN M., SENCEBE Y., 2000.
Paradeise C., Porcher P., 1991 - Le contrat ou la confiance dans la relation salariale. in: Travail et emploi, n° 46, pp. 5-14.
Ce qui ne veut pas dire que la proximité et la tradition n’interviennent pas, mais elles font elles-mêmes l’objet d’une construction sociale, comme nous le verrons plus bas, avec l’évocation des ’effets de milieux’ et de l’édification de frontières sélectives.
THUDEROZ C. et alii., 1999 – La confiance. Approches économiques et sociologiques, Paris, Ed. Gaëtan Morin, 322 p.
Sauf en ce qui concerne Monsieur Vinnier, dont nous exposerons, plus bas, l’impact de son ’extériorité’ sur la dynamique territoriale.
BOURDIN A., 1998 - ’L’ancrage comme choix’, in : HIRSCHHORN M., BERTHELOT J.M., op. cit., pp. 37-56. Selon cet auteur, l’ancrage peut découler d’un choix de localisation de l’action permettant de valoriser aux mieux les ressources sociales acquises ailleurs ou d’y construire une ’niche sociologique’.
A travers les différentes modes d’appartenance décrits plus haut : par l’engagement dans le pays natal (notables du pays), par l’enracinement ou l’attachement à un lieu de d’immigration.
Le contre modèle communautaire est apparu initialement à la suite des événements de mai 1968 dont l’échec provoqua une forme de ’reclassement des forces politiques’ (Léger et Hervieu, 1979, p. 40) et leur repli campagnard, plus ou moins durable.
HALBWACHS M., 1946 - Morphologie sociale. Ed. A. Colin, Introduction, pp. 7-18.
J. Rémy, 1998 (p. 115) explique que les normes d’usages et d’habiter ’peuvent être dissociées de la présence quantitative du groupe [qui les définit ainsi].’