L’agriculture : le marqueur territorial d’un ’avant pays rural’
Si l’agriculture revêt ici un poids important, ce n’est plus essentiellement par l’importance de ses effectifs387 mais par la valeur symbolique qu’elle acquiert sous l’effet des nouvelles demandes sociales qui lui sont adressées (environnement, paysage, qualité des produits).
Elle représente un enjeu symbolique mais aussi stratégique. La zone est pour une partie toujours menacée par la déprise, tandis que l’on s’oriente vers la mise en place d’une économie tournée vers la valorisation du patrimoine où les ’produits de terroir’388 tiennent une part essentielle. Par ailleurs, si les agriculteurs ne sont plus majoritaires dans la population active locale, 25% des emplois sont encore liés à l’agriculture, l’exploitation forestière et l’industrie agro-alimentaire. En outre, bon nombre des néo-ruraux installés dans les années 1970 et qui ont tenu en orientant leur exploitation sur des productions valorisant la qualité (agriculture biologique) et la diversification (transformation des produits, agro-tourisme) ont pris un rôle important dans la dynamique locale. Ainsi, certains, accédant à des mandats électifs locaux, participent activement aux activités du District et à l’élaboration de la charte de pays. D’autres, à l’origine de la filière biologique et de la filière des plantes aromatiques et médicinales, constituent un exemple de réussite économique avec des retombées sur l’ensemble de la zone (en termes d’emplois), exemple qui est repris aujourd’hui par les agriculteurs d’origine locale. Autant dire que l’agriculture revêt ici une dimension essentielle et une dynamique singulière, scellant l’alliance de la tradition et de la modernité, d’une part, des agriculteurs du cru et des néo-ruraux implantés plus récemment, d’autre part.
A travers la réappropriation locale de certaines études (celle de l’Inra d’une part, celle de l’Institut de l’Elevage, d’autre part), on devine la volonté locale d’en faire une ’marque territoriale’. Les résultats de la première concernant le domaine agricole389 ne sont pas repris. A contrario, le choix de la zone comme site d’étude pilote par l’Institut de l’Elevage (en 1997) sur l’évolution du triptyque ’filière, espace, métier’ (d’élevage) est présenté à plusieurs reprises390 comme signe de reconnaissance extérieure du caractère agricole de la zone.
Dans l’ensemble des documents du projet de territoire et notamment dans la charte de pays, l’agriculture est placée au ’coeur du développement local’ et au centre des enjeux de la zone. Elle est considérée comme un secteur attractif et favorisant l’ancrage durable de nouveaux actifs (30% des installations sont le fait de jeunes non originaires du Diois). Créatrice des paysages, elle participe de l’attractivité touristique de la zone. Ses productions bénéficiant de labels et d’A.O.C (Clairette, picodon, agneau de Ladret, plantes aromatiques et médicinales) constituent aussi des marques territoriales et s’inscrivent dans les axes de développement fondés sur la recherche de qualité.
L’importance de l’agriculture biologique sur la zone dépasse le simple fait de ses effectifs (10% des agriculteurs contre 1% dans la moyenne nationale). L’histoire de son développement et de sa reconnaissance rejoint celle de l’intégration des ’néo-ruraux’ sur la zone, et plus largement, au sein de la société. Plusieurs figures rencontrées (Messieurs Arthéna, Sandahll, Terrot, Ebert, Gauthier) investies dans l’agriculture biologique, y ont trouvé un moyen de concilier leurs engagements idéologiques et la recherche d’une activité plus rémunératrice.
L’article de l’un d’eux, écrit à l’occasion des ’Premières assises interprofessionnelles de l’agriculture biologique en Rhône-Alpes’ (1999) illustre le rôle particulier de ce secteur dans la dynamique sociale et territoriale du Diois. La place des néo-ruraux, ’marginaux’ sur le territoire, celle de l’agriculture biologique, marginale dans la profession et celle des zones d’agriculture de montagne, marginale dans l’espace français, ont évolué de concert. Autrement dit, en construisant peu à peu leur place d’acteurs du développement local, ces néo-ruraux ont en même temps participé à l’édification d’un ’pays d’avant garde de l’époque qualité’. Tout en sachant que cette évolution locale n’a été possible qu’à la faveur du processus plus général d’évolution des valeurs dominantes et des attentes de la société urbaine (en matière d’environnement, de qualité des aliments, de ’consommation d’espaces préservés’...). Ainsi en témoigne certains extraits de l’article : ’‘En participant à ce colloque régional de la bio qui a aujourd’hui pignon sur rue, les nombreux pionniers des années 1970 peuvent se dire avec amertume que le bon sens n’a aucune chance s’il n’est pas dans le sens de l’histoire. [...] Marginaux, ils le furent dans leur façon de vivre, de réfléchir et pratiquer l’agriculture, à l’époque des Trente Glorieuses. [... ]’’ Mais après de nombreuses années de structuration et de valorisation de l’agriculture biologique, Celle-ci ’est devenue fréquentable pour les responsables socioprofessionnels traditionnels et les élus du Diois’. Dans la mise en oeuvre des programmes de développement agricole (détaillés dans l’article), il faut souligner l’importance de la pratique des réseaux des néo-ruraux (filière des plantes aromatiques et médicinales par exemple), et leur maîtrise des politiques publiques et des sources de financement (grâce à leurs ressources culturelles). Ce sont en effet ces mêmes néo-ruraux qui sont à l’origine des deux structures, départementale et régionale (Agri-biodrome, Corabio) qui coiffent l’ensemble des actions de soutien et de développement de l’agriculture biologique. Et les efforts investis, avec réussite pour l’instant, afin de maintenir leur siège à Die, montrent la volonté de faire de la ’bio’ une marque territoriale, et du Diois, le modèle d’un ’pays bio’.
A cet égard, l’importance des procédures de développement agricole, dans l’ensemble des actions mises en oeuvre sur le territoire, en fait l’un des piliers structurant du développement local. La politique agricole développée à travers de nombreux programmes391 a tenté d’articuler les ’fonctions de production, de maintien de l’environnement, et d’implication dans la vie locale’. Aux yeux des responsables locaux impliqués, elle constitue à cet égard 392 ’un modèle à étendre à d’autres secteurs’.
Au-delà de la zone d’étude, les enjeux traversant l’agriculture nous semblent significatifs des dynamiques actuelles de la ’ruralité’. L’agriculture constitue une base essentielle de revendication identitaire et un marqueur territorial d’un pays, dont les acteurs affirment la ruralité comme signe distinctif. Parallèlement, elle continue à représenter une ’image-guide’ de la campagne, tant pour les visiteurs urbains attirés par des paysages typiques ou consommateurs de produits de terroir, que pour les candidats au départ qui pensent y trouver un domaine d’activité permettant l’accès à une nouvelle qualité de vie. L’agriculture constitue en ce sens l’un des patrimoines du territoire : économie, identité territoriale et mémoire s’y imbriquent.
Territorialisation du patrimoine
Le patrimoine et le ’territoire’ ont des histoires étroitement imbriquées. En d’autres lieux et en d’autre temps, ’l’invention du patrimoine’ comme bien public et collectif fut l’oeuvre de la République, avec pour dessein la construction d’une identité nationale393.
A l’échelle du pays Diois, l’enjeu est identique : soutenir, conforter, faire exister même, une collectivité, en l’accrochant à des lieux et à une mémoire commune. Le patrimoine est un outil de la mémoire, il opère par sélection et suppose donc d’oublier, c’est à dire de reconstruire le passé en fonction des cadres sociaux du présent, et des enjeux à venir (Halbwachs, 1994). Il n’y a en effet de patrimoine que ’réinventé’ (Bourdin, 1984). Il est un outil de territorialisation : il permet de cultiver le singulier et différencie d’autres territoires, en particularisant des éléments universels, communs à tout autre territoire. En ce sens, les éléments patrimoniaux constituent des ’lieux-ponts’ : facteurs de ’localisation’, ils doivent posséder une valeur reconnue par des codes universels (permettant leur appropriation par les autochtones et les étrangers) et une spécificité qui singularise le lieu (suscitant la venue ou l’ancrage sur ce lieu)394.
D’où l’enjeu du patrimoine sur un espace ’de convergence et de divergence’. Sa signification dans ce contexte est double : d’une part, reconstruire une mémoire (passé et présent) et un horizon temporel (présent et avenir) communs à une ’collectivité’ faite de strates de migrations successives ; d’autre part, instituer des frontières à partir de la situation d’enclavement du pays qui en a fait le point de départ et d’arrivée de réseaux de migration, ayant chacun son échelle de référence spatiale et temporelle (exemple des réseaux de migrants nordiques, des protestants originaires du lieu et exilés en ville ...).
La valorisation du patrimoine local, l’évolution des groupes sociaux locaux, et le contexte plus général, ne sont pas sans liens. Ce n’est sans doute pas un hasard si le ’patrimoine’ émerge localement comme enjeu, au moment où les espaces ruraux ’marginalisés’ deviennent des ’écrins’ préservés et socialement prisés. On peut penser par ailleurs que, dans la ’fièvre patrimoniale’ actuelle (Nora, 1997), le regard le plus aiguisé vient de ceux qui ont cherché des lieux hors des bouleversements historiques et des chambardements urbains, et notamment des néo-ruraux qui accèdent aujourd’hui au pouvoir local. Mais cette lecture serait quelque peu réductrice si elle s’en tenait là, sans prendre en compte deux autres éléments.
Premièrement, la patrimonialisation dans le Diois n’est pas le seul fait des néo-ruraux, elle associe les notables du pays qui ont connu la migration et le retour vers ce lieu d’ancrage. La composition des deux comités, l’un de pilotage, l’autre ’de réflexion’, qui ont accompagné la mise en place du pôle d’économie du patrimoine, en témoigne (cf. infra). Dans le comité de pilotage, sans prendre en compte les représentants de l’Etat, de la Région et du Département (nécessairement extérieurs au Diois), et en s’en tenant uniquement à ceux des collectivités territoriales et des ’partenaires locaux’, les personnes non originaires du Diois sont majoritaires (huit migrants contre six notables du pays ). Dans le ’comité de réflexion’, outre les représentants de l’Etat (sous-préfecture, ONF) et du Département (Service Patrimoine du Conseil général) la majorité des acteurs locaux est composée migrants (13 sur 17 au total).
Deuxièmement, la ’patrimonialisation’ n’est pas seulement orientée vers l’édification d’un conservatoire du passé, mais aussi vers l’avenir et l’opposition aux forces passéistes (figures de l’extériorité, figures en tension entre l’ici, lieu de mémoire, et l’ailleurs, lieu d’engagement qui tendraient à faire du pays un pur espace support d’activités ou un lieu exclusif de mémoire).
Le Pôle d’Economie du Patrimoine (PEP) constitue l’outil principal de cette politique.
’Défini en 1994 en Comité Interministériel d’aménagement du territoire (CIAT), sa mise en oeuvre a été impulsée par la DATAR, avec pour objectif de construire des projets de territoire qui utilisent le patrimoine, non plus comme simples objets culturels ou touristiques, mais comme des atouts importants d’un développement innovant, adapté aux réalités du monde rural, en phase avec les attentes des citoyens, connecté avec l’ensemble de l’activité économique, délibérément inscrit dans notre modernité.’
Il ne s’agit rien de moins que de consacrer la ’publicisation de la campagne’ (Hervieu, Viard, 1996), ce patrimoine étant devenu un bien commun des citoyens. Mais il s’agit aussi de faire de la mesure un outil de développement, notamment pour les zones périphériques : ’‘Les PEP ont pour ambition de construire un développement en milieu rural. A ce titre, les projets retenus s’appliquent à des territoires en mutation, concernés par les difficultés de l’économie rurale : déprise agricole, vieillissement de la population, faiblesse de l’activité industrielle des infrastructures, des équipements collectifs’ .’ 395 D’où l’ambiguïté des PEP, destinés à soi autant qu’aux autres, supposant un savant dosage de particularisme et d’ouverture, sous-tendus par la vision politique, de mesures compensatrices pour les espaces ruraux périphériques dévitalisés. De là, on le devine, les enjeux de leur appropriation locale, surtout quand cette mesure se superpose à l’élaboration d’une charte de pays, dont l’objectif est d’assurer aux habitants le contrôle territorial, le maintien de la qualité de vie, et la reconnaissance de leur ’pays’.
La mesure faisant l’objet d’une candidature (comme la démarche de charte de pays) auprès de la Région, son obtention en 1998 par le district, qui en a pris la charge, constitue un signe de reconnaissance institutionnelle non négligeable. Les conditions d’éligibilité définies par la Datar ressemblent en effet, à s’y méprendre, à celles des ’pays’ de la LOADDT : ’‘Un PEP, pour répondre à son exigence de développement global, est avant tout un projet de territoire. Ce territoire peut être délimité de plusieurs manières : une entité géographique ou historique reconnue, qui peut se traduire par un fort sentiment de reconnaissance et d’appartenance sociales, exprimé par la population. [...] Un territoire matérialisé par une structure de gestion intercommunale.’ ’ (DATAR, p.2).
La mise en oeuvre locale de ce PEP recouvre plusieurs enjeux.
Enjeu intercommunal, tout d’abord, puisqu’il a été l’occasion d’une collaboration avec le district de Saillans dans la perspective, pour le DRDD, que le lien patrimonial de la Clairette permette à terme le retour de ce chaînon manquant dans le ’Pays Diois’.
Enjeu identitaire, ensuite, puisqu’il a fallu faire l’inventaire du patrimoine sur l’ensemble du territoire en particularisant aussi des lieux- et ceci ... sous l’oeil d’un bureau d’étude avec le risque de voir le patrimoine local défini de l’extérieur.
Enjeu économique, enfin, puisque la valorisation du patrimoine doit répondre aux objectifs de développement et s’articuler au projet de territoire.
L’analyse des phases de son élaboration396 permet de suivre les transactions entre partenaires et surtout les conflits ayant opposé les membres du DRDD au bureau d’étude, conflits qui reflètent les formes de résistance des acteurs locaux à la définition extérieure de ’leur’ patrimoine et les enjeux de contrôle territorial que recouvre cette confrontation avec l’expert extérieur : ’‘L’étude peut être un élément catalyseur, d’autant que la relation au patrimoine a eu tendance à se disperser. L’intervention extérieure peut aider: mais attention de ne pas tomber dans l’assistanat. Il ne faut pas oublier les questions essentielles du pourquoi, pour qui et avec qui? Et donc d’associer les Diois à la réflexion’ ’ (1er comité de pilotage, Monsieur Terrot).
Le second comité de pilotage (présentation du diagnostic du patrimoine local par le cabinet d’étude), confirme cette tension et fait apparaître un second enjeu dans la relation tripartite (représentants des autorités extérieures, notamment de la Région, acteurs locaux, et expert extérieur). En effet, le diagnostic qui insiste sur les faiblesses du Diois est d’autant plus mal accueilli (ce diagnostic ne sera pas validé) qu’il compromet la reconnaissance du Diois auprès de la Région. Monsieur Terrot, en accord avec les autres membres locaux, intervient là encore en posant la question suivante : ’Ne s’agit-il pas de ’complexer’ le territoire pour ensuite paraître contribuer à son développement ? ’. Il défend ainsi les actions entreprises par l’acteur principal de la dynamique territoriale, c’est-à-dire le DRDD.
La troisième phase aborde deux enjeux essentiels : l’organisation spatiale du PEP, c’est-à-dire la clé de lecture du territoire qui sera donnée du Diois et l’orientation principale du PEP, autrement dit le positionnement du Diois par rapport à l’extérieur.
Concernant le premier enjeu, le choix opéré en faveur du scénario dit ’des réseaux’ est à mettre en perspective avec les deux autres scénarios proposés : celui ’des quatre gorges’ qui composent le Diois, et celui des ’cinq à sept pays’ que le Diois contient selon l’expert extérieur. Il va sans dire que c’est le premier qui permet le mieux de renforcer l’image d’unité territoriale, recueillant dès lors l’ensemble des suffrages des acteurs locaux.
Chaque réseau est associé à un élément du patrimoine local, classé selon trois thèmes : la nature ; la culture et l’histoire ; le savoir-faire et le terroir397.
Ces réseaux font l’objet d’une structuration complexe qui permet d’articuler la lecture du patrimoine à l’organisation territoriale et à ses enjeux : équilibre entre Die, et son arrière pays, équilibre entre le Diois intercommunal et sa ’porte d’entrée’, le district de Saillans. La lecture du patrimoine proposée a pour objet d’organiser la circulation sur le territoire, la valorisation de chacune des parties de ce territoire et, in fine, le renforcement même du territoire. Circulation et territoire sont en effet étroitement liés comme le rappelle P. Virilio398 : ’‘Un territoire n’existe que par les moyens de le parcourir, par la capacité qu’on a de le traverser, de le franchir, par des routes, des trains, des chevaux, des messagers... L’insécurité du territoire, c’est la fin d’un rapport mobile au territoire’ .’ Ici, l’insécurité du ’territoire diois’ se traduirait par un déséquilibre entre Die, lieu de passage, d’échange, d’activité, et le reste des communes, notamment les plus reculées, d’où l’on part mais où personne ne va.
Pour chaque thème, sont identifiés des grands sites et des ’lieux phare’ qui correspondent aux différents chefs lieux de cantons et aux différentes vallées du territoire. La sélection et la répartition de ces lieux fait l’objet d’une discussion critique, occasion pour les acteurs locaux de réaffirmer leur volonté de contrôle territorial. Ainsi Monsieur Fauciliat, en réponse au cabinet d’étude justifiant sa sélection en référence aux objectifs d’aménagement du territoire, distingue les deux logiques : ’celle de la DATAR, préconisée par l’Etat et celle du projet de territoire qui s’est construite avec les acteurs locaux’. Il souligne la nécessité de les articuler en prenant en compte la seconde. Enfin, les participants, expert et représentants des autorités extérieures de l’Etat compris, reconnaissent au district la compétence pour prendre en charge l’organisation générale du PEP.
Le consensus auquel on aboutit399 donne une ’lisibilité du territoire’ dans son unité et sa diversité. Mais à qui est destinée cette ’lecture’ et quel ’message principal’ propose-t-elle ?
Voici l’enjeu que recouvre le second objet de débat, portant sur le ’concept fédérateur’ (la clé de lecture) du PEP. Parmi les propositions du cabinet d’étude, c’est le slogan suivant qui recueille les avis favorables du comité de réflexion : ’Choisir une autre modernité’. Il inscrit bien en effet le positionnement du Diois comme pays ’interstitiel’ et permet, selon les acteurs locaux, de ’‘défendre une forme de modernité différente de la modernité urbaine et qui serait propre aux pays ruraux’ ’ (Monsieur X, ’néo-rural’ arrivé par réseau parisien dans la commune de G., devenu directeur de station dans le Diois).
Il s’agit aussi de définir l’esprit dans lequel on valorise le patrimoine local et sa destination essentielle. Là encore, monsieur Terrot, s’inquiète sur l’objectif du ’tout à vendre’ que pourrait recouvrir l’image affichée du PEP. Cette réflexion rejoint les enjeux économiques et identitaires de ce dispositif, qu’illustre particulièrement bien le débat sur les résidents secondaires. Leur évocation comme ’clientèle potentielle’ par l’expert, sous-estimant l’acuité des conflits suscités par leur présence, fera l’objet de vives réactions. C’est l’occasion pour Monsieur Terrot d’exprimer ses réserves quant à la dynamique que représentent ces derniers, au vu du blocage foncier et des coûts importants qu’ils génèrent. C’est aussi l’occasion pour les acteurs locaux d’insister sur le rôle de ’filtre’ que doit assurer le PEP, filtre qui opère selon deux logiques :
une logique visant à assurer la cohérence des projets futurs qui devront s’articuler à ce PEP dans l’optique d’un développement global destiné aussi aux habitants du Diois ;
une logique de contrôle territorial visant à donner une lecture touristique en fonction de ’la volonté exprimée d’une fréquentation contrôlée’ (expert du cabinet d’étude).
L’organisation territoriale de ces réseaux comprend également la définition de ’portes d’entrée’, opération, comme le précise G. Such (2000, p. 93) ’d’une haute portée symbolique’, puisqu’elles constituent des formes de frontières patrimoniales.
Serait-ce une particularité locale ou l’effet du tropisme du chercheur sur son propre objet de recherche ? Toujours est-il qu’à la suite de G.Such (2000), on peut dire que le Diois n’a point de patrimoine exclusif. Le protestantisme, la résistance dont on fait des patrimoines locaux ne sont pas des traits spécifiques à ce pays. Quant aux savoir-faire agricoles (agriculture biologique), et aux produits de terroir (plantes aromatiques et médicinales, fromage de chèvres), leurs limites ne sont pas davantage celles du Diois. Seule la clairette de Die pourrait, dans une certaine mesure, constituer un patrimoine ’typiquement local’. Mais d’une part, son aire d’appellation d’origine contrôlée s’étend au-delà des frontières districales, et d’autre part, la politique de commercialisation développée par la cave coopérative vise, bien au-delà du territoire, les marché nationaux et la grande distribution. Pour résumer la relation entre ce produit et son ’pays’ d’origine, on pourrait dire que la Clairette est importante pour le Diois, mais que le Diois n’est pas important pour la Clairette.
Rappelons les éléments du contexte viticole local. Le secteur viticole est en effet structuré par la cave coopérative de Die qui rassemble 450 adhérents et constitue avec une centaine de salariés le second employeur de la zone (après l’hôpital). On compte une trentaine de caves indépendantes, dont quatre seulement dépassent le million d’hectolitres par an. La cave coopérative, qui s’appuie sur une logique d’exportation, a développé des marchés avec la grande distribution (5 millions de bouteilles par an)400. Les petits producteurs indépendants, dont la production est trop réduite (800 000 bouteilles annuelles, pour le plus important) pour répondre aux demandes extérieures, s’appuient, quant à eux, sur une clientèle locale et de passage en jouant sur la carte ’terroir’.
A ces deux positions s’ajoute celle du District, qui entend faire de la Clairette un ’produit-phare’ de l’économie du patrimoine et une marque territoriale.
Le projet de ’site-phare Clairette’, qui s’inscrit dans le PEP, est porté par la cave avec des objectifs avant tout commerciaux. La mise en place d’un grand site muséographique permet d’associer la dégustation de la Clairette et la découverte de sa fabrication tournée vers l’entreprise. Dans le projet de territoire, ce site doit constituer un pôle à destination du grand public, renvoyant sur des sites relais de moindre envergure, de manière à irriguer le territoire au niveau de sa fréquentation touristique. Si pour la cave la stratégie est d’utiliser les touristes locaux comme ambassadeurs du produit401, l’enjeu pour le district est plutôt d’utiliser le produit Clairette comme ambassadeur du pays. Or dans ce jeu, les viticulteurs indépendants ne risquent-ils pas de se voir évincés ? C’est l’hypothèse soutenue par Monsieur Molpa, avec une position critique vis-à-vis du directeur de la cave. Si l’un et l’autre se côtoient, et partagent certaines responsabilités locales, ils appartiennent ’différemment’ au Diois. Le fossé qui sépare ceux qui sont attachés (figure de Monsieur Mopa) et ceux qui demeurent ’extérieurs’ (figure de Monsieur Vinnier) à un espace local, apparaît ici au grand jour.
Monsieur Molpa : Figure de l’attachement
Relance : Parce que la cave, ils ont un gros projet de caveau, donc ils savent que s’ils font venir plus de personnes, il faudra qu’ils suivent au niveau de l’offre ...
’Oui mais j’dirais que d’un autre côté, là c’est personnel même par rapport à X [prénom du directeur de la cave] je lui en ai déjà parlé, là ce qu’il va faire avec son gros caveau, c’est qu’il va reprendre sur les petits, il va pas créer de nouveaux. Il va faire que prendre sur les petits, c’est à dire des gens comme le petit de Barsac402, il faudra vraiment y aller, alors que là dans le gros caveau à Die, on a tout. Pour moi ce projet c’est une bonne chose parce qu’il faut donner une bonne image du Diois. Le touriste qui passe là au caveau il aura une super image de la clairette de Die, donc y’aura certainement une retombée pour le produit. Mais d’un autre côté, ils vendront au caveau, et ça fera du mal au petit du coin. Ce que je pense aussi c’est que le rôle de la cave coopérative n’est pas de vendre localement, ils devraient laisser le marché aux petits et pis attaquer les gros marchés, parce qu’ils sont les seuls à avoir les moyens.
Relance : Et par rapport à ça, le district et la cave est-ce qu’ils sont dans la même logique ?
’Ah non, moi j’pense que le district par rapport au caveau, il voit de faire venir plus de monde ici, donc ce qui est positif, mais la cave elle voit de prendre des marchés : la logique n’est pas la même parce que les intérêts ne sont pas les mêmes’.
Monsieur Vinnier : Figure de l’extériorité
Relance : Vous êtes en contact avec les touristes et les clients. Mais les clients de la cave ne sont pas forcément des touristes, d’ailleurs ...
’Non on en a beaucoup. On a environ 100 000 visiteurs par an d’où un projet pour 99, avec des investissements importants de rénovation de notre site de visite avec une approche de vrai tourisme industriel. On réfléchit, on a des cabinets spécialisés, pour un concept. On va tout casser, on voudrait quelque chose qui soit à la fois porteur de l’image de l’entreprise qui véhicule des valeurs du produit, qui permette de rebondir sur d’autres sites touristiques sur la région, et puis surtout de mettre en avant la typicité de ce vin, la méthode particulière d’élaboration de ce vin’.
Relance : Tourisme industriel ?
’Oui un tourisme tournée vers l’entreprise, on vend l’entreprise’.
Relance : Sur quels autres sites vous envisagez de renvoyer les visiteurs ?
’Actuellement on en n’est pas là. On peut renvoyer sur le parc du Vercors, sur le truc de papillon sur Die, tout un tas de choses. On définira après, la priorité c’est le concept de la visite de la cave qui valorise le produit, qui valorise l’entreprise et ses valeurs et sa méthode d’élaboration, mais pas trop musée parce que j’aime pas trop. Il faut que ce soit quelque chose qui soit plus convivial, plus participatif, plus impliquant. Je souhaite une approche très novatrice, tout en restant traditionnel. Mais en même temps, on a une entreprise qui est très technique, on a des cuves en inox, des tonneaux on en n’a pas beaucoup, donc ça il faut pas cacher, il faut pas masquer la réalité des faits. On a une activité industrielle même si on a une recette traditionnelle. C’est une recette traditionnelle qui est faite dans des poêles Téfal’.
On voit ici se dessiner à travers la valorisation du patrimoine tous les enjeux qui traversent, au-delà du Diois, les territoires ruraux. Incités à se démarquer comme pays, leurs acteurs locaux sont tentés d’entrer dans la compétition entre territoires. Aiguisés dans leur soif de reconnaissance, ils investissent le patrimoine comme outil de construction identitaire et filtre territorial. Frontière-pont ou frontière excluante ? Voici la question sociale qu’ouvre le champ patrimonial.
Les agriculteurs ne représentaient en 1990 que 15,1% des actifs du Diois selon l’étude de l’INRA-ESR, ce qui est proche de la moyenne des espace ruraux (13,3%) mais inférieur à la moyenne des espace ruraux isolé (18,2%). Néanmoins on ne pourrait prendre cette moyenne pour significative, sans en mesurer l’évolution (-34,6 entre 1982 et 1990) et la répartition entre les communes (3,1% des actifs de Die, mais encore 27,6 % des actifs des autres communes).
Clairette de Die, Vin de Chatillon classé en AOC, picodon et agneau de Ladret.
Lors de la restitution locale de l’étude de l’Inra ESR de Dijon, à laquelle nous avons assisté, la présentation des résultats montrant que l’agriculture n’était plus l’activité ni la source d’emploi principale sur la zone, a fortement étonné les personnes présentes (notamment celles du District).
Article précité, in : Montagnes méditerranéennes, 1997, n° 6, p. 131.
Plan de développement durable en 1992, Programme de développement de l’agriculture biologique en 1994; Opération agri-environnementale en 1995, et contribution à la réflexion départementale sur la mise en place des Contrats territoriaux d’exploitation comme zone pilote en 1999.
MEJEAN P. et al, 1997, op. cit. pp. 131-132.
BEGHAIN P., 1998 – Le patrimoine : culture et lien social, Ed. Presse de Science Po, Coll. La Bibliothèque du Citoyen, pp.7-15.
BOURDIN A., 1992 – Patrimoine et demande sociale, in : NEYRET R., dir., Le patrimoine, atout de développement, Lyon, PUL, 156 p.
DATAR, 1998 – Les pôles d’économie du patrimoine, p. 5.
Cette analyse se base sur les comptes-rendus des comités de pilotage qui se sont échelonnés de février 99 à juillet 99, aimablement transmis par G. Such. Ces phases comprennent : le diagnostic par le bureau d’étude ; l’élaboration d’un concept fédérateur et une proposition de scénarios ; une proposition d’axes stratégiques.
Voir en annexe n° 4 du chapitre 9 : les thèmes du pôle d’économie du patrimoine.
VIRILIO P., 1994 – Vers la vitesse absolue, in : Problèmes politiques et sociaux, n° 740, décembre : ’réseaux, territoires et organisation sociale’, La documentation française, pp. 20-21.
Voir les cartes en annexe n° 5 du chapitre 9 : ’les réseaux thématiques du PEP’.
Le directeur actuel, Monsieur Vinnier, figure de l’extériorité, a remplacé un ancien viticulteur ’du cru’.
En effet la cave est avant tout orientée sur les marchés extérieurs, puisque l’activité caveau ne représente que 5% de son chiffre d’affaire.
Village, berceau de la clairette où subsistent l’essentiel des producteurs indépendants.