9222. Les forces vives du pays : ancrage ou insertion ?

L’ancrage local des jeunes constitue une autre préoccupation essentielle pour l’avenir de la zone. Mais cette question n’est pas abordée sous le même angle par tous les intervenants locaux. Du point de vue des acteurs du champ social, la question est celle de l’insertion : quel avenir pour ces jeunes en milieu rural ? Pour ceux du champ du développement local, il en va de l’avenir du pays de savoir retenir ou rappeler ses ’forces vives’.

Plusieurs actions ou démarches ont porté sur la question, rassemblant des acteurs de ces deux champs. Leurs questionnements renvoient au cercle vicieux de la dévitalisation : sans jeune pas d’avenir, sans avenir pas de jeune.

Une première action, menée auprès du public adolescent, a cherché à l’impliquer localement afin de préparer son maintien ou son retour au pays. Une seconde action, abordant la question en termes d’insertion sociale, a concerné l’accès au logement. Enfin, une troisième, orientée vers le développement local, a porté sur la question de la volonté et de la possibilité de ’vivre et travailler au pays’.

Reprenons chacune de ces trois démarches, avant d’élargir le propos sur les pratiques locales d’insertion et le rapport à la migration.

Les débats ont montré les attentes décalées des uns (les acteurs du développement local) et des autres (les jeunes), ainsi que le rôle de médiateur des professionnels de l’insertion et de la formation.

Pour les premiers, la question est la suivante : quelles sont les ’motivations’ des jeunes pour vivre et travailler ici (implication dans le projet de territoire ) et quels sont leurs projets d’activités ? Pour les jeunes, la motivation est conditionnée par la possibilité de profiter d’un cadre de vie de qualité, d’un environnement préservé, et pour certains de vivre ’isolés dans les montagnes’. Et la question du projet est posée en termes d’accès : accès au logement avant tout, accès à l’emploi salarié ensuite, accès à la terre pour ceux qui développent un projet agricole. En réponse au problème du manque d’emplois salariés évoqué par certains jeunes, les acteurs du développement local opposèrent un modèle de développement ’malthusien’ et plus endogène : ’‘Le Diois c’est d’abord la terre. On va pas réimplanter une usine Rhône-Poulenc pour créer des emplois’ (un viticulteur originaire du Diois) ; ou encore de façon plus nuancée : ’Il y a quelques années on avait l’espoir qu’il y aurait des entreprises importantes qui viendraient. Or on s’est aperçu que ce qui était plus fécond, c’était plutôt les créations endogènes, dans l’agro-alimentaire, le bois, le bâtiment, le tourisme, ce qui peut s’appuyer sur des choses locales’ (Monsieur Faucilliat).

L’expérience migratoire de chacun des intervenants est largement intervenue dans la manière d’aborder la question de l’insertion professionnelle et de l’ancrage local des jeunes .

Monsieur Terrot, débutant le tour de table, fit le même type d’intervention qu’à d’autres réunions. Mais son exposé, où s’imbrique étroitement l’histoire du pays et sa propre histoire, prend une teneur particulière vis-à-vis d’un public de jeunes migrants. Le message qui leur est adressé est celui d’un néo-rural qui s’est accroché là où les jeunes du pays fuyaient, et qui a réussi à faire de ce lieu déserté, un ’bassin envié’. Le tableau qu’il brosse de l’évolution de l’intercommunalité (’de l’époque quantitative des pompons financiers à l’époque qualitative’) montre une prise de conscience de la nécessité de ’faire attention à ce que l’on attrape’ afin d’y ’vivre mieux’. Il ne s’agit pas pour autant de fermer la porte aux jeunes qui arrivent ou restent aujourd’hui, il est clairement dit que : ’les jeunes c’est notre avenir’. Il s’agit de montrer les efforts et la volonté du District de leur permettre de rester vivre ici, à travers un modèle de ’participation active’ (commissions locales) et d’entrepreneuriat local (site de proximité permettant de créer son activité).

Le retournement de position de Monsieur Rougeot est assez significatif du positionnement difficile de ces néo-ruraux qui ont réussi, face aux jeunes migrants qui arrivent alors que les places sont prises. Garde-fou contestataire et s’estimant étranger en terre dioise lors de notre premier entretien, il s’exprime ici en tant qu’employeur proposant des emplois (dans le bâtiment) sans trouver de main d’oeuvre. Il relativise alors les problèmes d’intégration qui existent ’comme partout’, et qu’il a lui-même réussi à dépasser par le travail. Reprenant le mythe du front pionnier et incarnant lui-même la figure du self-made man, il estime que la qualité de ce pays tient à la possibilité d’y réussir et d’y être reconnu par le travail. Le problème de l’insertion des jeunes n’est donc pas, selon lui, le manque d’emplois, mais ’l’inadaptation des personnes qui viennent dans le Diois avec un projet qui ne s’inscrit pas dans la démarche du pays’.

Pratiques d’insertion et expériences migratoires

La manière d’aborder la question de l’insertion par les travailleurs sociaux tient également à leur expérience antérieure et notamment migratoire. Le modèle de la transaction permet d’éclairer l’imbrication du biographique et de l’institutionnel dans les pratiques professionnelles. Nous sortons ici du cadre étroit de la réunion évoquée plus haut pour montrer comment l’expérience migratoire des acteurs sociaux intervient dans leur pratique d’insertion. Ce qui alimente la thèse d’une mobilité constitutive de la dynamique territoriale.

Deux des travailleurs sociaux, présents à cette réunion et interviewés (Messieurs Stéphane et Olivier) constituent à cet égard des figures emblématiques de deux parcours migratoires qui ont donné lieu à deux formes de rapport à l’insertion.

L’un et l’autre sont positionnés sur des publics similaires. Monsieur Stéphane ’accompagne’ (selon ses termes) les bénéficiaires du RMI439 reçus à la Mission locale, et Monsieur Olivier ’gère’ les personnes à la recherche d’activité qui se présentent auprès de l’antenne dioise d’une association d’insertion intervenant sur toute la vallée de la Drôme.

Leur démarche n’est pas là même. La position de Monsieur Stéphane est d’accompagner la personne vers l’emploi, par la formation et l’incitation à la mobilité (voir chapitre VI), tandis que pour Monsieur Olivier, il s’agit de ’remettre un pied à l’étrier’ à des personnes en voie d’exclusion en les mettant à disposition d’employeurs locaux (artisans, personnes privées) pour la réalisation de missions ou de services de courte durée (type intérim d’insertion). Une orientation vers la formation ou la Mission locale est parfois envisagée pour permettre le retour progressif vers l’emploi classique. Mais dans la majorité des cas, il s’agit de permettre aux personnes de continuer à vivre ici en ayant accès à des ressources et à des relations sociales.

Les deux se rejoignent pour reconnaître que le Diois présente l’avantage d’être un cadre relativement protecteur pour les personnes en difficulté (réseaux de solidarité, absence de délinquance, emplois saisonniers...) mais où les opportunités d’emploi sont réduites et où l’interconnaissance peut aussi accentuer les effets de stigmatisation.

Après un parcours similaire jusqu’à leur arrivée sur le Diois (difficultés sociales et professionnelles), la mobilité et l’ancrage local ont joué des rôles presque inversés dans leur processus de réinsertion sociale et professionnelle. Globalement, on peut dire que la ’sortie’ du territoire a permis à Monsieur Stéphane d’acquérir les ressources nécessaires à son ancrage local et à son insertion professionnelle (sur le modèle des notables du pays) tandis que pour Monsieur Olivier, c’est en s’accommodant aux conditions d’emploi et de vie locale qu’il a réussi à se faire accepter et à y construire sa place en renonçant à faire carrière ailleurs (sur le modèle des néo-notabilisés).

L’expérience de réinsertion de Monsieur Olivier : s’accrocher ici ...

et sa pratique d’insertion : gérer localement la pénurie d’emploi

L’expérience de réinsertion de Monsieur Stéphane : un pied ici, un pied ailleurs...

et son rapport à l’insertion : ’savoir se rendre mobile’

L’aide à la mobilité est prise en compte, mais l’échelle envisagée n’est pas la même entre Monsieur Olivier et Monsieur Stéphane. Ce dernier, nous l’avons vu, raisonne au niveau de la vallée de la Drôme pour la formation et au-delà, dans les grandes villes pourvoyeuses d’emplois. Pour Monsieur Olivier, il s’agit d’aider à la mobilité sur les lieux d’emploi à l’échelle du Diois, pour des personnes sans moyens de transport. Le problème se pose particulièrement pour les saisonniers. Un système de co-voiturage a été mis en place, avec le repérage des ’chauffeurs usagers’ (disposant d’une voiture), la constitution d’équipes et l’organisation d’une tournée pour se rendre sur les lieux de cueillette. Un système de location de cyclomoteurs vient compléter le premier dispositif.

La position de l’association d’insertion est donc celle d’une structure devant gérer localement un public ’attaché’ à cette enclave, en situation de pénurie d’emploi et sur un marché du travail très limité. Il n’est pas dans notre propos de minorer l’effort important déployé par cette association auprès d’un public qui serait peut-être, sans cette intervention, laissé pour compte. L’association gère ainsi un atelier de récupération de tri et de ventes d’objets auprès du public (du type d’Emmaüs) ainsi que des jardins familiaux (en autoconsommation) qui s’adressent au plus démunis d’entre eux (concernant 24 familles ou personnes en 1994). La création de l’atelier de tri en 1996 avait suscité les plus grands espoirs parmi les animateurs de l’association. Mais l’objectif de départ, créer une entreprise d’insertion gérant sur toute la vallée le tri sélectif des déchets ménagers, a dû être abandonné. Le DRDD, avec lequel il était prévu de passer convention, a en effet attribué le marché à une entreprise privée.

On voit ici les frontières bien réelles qui subsistent entre le développement local et le développement social...

L’exclusion a ses déclinaisons rurales au regard de l’importance du nombre de personnes accueillies dans l’association d’insertion (une centaine par an sur le Diois, 520 à l’échelle de la vallée de la Drôme en 1996). Le public est constitué, pour une part importante, de jeunes (38 % ont moins de 26 ans et 5 % seulement plus de 50 ans, le reste, soit 57 %, entre 26 et 49 ans). Ceci tend à appuyer l’hypothèse émise par Monsieur Olivier sur les motivations d’une bonne partie des jeunes qui viendraient dans le Diois, avant tout pour y trouver un cadre de vie agréable, quitte à ’vivre de peu’ et se contenter de ’petits boulots’. Si certains possèdent parfois un bon niveau de formation, les deux acteurs reconnaissent que le problème reste, dans l’ensemble, celui d’une qualification trop faible ou inadaptée au marché local de l’emploi.

Taille du marché de l’emploi réduite, faible mobilité et ’attachement’ à ce ’pays préservé’ : voici les termes dans lesquels se pose la question de l’insertion sociale et locale des jeunes du Diois. Question qui peut trouver son prolongement dans le débat sur le modèle de développement local, à travers l’équilibre à trouver entre la création d’emplois (salariés) et la préservation de la qualité de vie par l’incitation à l’entrepreneuriat mono-personnel sur certains secteurs. Le modèle de développement mis en place ne risque-t-il pas de reproduire le schéma dual observé ailleurs ? Celui-ci prend ici la forme d’un partage entre le marché classique, ouvert à ceux ayant une expérience et des ressources suffisantes pour créer leur propre activité, et un marché secondaire ou d’attente, pour ceux, trop jeunes ou sans ressources, que l’on tente d’occuper sur place.

Les résultats d’une investigation menée440 sur les parcours d’insertion de jeunes non mobiles et peu qualifiés (accueillis à la Mission locale) et la gestion locale d’un dispositif d’aide à l’emploi (CES) dans le Diois, abondent en ce sens. Si certains jeunes, non mobiles et peu qualifiés, parviennent néanmoins à s’insérer localement, ceci est le résultat, toujours aléatoire, d’une double transaction. En l’absence de tissu industriel, les employeurs publics ou parapublics restent les principaux sas d’insertion (hôpital et association intermédiaire). Le rôle joué par la Mission locale est par ailleurs essentiel : elle se positionne comme médiatrice entre les jeunes en recherche d’emploi et les employeurs locaux souvent méfiants. Mais, si certains employeurs acceptent d’embaucher des jeunes locaux peu formés, c’est aussi parce qu’ils peuvent se dégager de la logique marchande et qu’ils n’ont pas à assumer la pérennité des emplois. Les jeunes concernés, dont l’objectif est l’ancrage local, acceptent, quant à eux, une mobilité professionnelle pouvant être associée à une certaine précarité.

Notes
439.

Revenu minimum d’insertion.

440.

Les résultats de cette étude, s’insérant dans le programme de recherche sur l’emploi rural (Coordonné par Ph. Perrier-Cornet, INRA ESR Dijon), sont consignés dans : SENCEBE Y., SYLVESTRE J.P., AUBERT F., 2000 - Aide publique à l’emploi, gestion des entreprises et insertion des jeunes : une analyse comparée de territoires ruraux rhônalpins, in : Revue d’Economie Méridionale, n° 189-190, 1 et 2, vol. 48, pp. 129-146.