9232. ’Au fond de la forêt ... l’Etat’

Plus de 20 ans après la parution de l’ouvrage de D. Léger et B. Hervieu (1979), nous aboutissons au même constat que les auteurs. Au fond de cette enclave, dans ses marges sociales, certains néo-ruraux, croyant y construire une ’bulle’ où ils seraient leur propre patron, y ont retrouvé l’Etat. Mais le contexte a quelque peu changé. L’accueil et son contrôle sont désormais les prérogatives des notables locaux et des néo-notabilisés qui ont pris en main l’avenir du pays. Et le constat fait par les figures que nous avons rencontrées (ouvriers des champs, néo-rurales restées au front), s’il est amer, n’est pas tourné contre l’Etat, Aménageur, Gendarme ou Inquisiteur, mais sur l’absence de réponse locale à la précarité de leur existence et sur la nécessité d’en venir à l’assistance publique pour faire face à la pauvreté. Les ouvriers des champs et les néo-rurales restées au front, (voir chapitre V), ont effectué ’le retour à la terre’ pour y développer un projet agricole, et d’être ’tombés dans le RMI’ (selon leurs propos), au terme d’un parcours de marginalisation locale et professionnelle.

Dans ce contexte, le dispositif RMI est le dernier rempart contre l’exclusion. C’est cette intégration en cours, que le RMI vient ici tout particulièrement interroger et, aussi surprenant que cela puisse paraître, amène à mieux définir.

En effet, contrairement à d’autres agriculteurs issus du milieu et bénéficiaires de la mesure446, l’entrée dans le RMI est un moment particulier de la trajectoire du nouvel arrivant.

Elle vient rappeler la fragilité de l’insertion dans un milieu dont on n’est pas ’naturellement issu’. Dans ce contexte, le RMI n’est pas une aide facilement acceptée. Assimilée au traitement social de la pauvreté ou à une mesure pour les autres – ’oui on n’aurait même pas pensé à le demander parce que on savait pas qu’en ayant une profession... et le RMI pour moi c’était lié aux SDF , aux gens qui n’ont rien.’ (Madame Boulti)  - elle constitue un cap, celui où rappelé à sa condition d’ancien salarié ou de membre en rupture avec son milieu d’origine, on doit affirmer et justifier sa nouvelle appartenance en tant que membre actif de la profession agricole et d’un milieu local.

Le passage dans le RMI accompagne alors une série de négociations avec les acteurs institutionnels (assistantes sociales principalement, techniciens, OPA). Ceux-ci amènent le bénéficiaire à justifier et trouver sa place, selon deux grandes logiques : soit en référence à un milieu local, soit en référence à un milieu professionnel, mais toujours à partir d’une position de marge.

L’expérience du RMI se construit selon une temporalité ’en escalier’ comprenant trois phases. La négociation de l’aide adaptée constitue un moment de mise en question de sa position dans le milieu local ou professionnel par rapport au projet initial d’installation. L’appropriation de cette aide amène à construire sa place dans un environnement social et professionnel en référence à une marginalité assumée (femmes restées au front), ou à une marginalisation à combattre (ouvriers des champs). La sortie du dispositif marque le retour à un équilibre et le franchissement d’un pallier dans le processus d’intégration.

Revenons sur ces trois moments clé qui permettent d’éclairer l’importance des acteurs institutionnels (assistantes sociales) dans la construction de ces parcours d’intégration difficile, et de montrer les frontières qui séparent les bénéficiaires du monde agricole et du ’territoire diois’.

La négociation de l’aide adaptée : accepter le RMI

La position ’marginale’ des néo-ruraux explique sans doute que l’accès au RMI emprunte des chemins parfois très sinueux et que dans aucun cas ce n’est ce type d’aide qui ait été envisagé au départ. Une première phase de négociation s’enclenche alors : il s’agit de définir l’aide adaptée à la situation d’urgence dans laquelle on se trouve.

Commence alors pour les ouvriers des champs, qui inscrivent leur demande d’aide en référence à la réalisation de leur projet initial - le maintien de leur structure d’exploitation - un long parcours du combattant. Ils sont amenés à mesurer leur position de marge dans ce milieu, ce qui constitue aussi une occasion d’y faire entendre leur voix (rédaction de courrier, affaire en justice).

Monsieur Boulti

Pour les figures de ’néo-rurales restées au front’, un travail de deuil de leur projet agricole semble avoir déjà été fait, et la négociation directe auprès de l’assistante sociale s’avère alors plus facile : 

Madame Bordas

Le RMI ne se définit donc pas en termes ’d’avoir droit’ (comme pour les agriculteurs issus du milieu, qui l’assimilent aux autres aides agricoles), mais en termes ’d’acceptation’. Cette aide sociale, si elle est perçue comme nécessaire et légitime, vient cependant se substituer à d’autres mesures en amont qui auraient permis de ne ’pas en arriver là’. Qu’il s’agisse de la profession agricole ou des acteurs du développement local, personne n’a pris en compte leur situation.

Monsieur Boulti

Ce faisant, ils sont amenés à construire un discours de justification faisant apparaître leur apport au milieu local en tant que producteurs.

Monsieur Boulti

L’appropriation de la mesure

Ajournement, réorientation ou renforcement du projet initial -celui d’une activité agricole- voilà l’enjeu de la négociation avec les acteurs institutionnels.

Deux logiques caractérisent le rapport à la mesure : pour certains, le RMI permet le maintien local (femmes restées au front), pour d’autres, il est utilisé afin de redresser leur exploitation (ouvriers des champs), avec dans l’un des cas une réorientation du projet initial (les deux frères A et C).

Dans le premier cas, (néo-rurales restées au front) le RMI est approprié de deux manières : par le revenu fixe qui contribue au maintien sur place, par le contrat d’insertion, que l’on utilise à certains moments du parcours d’intégration.

Madame Bordas

Les contrats d’insertion, sont perçus à travers la temporalité d’un métronome, une scansion régulière qui vient rappeler à côté de l’objectif principal du maintien sur la place, la nécessité d’y trouver une place :

L’ajournement du projet initial, pendant un temps assez long (12 ans, 6 ans) constitue une phase d’ancrage local dans des réseaux d’entraide et de développement d’une économie parallèle.

Madame Chat

Le recours à ces activités et réseaux ’marginaux’ permet d’exister et de se faire reconnaître avant d’envisager le retour à une activité déclarée. Celle-ci doit assurer l’équilibre avec la vie familiale que le premier projet avait rompu. Dans les deux cas, il y a rupture de la première union liée à la difficulté du conjoint d’assumer le projet.

Madame Bordas

Dans les autres cas (ouvriers des champs), c’est la volonté de maintenir la structure d’exploitation, qui justifie l’entrée dans le RMI. L’enjeu est ici celui de la gestion de la distance à la profession agricole et au milieu local.

L’évocation par la famille Boulti de leur difficulté à être entendue et comprise par Monsieur Terrot (responsable de la commission agricole du District) -acteur qu’elle associe à la figure d’un ’paysan du cru’- montre leur marginalisation locale et le fossé qui les sépare des ’néo-ruraux’ désormais notabilisés.

Famille Boulti installée en chèvres laitières, qui ont du accueillir leur fils en difficulté et l’installer en ’doublon’ en partageant leur terres.

Dans les deux cas de figure, les relations avec l’assistante sociale, sont plus difficiles. Un certain décalage sépare les attentes des personnes en difficulté et les solutions proposées par le travailleur social. L’entrée dans le RMI est vécue comme une assistance sociale à laquelle on se résigne, faute d’être reconnu comme chef d’exploitation ayant des difficultés économiques et non sociales. L’allocation est ensuite appropriée comme une aide permettant le rétablissement financier de son entreprise, et donc un cap à passer.

Madame Boulti

L’appropriation de la mesure se fait principalement à travers l’allocation, tandis que le ’contrat d’insertion’, perçu comme une demande de justification, est mal vécu. Non que cette demande soit considérée comme illégitime, mais les acteurs qui en ont la charge (dans la Commission Locale d’Insertion) sont assimilés aux membres dominants de la profession agricole vis-à-vis de laquelle ils s’estiment non reconnus.

Dans leurs récits, on perçoit la déconnexion entre les acteurs sociaux et économiques intervenant dans le domaine agricole d’une part, et entre les installés et ceux qui installent d’autre part.

Monsieur Boulti

Enfin, dans le dernier cas, c’est l’assistante sociale qui s’est rendue auprès des personnes concernées (deux frères A et C) n’ayant fait aucune demande d’aide depuis leur installation en 1985. La prise en charge s’effectue alors par l’assistante sociale, qui les informe sur leurs droits et oriente les bénéficiaires vers des actions concernant la santé et le logement. L’entrée dans le RMI vient opérer une rupture dans la logique d’asservissement à l’exploitation. Son acceptation fait l’objet d’une négociation familiale :

Aîné des deux frère A et C

L’appropriation de la mesure se fait ici selon les mêmes modalités à l’oeuvre lors de leur parcours d’installation : on ’prend ce qui vient’, on se soumet à la logique des ’choses’ que l’on ne maîtrise pas. L’assistante sociale les introduit alors dans les réseaux de solidarités professionnels plus ouverts. Elle constitue le seul lien de confiance vers une profession et un milieu local qui se sont montrés jusque là peu accueillants.

Aîné des deux frères A et C

Sortie du dispositif et projection

Tous envisagent de rester sous le statut agricole, même si pour les néo-rurales restées sur le front, le projet d’activité agricole, envisagé au départ, s’est transformé en ’pluriactivité rurale’448. Et, dans la lutte pour maintenir le seul statut qui les identifie encore à un groupe, le RMI agricole est en quelque sorte une monnaie d’échange.

Madame Chat

Pour ces deux femmes, entrées respectivement en 89 et 93 dans le dispositif, la sortie n’est envisagée qu’à partir du moment où la reprise d’une activité stable et légale, permet d’assurer un revenu régulier à la famille et un statut substituable à celui que procure le RMI.

Madame Bordas, bénéficiaire du RMI depuis 1993

Dans les deux autres cas (ouvriers des champs), le passage par le RMI est envisagé comme un passage obligé, devant permettre à termes de retrouver un équilibre économique et d’améliorer les performance de l’exploitation. Dans ce cadre, la sortie du dispositif doit être le signe du franchissement d’un pallier dans le processus d’intégration et de reconnaissance professionnelle.

En ce qui concerne les deux frères (A et C), le passage par la mesure a engendré une prise de conscience, de la nécessité de mieux articuler vie professionnelle et vie familial. Il s’agit après avoir tout sacrifié à l’exploitation, sans grand succès, de mieux prendre en compte la réalisation personnelle et familiale, et de revoir à la baisse les objectifs de performances économiques.

A, aîné des deux frères

Dans l’ensemble des cas évoqués, il faut distinguer les femmes restées au front (dotées d’un capital culturel) des ouvriers des champs. Le dispositif RMI joue un rôle complémentaire de revenu et de statut pour les premières, étant intégrées dans des réseaux d’entraide. Il constitue pour les seconds, en l’absence de reconnaissance locale et professionnelle, le dernier rempart contre l’exclusion.

Notes
446.

Nous nous basons ici sur une étude comparative menée avec d’autres chercheurs, sociologues et économistes dans le cadre d’une étude sur le RMI en agriculture pour le compte du Ministère de l’Agriculture (DEPSE), de la Délégation Interministérielle au RMI et de la Caisse Centrale de la Mutualité Sociale Agricole (Perrier-Cornet et al., 1999). Outre le Diois où nous avons mené les entretiens auprès de néo-ruraux, trois zones ont été enquêtées par les autres sociologues : le Morbihan (agriculture modernisée), le Cantal (agriculture traditionnelle) et l’Hérault (agriculture de salariat).

447.

SEL : Système d’Echanges Locaux.

448.

Sur le modèle du troc et de l’autoconsommation dans une logique de jardin ouvrier, qu’ont pu repérer C. Fabre et C. Laurent, 1998 – ’Précarité et agriculture dans le département de la Haute-Loire’, in : Cahiers Agriculture, n° 7, pp. 261-270.