Conclusion générale

Notre questionnement a pris son origine dans l’hypothèse d’une relation, devenue problématique, entre ce qui fait le lien social et ce qui fait le lieu d’appartenance.

Deux questions corollaires ont été posées. En quoi la construction du lien social -et par là même des identités sociales- s’inscrit-elle encore en référence à un lieu ? En quoi la construction d’un lieu -ici le ’territoire-pays’- engendre-t-elle du lien social ?

La thèse soutenue est qu’une mobilité géographique généralisée dans nos sociétés est à l’origine de la dynamique territoriale actuelle. Les développements qui l’ont argumentée apportent des réponses aux questions initiales tout en ouvrant le champ à de nouvelles réflexions.

La première partie de notre recherche a permis de construire un cadre d’analyse du rôle de l’espace et du temps au sein du processus de socialisation dans le contexte d’un régime de mobilité dominante. Nous avons ainsi mis en évidence le double processus qui participe à la socialisation individuelle et collective. Données de nature et système de contraintes, l’espace et le temps font aussi l’objet d’une institutionnalisation (horloge, frontière). L’appropriation de ces médiateurs entre l’individuel et le collectif, entre le particulier et l’universel, confère à l’individu et aux groupes sociaux leur historicité et leur territorialité.

Nous avons ensuite mis en perspective ce cadre d’analyse avec le contexte évoqué plus haut en montrant que le mode de vie mobile et le système de valeurs sous-tendu engendrent une série de recompositions qui ouvrent à certains questionnements. La multi-localisation pose la question de la multi-appartenance, à laquelle nous avons apporté un début de réponse en distinguant les espaces de référence de l’espace d’appartenance et en prenant en compte dans l’analyse les modes de gestion de l’absence. Quoi qu’il en soit, la mobilité, comme pratique quotidienne et socialement valorisée, élargit considérablement le champ des possibles en matière d’appartenance. Ce contexte invite à poser deux questions : celle de la pérennité des liens et des engagements lorsque les lieux deviennent substituables, et celle de la construction des lieux collectifs et de la confiance entre les usagers qui y coexistent. L’une et l’autre de ces questions impliquent un déplacement et un élargissement de la réflexion à partir de la notion de frontière.

On ne peut s’interroger sur l’appartenance et ses lieux sans envisager la recomposition des frontières sociales dans une société qui valorise la mobilité, autrement dit le savoir-être en des lieux et des milieux multiples, le savoir-faire de la migration et l’apprentissage du déracinement. Le fossé s’agrandit alors entre ceux qui circulent entre lieux et milieux substituables et ceux qui évoluent dans un univers où les liens et les lieux d’ancrage sont plus fragiles, où tout est réversible. Plus que le degré de mobilité, c’est le rapport plus ou moins maîtrisé à cette pratique, qui définit la frontière entre nomades et errants.

De la même manière, les réflexions sur les échelles de la vie quotidienne et les transformations à l’oeuvre dans la localité ne peuvent être conduites indépendamment de la prise des changements intervenant à d’autres niveaux. La question du territoire est posée et, à travers elle, celle de ses frontières (ville et campagne), de son aménagement (reconnaissance de la diversité des pays et concurrences territoriales ) et des dynamiques migratoires qui en sont à l’origine.

Autant de questions que la seconde et la troisième parties de cette recherche ont tenté d’éclairer.

Nous avons mis en lumière, dans la seconde partie de notre investigation, l’intérêt de passer d’un questionnement sur l’identité locale à une analyse des formes d’appartenance sociale.

Est-on d’ici parce que l’on y est né ou parce que l’on y vit ?’

Là n’est pas le problème serait-on tenté de répondre. Le lieu d’origine ou le lieu de vie ne définissent pas en soi l’appartenance d’une personne. On peut être d’ici par nécessité ou par choix. On peut se sentir d’ici en vivant ailleurs. On peut vivre n’importe où et se sentir de nulle part.

Le rapport plus ou moins maîtrisé à l’espace et au temps, la manière dont les liens sont tissés et maintenus dans la proximité ou la distance, la façon dont les lieux sont appropriés comme supports substituables, force d’attachement ou objet d’engagement : voilà les éléments constitutifs de l’appartenance.

L’appartenance a donc ses lieux et ses temps :

L’appartenance a aussi ses différences sociales, que le régime de mobilité dominante recompose, plus qu’il ne les remet en question. La mise en lumière des types spatio-temporels nous a ainsi permis de montrer la pluralité des formes d’appartenance contemporaines.

L’engagement montre que l’expérience de l’ailleurs permet et renforce l’ancrage au lieu. La mobilité n’est pas en soi synonyme de déracinement, pas plus qu’elle n’implique un rapport purement fonctionnel à l’espace et aux lieux. La distance, aux lieux et aux liens, que permettent la migration et la secondarité nous les rend non seulement supportables, mais souhaitables. C’est ailleurs que l’on saisit la valeur et le sens de l’ici. C’est à travers l’Autre que l’on saisit ce que l’on est. Les lieux et les liens ne sont pas pour autant substituables ; ils sont équivalents. On pourrait être ailleurs, mais c’est ici que l’on s’engage pour l’instant. C’est dans cette infime nuance que se construit l’engagement : dans le choix et la nécessité d’être ici plutôt qu’ailleurs. Puisqu’il faut être quelque part, autant en être ’partie prenante’. Les figures d’engagement portent en elles les ressorts de la confiance. Qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs, elles sont les ponts entre l’intérieur et l’extérieur d’un milieu, l’autochtonie et ’l’étrangèreté’.

L’attachement montre, à l’inverse, que l’absence d’ailleurs ne permet pas la maîtrise des liens et des lieux. L’immersion dans un espace n’est pas synonyme d’ancrage, ni de mobilité. Où que l’on soit, où que l’on aille, on reste dépendant d’un milieu dont on ne contrôle pas l’évolution. Cette dépendance non réciproque peut engendrer des comportements différents. La construction d’un territoire identitaire, la défense du ’dernier carré’, l’errance au gré des vents et marées en sont les formes possibles . Les figures de l’attachement portent en elles les ressorts de la frontière. Que leur frontière soit celle de la réclusion ou de l’exclusion, de l’entre soi ou de la solitude, ces figures posent le problème de la relation à l’autre et à l’ailleurs dans un univers de mobilité avec les violences symboliques qui en découlent.

La tension et l’extériorité constituent les formes symptomatiques du régime de mobilité dominante. Le ’processus de distanciation’ qui marque, selon N. Elias, la civilisation arrive semble-t-il à un seuil où la question de l’engagement est posée. L’extériorité y répond par un ’non-lieu’ : les liens deviennent labiles et les lieux, substituables. On est partout chez soi sans être de nulle part. La tension y répond par une ambivalence : entre l’attachement à un ici et l’engagement dans un ailleurs, le va-et-vient incessant implique la gestion de l’absence.

Sur d’autres fronts, à d’autres échelles, des questions similaires se posent. Le capitalisme financier n’est-il pas une figure de l’extériorité ? Les difficultés d’intégration de certains immigrés ne relèvent-elles pas, aussi, d’une difficulté de vivre en tension ?

L’analyse de ces types d’appartenance et de leurs figures permet de comprendre la dynamique conflictuelle qui traverse les espaces ruraux, dynamique qui aboutit à l’émergence de territoires.

La troisième partie de notre thèse, consacrée à ces deux champs d’analyse -ruralité et territoire-, répond ainsi à la question de la construction des lieux collectifs dans un contexte marqué par la mobilité dominante.

Concernant le premier domaine de réflexion (la ruralité), le croisement de deux approches monographiques (celle d’un lieu et celle des usagers qui les fréquentent) a montré l’intérêt de passer d’une sociologie spatialisée à celle des rapports à l’espace.

Y a-t-il encore d’un côté la ville et de l’autre, la campagne ? La frontière, sur laquelle la sociologie rurale s’est construite, n’est-elle qu’une illusion ?

Là n’est pas la question, serait-on tenté de répondre, de nouveau. A l’heure où l’urbanité s’échappe de la ville, la ruralité devient, elle aussi, ’une catégorie de la pratique’, prenant des sens et impliquant des usages différents selon les figures d’appartenance.

De multiples mobilités et migrations accentuent l’imbrication des villes et de leurs campagnes, à tel point que certains en viennent à douter de leurs frontières. Mais ces flux reflètent aussi la permanence, dans les représentations sociales, d’une différence entre le rural et l’urbain. Là n’est pas le moindre des paradoxes du régime de mobilité dominante. Chacun recherchant un ailleurs, il n’y a plus de frontière véritable, mais seulement des fronts mouvants.

La ruralité peut alors être appréhendée à travers un double mouvement : la publicisation de la campagne, d’une part, la construction de la ruralité comme ’acteur’, d’autre part. Les deux mouvements s’alimentent dans une dynamique que nous avons pu saisir, à travers la construction territoriale du pays Diois.

Cette vallée est exemplaire de ce que l’enclavement peut induire de mobilisation locale et de construction territoriale.

Mobilisation autour du manque de moyens, de la spirale sans fin de la dévitalisation et de la suppression des services publics. Mobilisation sur le ’projet de territoire’ ficelé à partir du destin commun des habitants de la zone, soumis au même environnement, aux mêmes obligations de gérer quotidiennement les distances et les contraintes de temps d’accès aux commerces, équipements, lieux d’emploi et de sociabilité.

Construction sociale des frontières, d’une zone dont le caractère géographique (une vallée) ne lui a pas donné d’emblée le statut territorial revendiqué aujourd’hui. En ce sens, on peut parler des ’bons usages de l’enclavement’, puisqu’il semble avoir constitué l’une des bases de la dynamique territoriale.

Nous avons vu ainsi le rôle particulier de l’espace géographique dans les processus d’identification collective. L’espace ne détermine pas en soi les modes de son appropriation : du même enclavement peuvent naître, selon les groupes et les contextes historiques, des mouvements opposés, qui vont de l’exode vers la ville à l’afflux vers un ’écrin préservé’. L’espace géographique constitue, en ce sens, un ’médiateur’ entre l’individuel et le collectif, et un support d’identification permettant la construction d’une ’mémoire collective’ où, tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles dans l’espace (M. Halbwachs, 1972).

Néanmoins, dans le contexte actuel, ces modes d’identification territoriale se complexifient quelque peu. Nous n’avons pas observé ici ’un groupe s’appropriant un territoire’, mais des groupes dont les modes d’appartenance différents engendrent une dynamique territoriale.

A cet égard, nous avons souligné le rôle important, dans la mise en place du projet de territoire, de ceux qui n’en étaient pas les acteurs directs. Qu’il s’agisse des usagers temporaires ou de passage sur la zone, de ceux qui sont susceptibles de partir (les jeunes) ou d’arriver (candidats à l’installation, porteurs de projets), chacun de ces groupes joue, à sa manière, un rôle d’instituant dans l’édification des frontières territoriales.

’Vivre et travailler au pays’ n’est plus le mode essentiel d’appropriation d’un espace. Sur un espace à géométrie variable selon les saisons, les groupes les plus nombreux sont ceux qui n’y habitent pas et n’y travaillent pas. D’où les formes de violences symboliques qui en découlent pour ceux qui y sont attachés. D’où, aussi, les défis du développement local : au cercle vicieux de la dévitalisation succède celui de la saisonnalité de l’activité et d’une pluralité de formes d’appropriation. Ce lieu d’exode devient alors un lieu de convergence géographique et de divergences sociales : lieu de vie quotidienne pour les uns, lieu secondaire pour d’autres, résidence assignée par le destin, zone de refuge, pays à défendre pour d’autres encore, lieu de mémoire ou espace vert, enfin.

Cette publicisation de la campagne alimente aussi la dynamique de réappropriation locale. La construction du rural en tant qu’acteur, (J. Rémy, 1998), prend son origine dans les relations ville-campagne. Celles-ci mettent en jeu des flux de population mais aussi des modèles de référence (modèle urbain de progrès à diffuser/valeurs traditionnelles et qualité de vie à préserver) et des images-guides (identité et attentes des ’citadins’ vis-à-vis de l’identité et des attentes des ’ruraux’). C’est dans ce jeu de miroir, d’opposition et de transaction que le rural se construit. Les étapes d’élaboration du projet de territoire diois en sont l’exemple et la Charte du pays Diois (2000, p. 2) le formulent explicitement :

‘’Hier, dans l’urgence d’arrêter la désertification, il était trop tôt pour ordonnancer des actions. Demain, avec les influences auxquelles notre territoire est soumis, il sera peut-être trop tard. Aujourd’hui, l’enjeu est donc de prendre la parole à temps pour dire quel Diois nous souhaitons pour demain.’’

A cet égard, l’un des apports de notre thèse est l’ébauche d’un cadre d’interprétation des modèles de développement local en relation avec les flux migratoires. Lorsque le Diois connaît jusque dans les années 1970 un fort exode rural, la ville fonctionne comme référence positive, avec la revendication d’égalité d’accès aux équipements et aux services. Dans le contexte des années 1990, avec l’arrivée de nouveaux résidents et l’augmentation de la fréquentation touristique, c’est la différenciation du modèle urbain, lui-même en crise, qui va s’affirmer. L’enjeu est alors de mieux définir les populations et les activités que l’on veut voir s’installer en fonction de normes internes.

Espace de convergence, le Diois fut et reste une zone de brassage de populations, de métissage culturel, de refuge et d’accueil. Cette caractéristique n’est-elle pas au fond l’un des patrimoines essentiels de ce territoire, au-delà des produits de terroir et des éléments naturels que le Diois n’est pas seul à valoriser dans la fièvre patrimoniale qui embrase actuellement les zones rurales ?

Mais, à l’heure où cette enclave rurale devient un ’écrin préservé’, nombreux sont ceux qui s’en disputent l’usage et s’en arrachent les terres. La valorisation symbolique et économique qui en découle, attise alors les convoitises et certaines velléités identitaires protectionnistes.

Espace de convergence géographique entre usagers multiples, espace de divergence entre formes d’appartenance qui y coexistent, le Diois est une figure emblématique des dynamiques territoriales contemporaines.

Emblématique parce que la convergence en un même lieu de strates de migrants et d’usagers plus ou moins occasionnels a été à l’origine d’une dynamique territoriale ; emblématique également, car son analyse donne des clés de compréhension de la construction sociale de la confiance dans un contexte de ’co-présence’ de personnes aux origines et horizons différents.

La constitution de la minorité active qui a pris en charge le développement local et le projet de territoire est le résultat d’une alliance entre notables du pays et migrants installés sur la zone. Cette alliance a pour socle le partage en commun d’un espace où, à partir de trajectoires et de milieux d’origine fort différents, les uns et les autres se sont durablement ancrés. Leur confiance mutuelle prend son origine dans l’expérience partagée de la migration et l’appartenance à un même lieu. Qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, ils sont impliqués dans ce lieu, où certains ont construit des engagements, et d’autres, des attaches. L’avenir du ’pays’ ne leur est pas indifférent ou extérieur car leur propre avenir en dépend, en partie ou en totalité. Pour certains (engagés), la migration a permis le choix de cet ’ici’ ; pour d’autres (attachés), elle a engendré le renoncement à un ailleurs.

Les dispositifs d’accueil mis en place par cette minorité active, s’ils sont des outils de médiation facilitant l’intégration des nouveaux agissent aussi par la ’mise en forme’ de leurs projets au regard des attentes et des normes locales. Derrière eux, se dessinent alors les frontières sociales du territoire. L’institutionnalisation de ces frontières sociales a scellé l’alliance des différents acteurs locaux, sur les bases d’une ouverture sélective et négociée.

Celle-ci repose sur un modèle d’appartenance locale et des normes d’intégration.

Ce modèle d’appartenance locale, défini entre les lignes de la Charte du pays Diois, associe l’attachement à un territoire et l’engagement dans une collectivité dont l’ouverture est sélective.

On retrouve ces normes d’intégration dans les récits d’installation et les pratiques des différents acteurs locaux chargés de leur mise en oeuvre. On peut en dégager trois principales, qui semblent organiser le modèle local d’un ’parcours d’intégration réussie’ : la prise en compte de ’l’existant’ d’abord, l’engagement dans le développement local ensuite, et la recherche d’une reconnaissance sociale par un ancrage local, enfin.

Ce modèle d’appartenance locale, et les frontières sélectives qui l’accompagnent, amènent à poser certaines questions et à élargir la réflexion.

La gestion localisée des outils d’intégration pose tout d’abord le problème de leur légitimité démocratique, lorsque les critères sont définis par des groupes dont la composition suit les principes de l’interconnaissance et de la cooptation.

Au-delà de ce domaine d’intervention, la démarche participative mise en oeuvre pour l’élaboration du projet de territoire, pose la question des assises de la démocratie locale et sa capacité à se substituer aux principes de la démocratie représentative. Dans la démarche mise en oeuvre, les deux principes semblent coexister difficilement : les élus se sentent dépossédés de la prise de décision, et la parole ’accordée en principe à tous’ revient de fait à ceux qui sont socialement les plus habiles et habitués à la prendre. D’où la nécessité d’en revenir à un travail en comité restreint, dont la composition ne reflète pas davantage la ’société ’ qu’elle est sensée représenter.

Qui peut effectivement y participer si ce n’est ceux qui ont déjà une assise locale suffisante ou ceux qui sont les mieux organisés ou les plus accoutumés à se faire entendre ?

La démocratie participative peut-elle dépasser les enjeux de mobilisation et d’affirmation identitaires et le développement local, intégrer les questions sociales sur un autre registre que celui de l’animation socioculturelle ? L’avenir des habitants du Diois nous le dira.

La seconde question concerne la possibilité de définir à l’échelle locale un modèle d’appartenance et des normes d’intégration, relevant jusqu’alors de l’échelle nationale, sans encourir le risque d’un certain ostracisme. Ce modèle d’ouverture négociée et sélective répond à la volonté locale de reprendre le contrôle du pays qui paraît échapper à ses habitants, et de lutter contre certaines formes d’appartenance ’en extériorité’. A d’autres échelles, l’histoire est peuplée de ces effets de balancier entre le franchissement ’intempestif’ d’une frontière et son raidissement.

Jusqu’à présent, le syncrétisme des valeurs portées par les acteurs de la minorité active a préservé le Diois d’un glissement vers un localisme obsidional. L’institutionnalisation de cet ’arrière pays’ en ’avant pays de qualité’ remettra-t-elle en question cet équilibre ?

Tout l’enjeu de la construction territoriale du Diois, et d’autres ’pays’, tient à ce fragile équilibre à tenir entre l’affirmation d’une frontière et le maintien de ponts avec l’extérieur, mais aussi avec ceux qui habitent les ’marges sociales’ du territoire.

Il est fort peu probable d’ailleurs que le raidissement des frontières, ici pas plus qu’ailleurs, réussisse à arrêter les flux de migrants. Tout au plus risque-t-il de redoubler les inégalités entre ceux (extérieures et distanciés) qui ont les ressources nécessaires à leur contournement et ceux qui sont attachés à leur errance et exclus de tout territoire (fragiles en errance, ouvriers des champs).

Nous avons vu, à cet égard, les limites du développement local sur le front du développement social et de la gestion de la pauvreté, laissé à l’initiative de quelques acteurs locaux, avec le soutien du bourg centre et le filet protecteur de l’Etat.

Au-delà de ce cercle limité, deux attitudes semblent se développer vis-à-vis de l’accueil de populations en difficulté.

Pour certains, la dévitalisation, risque majeur, appelle une politique d’accueil la plus large possible. Cette attitude pose la question de l’intégration durable des personnes, une fois celles-ci installées. Assiste-t-on au développement d’un accueil ’utilitariste’, avec pour seul enjeu le maintien des services et l’occupation de l’espace ?

Pour d’autres, au contraire, la zone peut, à terme, devenir un refuge pour les exclus des villes. Ce risque appelle une politique de communication ’ciblée’ et un contrôle local des outils d’installation. Assiste-t-on à l’édification de frontières ’électives’, avec pour objectif l’accueil de ’populations de qualité’ sur un ’territoire de qualité’ ?

La migration, nous l’avons vu, ne change pas toujours les conditions qui ont prédestiné au départ (ouvriers des champs). Dès lors, les dispositifs d’aide locaux, fondés sur la promotion de l’entrepreneuriat, sont susceptibles d’accentuer encore les inégalités sociales locales. Si l’intégration locale suppose de ’vivre et travailler au pays’, et si l’accès à l’emploi suppose de créer sa propre activité, il est probable qu’une partie des habitants de cette ’enclave préservée’ n’aura pour tout recours que le départ ou l’assistance sociale.

Enfin, les caractéristiques du Diois et la forme emblématique de sa construction territoriale en font une ’figure de lieu’ qui permet d’élargir le champ de la réflexion à deux niveaux.

La mise en place des ’pays’ -dont le Diois est une figure- interroge sur la relation entre le local et le national, mais aussi sur les assises de la citoyenneté.

Nous avons analysé l’ambiguïté de ces pays particuliers, que l’Etat a patiemment intégré au niveau national, pour assurer une cohésion sociale et une souveraineté territoriale, et qui aujourd’hui, se voient attribuer le statut de ’territoires’ par l’autorité centrale.

Que signifie en outre le retour au modèle de la charte dans la relation entre pouvoir central et pouvoir local ? Il n’est sans soute pas inutile de rappeler que cet outil fut utilisé au Moyen Age par les seigneurs pour accorder des titres de propriétés, des privilèges, et opérer des ventes (de biens, de terres) à des sujets ou vassaux. On ne parle plus de charte à l’époque où se construit la République, les premiers Constituants lui substituant, au contraire, des lois valables pour tous les citoyens et en chaque partie du territoire.

Le retour de la charte dans le paysage législatif français n’est-il pas le signe d’une rupture dans la conception politique de la nation, s’il n’y a plus, un, mais des territoires ? Il faut aussi poser la question du sens que prendront, dans la pratique, les spécificités territoriales aujourd’hui mises en avant ? Différences ou inégalités ? Ouverture ou ségrégation ? Il faudra alors se demander ce qu’il adviendra des ’territoires sans projet’ et des ’sujets sans territoire’.

Les valeurs environnementales, qui sont au coeur du projet de territoire, appellent aussi certaines interrogations.

Ces valeurs s’inscrivent-elles dans le prolongement du projet porté par la Modernité ou dans la rupture avec celui-ci ? La prise de conscience nécessaire des limites et des dangers auxquels aboutit le dessein de maîtrise de la Nature entraîne-t-elle l’excès inverse : le culte de la Nature ? Et, au-delà des enjeux environnementaux, de quel projet collectif l’idéologie du cadre de vie est-elle porteuse?

Certaines figures sont là pour nous rappeler que l’écologisme contient en germes le risque de l’ostracisme ségrégatif et du renoncement aux valeurs humanistes.