1.2.1.1 Les caractéristiques de l’investissement en protection privée

L’engagement dans la course au brevet nécessite de la part des acteurs d’investir en protection privée34. Cet investissement a pour objet, d’une part, de permettre au décideur de mettre au point une innovation dotée d’un degré de sophistication plus élevé et, d’autre part, d’empêcher la diffusion à l’extérieur de l’entreprise d’informations concernant la technologie développée. Ces dépenses consistent en l’achat d’équipement, l’engagement de personnel de surveillance ou le paiement de salaires supplémentaires (Crampes [1986]). Elles sont irrécouvrables étant donné qu’elles ne peuvent être éliminées si un concurrent engagé dans le même axe de recherche parvient à dépasser la firme en place. De plus, cet investissement est entrepris tant que l’innovation ne satisfait pas les conditions de brevetabilité imposées par les pouvoirs publics. En France, pour être brevetée une innovation doit satisfaire trois conditions définies par le législateur : ‘« être nouvelle35, impliquer une activité inventive36 et être susceptible d’application industrielle’ 37 » (Art 6-1 Loi de 1968). Aussi, la date à partir de laquelle la possibilité de réaliser cet investissement disparaît est la date de dépôt de brevet.

Breveter une innovation est une décision irréversible en raison du droit privatif accordé à son détenteur. Celui-ci garantit au breveté la réservation de son objet ainsi que la commercialisation de ses applications. L’obligation de divulgation des connaissances technologiques est également à l’origine de l’irréversibilité de la décision puisqu’elle accroît le rythme d’obsolescence technologique grâce à l’utilisation des externalités technologiques. Ces dernières correspondent « ‘à des fuites technologiques volontaires ou involontaires de connaissances ou de savoir-faire au sein d’une organisation ou entre les firmes’ » (Cabon-Dhersin [1997], pp. 69). Elles constituent donc des informations utilisables par la concurrence dans la production d’applications semblables ou différentes. Elles résultent de la consultation de publications, l’embauche de chercheurs des concurrents, de reverse engineering 38 ou d’activités de veille technologique. Ces retombées technologiques ont pour effet de diminuer l’incitation des innovateurs à investir en R&D et de favoriser l’imitation39.

Inversement, en engageant des dépenses de protection privée (option secret), l’innovateur évite les inconvénients du brevet tels que la diffusion à l’extérieur d’informations contenues dans la demande, la contrefaçon ou les limites en termes de durée de la protection. La firme est alors en mesure d’attendre que le processus de R&D soit parvenu à un niveau plus élevé de sophistication. L’objectif de l’innovateur est, dans ce cas, d’obtenir un brevet suffisamment haut pour qu’il soit difficile à son concurrent de l’améliorer. La flexibilité de cette décision (flexibilité décisionnelle) provient de la capacité des décideurs de reconsidérer leurs choix i.e. d’opter pour le brevet comme mode de protection industrielle. Elle émane des conditions de brevetabilité et de diffusion des connaissances.

Une fois l’innovation réalisée, l’information détenue par l’innovateur est incomplète et imparfaite. L’incomplétude de l’information est à l’origine d’une incertitude : l’incertitude de marché. Elle est la conséquence de l’ignorance de l’état d’avancement des travaux des concurrents. Elle se résorbe grâce aux activités de veilles technologique et/ou concurrentielle. L’imperfection de l’information induit une incertitude quant au degré de profitabilité de la technologie puisque l’entreprise ignore, au moment de sa découverte, quels seront les bénéfices et applications qui découleront de l’innovation. Cette incertitude se résorbe grâce aux expérimentations (apprentissage40) ayant essentiellement lieu au cours des premières années de détention de l’innovation. Ces examens leur apprennent, soit que leurs idées ne seront jamais profitables41, soit leur permettent de découvrir un nouveau procédé42, soit ne leur apportent aucune information supplémentaire. La résolution de ces incertitudes procure au décideur un avantage c’est-à-dire une flexibilité informationnelle.

L’investissement en protection privée est un investissement irréversible, incertain dont la date d’exercice peut être différée. Toutefois, le choix d’un mode de protection peut avoir des conséquences sur les opportunités futures. Il convient alors d’évaluer l’influence des décisions présentes sur celles futures.

Notes
34.

L’investissement en propriété privée est une stratégie souvent utilisée puisque un peu moins de 30% des firmes déposantes pour les innovations de produits avouent avoir différé le dépôt d’un brevet pour disposer d’une avance technologique plus importante ; ce taux s’élève à 37% pour les innovations de procédés (Bussy et al [1994]).

35.

Une invention est considérée comme nouvelle « si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique » (Art. L. 611.11 du Code de la propriété intellectuelle) c’est-à-dire dès lors qu’elle est accessible au public avant la date de dépôt de la demande.

36.

« Une invention est considérée comme impliquant une activité inventive si, pour un homme de métier, elle ne découle pas de manière évidente de l’état de la technique [...] » (Art. L. 611.14 du Code de la propriété intellectuelle). Le Législateur a, dans ce cas, pour souci de ne pas encombrer le marché de titres dont l’accès est trop facile.

37.

Une invention est susceptible d’application industrielle « si son objet peut être fabriqué ou utilisé dans tout genre d’industrie y compris l’agriculture » (Art. L. 611.15 du Code de la propriété intellectuelle).

38.

Cette stratégie consiste à acheter et à analyser un produit pour reconstituer son procédé de fabrication.

39.

Il est effectivement plus avantageux pour une firme d’imiter l’innovation développée par la concurrence que de l’obtenir par ses propres moyens. Selon Harabi [1997], les coûts d’imitation des innovations brevetées sont inférieurs de 20% et 30% aux coûts de développement propre pour les innovations respectivement significatives et courantes et de 50% et 60% pour les innovations non brevetées.

40.

L’apprentissage se définit comme l’aptitude des agents à acquérir de l’information, des compétences et à les utiliser en vue d’améliorer leurs positions ou d’atteindre leurs objectifs. Il consiste alors à la fois en la construction d’une mémoire de l’individu mais aussi en la création d’une sélection ayant pour objet d’affronter des situations variées. Le processus d’apprentissage s’interprète comme une diminution de la complexité environnementale notamment grâce à l’arrivée d’information.

41.

6% des idées brevetées ne seront jamais profitables (Pakes [1986]).

42.

20% des brevets donneront lieu à une application (Pakes [1986], Michel [1994]). Ainsi, ce faible pourcentage de brevets délivrés donnant lieu à une exploitation industrielle justifie la stratégie de défense des entreprises reposant sur le dépôt d’un très grand nombre de brevets souvent à très faible contenu technologique.