1.2. La théorie approfondie de Collins et Loftus (1975)

Le modèle de Collins et Loftus (1975) consiste essentiellement en une révision du modèle précédent. Selon ces auteurs, une version élaborée de la théorie de Collins et Quillian (1969) peut rendre compte des nombreux résultats expérimentaux recensés dans le domaine de la recherche sur la mémoire. Ce modèle retient du précédent la représentation en réseau. Cependant les noeuds ou concepts ne sont pas reliés entre eux de façon hiérarchique. L’organisation du réseau (sa densité, la longueur des liens associant deux concepts, le nombre de liens associant un concept à d’autres concepts) dépend de la relation sémantique entre les concepts ou distance sémantique.

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Figure 2. Réseau sémantique de Collins et Loftus (1975)

Collins et Loftus (1975) émettent deux ensembles de postulats concernant le processus de diffusion de l’activation.

  1. Les postulats locaux rendent compte de règles applicables à un niveau élémentaire : quand un concept est activé, l’activation se diffuse dans le réseau selon un gradient décroissant inversement proportionnel à l’accessibilité ou force des liens entre les noeuds. L’activation ne peut commencer qu’à un seul noeud à la fois, cette limitation étant due à la nature sérielle du traitement de l’information (Collins & Quillian, 1972). Elle peut ensuite se diffuser en parallèle à partir du noeud source. La quantité d’activation se partage entre les noeuds activés, plus le nombre de noeuds activés est important, moins l’activation de chaque noeud sera élevée. Pour qu’un concept puisse être activé, il faut que la somme totale d’activation qui lui parvient de différents noeuds atteigne une valeur seuil.

  2. Les postulats globaux rendent compte de l’organisation générale de la mémoire : il existe un réseau sémantique organisé autour de la similarité sémantique. Deux concepts seront d’autant plus liés qu’ils possèdent de propriétés en commun, donc de liens les réunissant. La relation sémantique est basée sur le nombre d’interconnexions entre deux concepts. Il existe un réseau lexical organisé en fonction de la ressemblance phonétique. Les liens de chaque noeud dans le réseau lexical correspondent aux propriétés phonétiques du nom. Chaque noeud dans le réseau lexical est connecté à un ou plusieurs noeuds dans le réseau sémantique. Le réseau lexical stocke les noms des concepts, le réseau sémantique stocke leur sens. Ainsi, l’accès à un concept stocké peut-être réalisé soit à partir du réseau lexical, c’est-à-dire à partir de la ressemblance phonétique, soit à partir du réseau sémantique, par le biais de la signification.

Selon les auteurs, un nombre de preuves suffisantes (sufficient evidence) est nécessaire pour atteindre un critère de décision positif ou négatif afin de décider si deux concepts s’apparient. Par exemple, une tâche de catégorisation du genre : X est il un Y ? (où X et Y sont des concepts) fait appel à ce type de procédure que les auteurs nomment traitement de l’appariement sémantique (semantic matching process). L’évidence consiste en une variété d’intersections trouvées durant la recherche en mémoire. Une preuve positive équivaut à un chemin selon lequel deux concepts partagent une ou des propriétés. Une preuve négative équivaut à un chemin qui établit que deux concepts ne partagent aucune propriété.

Selon leur objectif, Collins et Loftus (1975) expliquent certains résultats expérimentaux avec la théorie de la diffusion de l’activation ainsi complétée.

Dans une de leurs expériences, Freedman et Loftus (1971) ont demandé à des sujets de produire un exemplaire d’une catégorie qui commence par une lettre donnée ou est caractérisé par un adjectif donné. Sur certains essais, la catégorie était donnée en premier, sur d’autres essais en second. Les auteurs obtiennent un temps de réaction plus court quand la catégorie est donnée en premier plutôt que la lettre ou l’adjectif, même si l’exemplaire donné est plus fréquemment associé à l’adjectif qu’à la catégorie. Selon Collins et Loftus (1975), la présentation de la catégorie entraîne une quantité d’activation qui se diffuse au milieu d’un petit nombre de concepts étroitement reliés, alors que quand l’adjectif ou la lettre sont présentés en premier, l’activation se diffuse à une bien plus large série de concepts qui ne sont pas particulièrement reliés les uns aux autres.

Dans une expérience de catégorisation un peu différente, Loftus (1973) a utilisé quatre paires de stimulus catégorie-exemplaire : la catégorie et l’exemplaire s’évoquaient l’un l’autre avec une haute fréquence, la catégorie évoquait l’exemplaire avec une haute fréquence alors que l’exemplaire évoquait la catégorie avec une basse fréquence, la catégorie évoquait l’exemplaire avec une basse fréquence alors que l’exemplaire évoquait la catégorie avec une haute fréquence, la catégorie et l’exemplaire s’évoquaient l’un l’autre avec une basse fréquence. Selon les résultats, les temps de réaction des sujets sont les plus courts quand la catégorie est présentée d’abord si elle évoque l’exemplaire avec une haute fréquence et quand l’exemplaire est présenté d’abord si il évoque la catégorie avec une haute fréquence. La théorie de la diffusion de l’activation explique ces résultats en supposant que la fréquence est une mesure de la force ou de l’accessibilité du chemin qui conduit d’un concept à un autre. Ainsi, une plus grande quantité d’activation est diffusée et ceci prend moins de temps pour atteindre le seuil d’une intersection. La quantité d’activation avec laquelle le premier concept amorce le second détermine le temps de réaction.

Meyer et Schvaneveldt (1971) ont montré dans une expérience de classification de séries de mots et de non-mots que le temps nécessaire pour retrouver une information en mémoire est plus court si l’information est reliée à un stimulus antérieurement activé. Par exemple, le temps nécessaire pour classer ’beurre’ comme un mot est plus court si ’beurre’ est précédé de ’pain’ que si il est précédé de ’neurse’. Les auteurs expliquent leurs résultats en termes de diffusion de l’activation.

Une limite importante de ces modèles réside dans l’organisation strictement hiérarchique de ces réseaux selon laquelle plus le nombre de liens entre deux noeuds est grand, plus le temps de vérification de l’existence d’une relation est long. Ce type d’architecture proche du fonctionnement de l’ordinateur reste discutable en ce qui concerne la mémoire humaine.

Une autre limite réside dans le fait que les unités mnésiques, c’est-à-dire les noeuds sont des entités vides dans la mesure où un concept n’est défini que par rapport à l’ensemble des noeuds auxquels il est lié. De plus, tous les exemplaires d’une même catégorie sont jugés équivalents, ce qui est une conception statique de l’unité mnésique. Des travaux plus spécifiques sur la nature des connaissances ont fait évoluer cette notion de concept en introduisant la notion de prototype aux frontières plus floues et malléables.

Ainsi, Rosch et Mervis (1975) ont proposé le concept de prototype comme élément structurant des représentations catégorielles afin de décrire la complexité des représentations de façon moins naïve que les réseaux sémantiques. Leur théorie du prototype postule que, dans la formation d’un concept, seuls les traits typiques d’une information sont retenus. Le prototype est créé par abstraction des aspects typiques des membres d’une catégorie et le concept est la représentation résumée de cette catégorie. De ce fait, les exemplaires d’une même catégorie ne sont pas équivalents. Certains sont évoqués plus facilement que d’autres car ils sont plus représentatifs de leur catégorie. Ils sont dits prototypiques. Ainsi, les catégories seraient structurées autour d’un prototype pouvant subir de fortes variations culturelles.

Cependant, en postulant des unités d’information acontextualisées aux propriétés relativement stables et définies, les modèles de la mémoire sémantique n’ont rendu compte que des propriétés abstractives de la mémoire. Ils n’ont pas pris en compte le rôle du contexte et le fait que certaines de nos connaissances sont liées à des évènements particuliers. Selon Barsalou (1985, 1987, 1990), le rôle du contexte est fondamental dans le traitement de l’information. Pour cet auteur, les gradients de typicalité sont instables : ils varient d’un sujet à un autre et pour un même sujet d’un contexte à un autre.

Ces limites ont donc incité certains auteurs à distinguer une structure mnésique chargée de stocker les informations contextualisées, rattachées à un épisode de traitement, d’où la théorie des multiples systèmes de mémoire.