3.1. La dissociation entre tâches.

Ce phénomène de dissociation oppose en psychologie cognitive les tâches exigeant une utilisation délibérée de la mémoire comme la reconnaissance ou le rappel aux tâches pour lesquelles la mémoire est incidentelle comme la reconnaissance de stimuli dégradés. Cette notion a été introduite par Tulving (1984) qui fait l’hypothèse suivante : quand une variable manipulée a un effet sur une tâche et non sur une autre, ou a des effets opposés sur les deux tâches, ceci est l’évidence de deux systèmes de mémoires séparés.

On appelle indépendance fonctionnelle la relation entre deux variables dépendantes (ex: tâches X et Y) dans une situation dans laquelle une variable varie et l’autre non comme une fonction d’une variable indépendante.

Inspirés des travaux de Warrington et Weiskrantz (1970, 1974), Tulving, Schachter et Stark (1982) ont comparé une tâche de reconnaissance et une tâche de complétion de fragment de mots. Ils ont présenté aux sujets des mots dans une liste d’étude avant les tests qui comportaient des mots déjà vus ou des mots non vus. Les résultats montrent une réduction de la performance dans la tâche de reconnaissance au delà d’un intervalle de sept jours et un oubli très faible dans la tâche de complétion. Ce manque de corrélation entre les niveaux de performance des deux tâches a été interprété comme une indépendance fonctionnelle. Ce phénomène encourage les auteurs à postuler l’existence de différents systèmes de mémoire.

Un autre type d’indépendance est l’indépendance stochastique qui consiste à prendre comme unité statistique la combinaison item-sujet. Dans ce type d’expérience, on fait étudier à des sujet une série d’items puis on les teste deux fois sur chacun des items dans deux tâches différentes. Chaque combinaison sujet-item peut être catégorisée comme réussissant ou échouant sur la tâche 1 ou 2 et une table de contingence résume la relation entre les performances sur les deux tâches. Ce phénomène d’indépendance stochastique a été également interprété comme la preuve de mémoires séparées. Cette méthode a cependant été critiquée car elle induit des biais liés à la méthode même. Selon le paradoxe de Simpson (Hintzmzn, 1990), deux tables de contingence indiquant une indépendance peuvent montrer une relation positive ou négative lorsqu’elles sont résumées en une seule table. De même, deux tables de contingence démontrant une relation positive peuvent indiquer une indépendance ou une relation négative lorsqu’elles sont résumées en une seule table. Le paradoxe survient lorsque chaque composant de la table représente un niveau différent d’une troisième variable corrélée avec les tâches 1 et 2. Si les deux corrélations ont le même signe, un biais positif est induit dans la table résumée. Si elles ont des signes opposés, un biais négatif est induit.

Bien qu’ayant lui même introduit la notion d’indépendance entre tâches, Tulving (1984) souligne la différence entre l’indépendance stochastique basée sur le fait que les items sujets sont les unités d’analyse et qui ne manipule pas de variables indépendantes et l’indépendance fonctionnelle qui est la relation entre deux variables dépendantes. Il remarque qu’il n’existe pas de connexion logique entre l’indépendance stochastique et l’indépendance fonctionnelle. Selon la procédure expérimentale utilisée, il est possible de trouver un type d’indépendance dans une situation donnée et pas dans l’autre, ce qui laisse ouverte la question d’une réelle indépendance.

Pour les auteurs n’adhérant pas à la théorie des mémoires multiples, ces dissociations observées ne correspondent pas à des distinctions fondamentales entre différents stocks mnésiques. Elles réfèrent à des questions de niveaux de traitements inhérents aux tâches qui opèrent à l’intérieur d’un même système et ne peuvent être interprétées comme la preuve de systèmes de mémoire séparés.

Jacoby (1983a, 1983b) explique ce phénomène de dissociation par la récupération d’indices différents liés aux tâches plutôt que par des systèmes séparés retenant la connaissance générale et spécifique. Il a démontré que la performance est dépendante du contexte dans lequel les items ont été présentés. Dans une de ses expériences, les deux conditions d’encodage étaient : une condition générée dans laquelle les sujets devaient fournir des opposés à des mots indices (ex: chaud ? réponse : froid) et une condition lecture dans laquelle les sujets devaient lire des cibles à haute voix en l’absence d’indices (ex: xxx-froid). Les deux conditions de récupération étaient une tâche de reconnaissance (ancien vs nouveau) et une tâche d’identification tachistoscopique. Les résultats indiquaient une interaction. Ils sont meilleurs avec la condition générée dans la tâche de reconnaissance et meilleurs avec la condition lecture dans la tâche d’identification. Jacoby interprète ces résultats avec les notions de traitements dirigés par les données perceptives et traitements dirigés par les concepts. La condition générée fait appel à un traitement sémantique alors que la condition lecture fait appel à un traitement visuel. Dans les tâches de récupération, la reconnaissance est conceptuelle alors que l’identification est visuelle. Le transfert est meilleur quand les tâches d’encodage et de récupération font appel aux mêmes types de traitements. Selon ce point de vue, des différences qualitatives entre traces en mémoire peuvent exister à l’intérieur d’un même système et il n’est pas nécessaire de se référer à différents systèmes de mémoire. Ainsi, le transfert de la tâche d’encodage à la tâche de récupération sera différent selon si les deux tâches utilisent ou non les mêmes séries de traits.

Dans la continuité des travaux de Jacoby, Roediger et Blaxton (1987) ont démontré que la manipulation de traits visuels dans une tâche d’encodage affecte des tâches de récupération dites ’data-driven’, c’est-à-dire conduites par les données perceptives alors que la manipulation de traits conceptuels affecte des tâches de récupération dites ’conceptually-driven’, c’est-à-dire conduites par les concepts. Ils interprètent ces résultats en termes de compatibilité ou incompatibilité entre nature de l’information et nature de la tâche à l’intérieur d’un même système plutôt qu’en terme de dichotomie de systèmes.

A la lueur de ces divers résultats et interprétations, il apparaît que les dissociations de tâches ne peuvent être interprétées systématiquement comme la preuve de deux systèmes séparés. Elles peuvent être inhérentes aux tâches et questionnent sur les relations entre l’encodage et la récupération des informations dans les processus mnésiques.

Une vieille idée Gestaltiste est que les traces en mémoire sont les copies des expériences perceptuelles et que la similarité est un facteur déterminant dans le fait qu’une nouvelle expérience contacte une trace particulière.

Dans cette perspective, Hintzman (1990) interprète ces phénomènes de dissociation comme des ’effets de compatibilité’ entre les opérations utilisées durant l’encodage et celles utilisées durant la récupération comme le démontrent les expériences de Jacoby (1983) et de Jacoby, Roediger et Blaxton (1987).