C. LA MODELISATION DE LA MEMOIRE : CONCLUSION

Afin d’argumenter en faveur de cette conception de la mémoire, nous nous proposons de dégager des variables et des tâches qui nous semblent pertinentes pour discriminer les différents modèles vus précédemment. Dans des tâches de catégorisation et de discrimination d’exemplaires, nous étudierons l’effet de la prototypie des exemplaires et l’effet de la similarité d’un exemplaire par rapport à une base d’exemplaires mémorisés au préalable. Dans cette perspective, les variables prototypie et similarité sont exprimées en termes de distance perceptive entre exemplaires. Nous ferons varier les tâches des phases d’apprentissage et des phases test, les deux phases pouvant être identiques ou différentes. Enfin, nous ferons varier la nature du matériel, les stimuli pouvant être plus ou moins prototypiques et/ou distants perceptivement les uns des autres.

Selon les modèles, l’effet des variables prototypie et similarité sur les performances ont des interprétations différentes.

Dans les modèles abstractionnistes, la prototypie d’un concept est fonction de sa distance par rapport à une valeur moyenne ou tendance centrale qui est le prototype. La similarité entre deux concepts est fonction de leur distance sémantique. Prototypie et similarité se traduisent en termes de distance ou de nombre de traits partagés entre un exemplaire et son prototype ou entre deux concepts dans un réseau hiérarchique. Dans ces modèles, l’abstraction des aspects typiques des exemplaires d’une catégorie permet la représentation résumée ou prototype de cette catégorie. Les jugements au sujet des exemplaires sont faits sur la base de leur typicalité ou similarité au prototype.

Les travaux de Rosch (1975) ont montré que les exemplaires des catégories naturelles, comme légume, vêtement, accessoires, etc, varient le long d’une échelle de typicalité. Par exemple, carotte est un exemplaire plus représentatif de la catégorie légume que champignon, la prototypie étant définie en termes de nombre de propriétés communes entre l’exemplaire et le prototype. Ces catégories sont supposées être structurées selon un gradient de typicalité qui dépend de la représentation de la catégorie en mémoire. Elle a présenté à des sujets des paires d’exemplaires représentatifs et des paires d’exemplaires peu représentatifs, peu de temps après la présentation d’une catégorie amorce ou d’un mot sans signification. Les sujets devaient juger si les deux membres de la paire étaient identiques ou différents. Aussi bien avec des images qu’avec des mots, l’amorçage avec le nom de la catégorie entraînait des temps de réaction courts pour les exemplaires représentatifs. Avec des exemplaires peu typiques ou atypiques, aucun effet d’amorçage n’était observé.

Rips et al (1973), Rosch (1973) et Smith et al (1974) ont montré que le temps de réaction dans une tâche de catégorisation dépend étroitement du degré de typicalité de l’exemplaire par rapport à sa catégorie. Selon la théorie de la diffusion de l’activation, des stimuli atypiques mettront plus de temps à être catégorisés que des stimuli typiques. Les liens superordonnés diffèrent en accessibilité ou force et leur accessibilité dépend de leur utilisation. Par ce fait, l’accessibilité d’un lien est corrélé à son degré de typicalité. C’est parce qu’il est atypique qu’un lien superordonné est faible et entraînera un temps de réaction plus long dans la catégorisation d’exemplaires atypiques.

De nombreux travaux ont validé la pertinence de la prototypie dans diverses situations expérimentales. Des gradients de typicalité ont été observés avec des catégories de couleur (Rosch, 1975), des catégories naturelles bien définies comme forme géométrique ou féminin (Amstrong, Gleitman & Gleitman, 1983), ou des catégories artificielles bien définies (Bourne, 1982 ; Vandierendonck, 1988, 1989 ; 1990).

Selon les modèles épisodiques, seuls les évènements particuliers sont représentés directement en mémoire. On ne se réfère pas à une valeur moyenne pour évaluer la prototypie mais à la moyenne des valeurs de tous les stimuli stockés. La prototypie correspond à la distance moyenne entre un stimulus donné et l’ensemble des stimuli de la catégorie stockés en mémoire. Cette interprétation suppose que les exemplaires d’une catégorie sont distribués dans un espace de façon à ce que leur densité soit corrélée à leur typicalité. Les exemplaires les plus typiques ont plus de voisins que les exemplaires atypiques. La similarité entre deux exemplaires est fonction de leur degré de ressemblance.

Selon les modèles, cette similarité se calcule différemment :

Dans le modèle à traces multiples d’Hintzman, la similarité est la somme des distances entre les stimuli sur chacun des traits. En appliquant MINERVA 2 à un paradigme expérimental de catégorisation, Hintzman rend compte de phénomènes observés dans la littérature (effets d’oubli différents entre les prototypes et les anciens stimuli, effets de typicalité, effets de la taille de la catégorie) utilisés comme arguments allant dans le sens des modèles abstractionnistes. La simulation utilisait trois catégories, les membres des catégories étant créés en altérant les traits du prototype. Par exemple, pour des distorsions faibles, deux traits du prototype sélectionnés au hasard étaient multipliés par –1. Pour des distorsions importantes, quatre traits étaient déviés dans ce sens. Dans une première expérience de simulation, 3, 6 et 9 distorsions généraient des stimuli à partir des trois prototypes, chaque stimulus étant stocké avec le nom de sa catégorie dans une trace en mémoire secondaire. Les sujets simulés de MINERVA 2 étaient capables de retrouver le prototype, c’est-à-dire une information abstraite non stockée en mémoire à partir du stimulus amorce (soit le nom de l’amorce sans les traits du stimulus, soit le stimulus amorce sans les traits du nom de la catégorie). L’écho généré à partir des stimuli amorces ressemblait plus aux prototypes qu’à n’importe quel exemplaire stocké. Une seconde expérience de simulation démontrait que le modèle était capable de retrouver le nom de la catégorie à partir du prototype comme amorce quand ce dernier était stocké avec un exemplaire de la catégorie.

Le modèle à traces multiples explique tous ces résultats par le fait que la classification est déterminée par toutes les traces activées en mémoire secondaire selon leur similarité à l’information traitée. Les concepts abstraits n’ont pas de représentations uniques et l’information retrouvée dépend de l’intensité et du contenu de l’écho qui reflète les traces activées par le stimulus amorce.

Dans le modèle d’exemple de Medin et Schaffer (1978), la similarité est le produit des similarités sur chacun des traits des stimuli, ce qui accentue le poids des similarités nulles. Dans le modèle de Nosofsky (1988), la typicalité est fonction de la fréquence de présentation des items et la similarité est une fonction exponentielle de la distance des stimuli dans l’espace. Des expériences d’apprentissage de classification perceptuelle manipulaient la fréquence de présentation des exemples individuels qui étaient plus ou moins similaires aux membres de la cible et aux catégories alternatives. Dans l’expérience 1, les sujets apprenaient à classer des couleurs appartenant à deux catégories en fonction des dimensions brillance et saturation. Dans la phase d’apprentissage, ils voyaient à chaque essai une couleur qu’ils devaient catégoriser dans la catégorie 1 ou 2, certains items étant présentés cinq fois plus que les autres. Un feedback leur indiquait la réponse correcte. Dans une phase de transfert, les 12 couleurs utilisées durant l’expérience leur étaient présentées dans un ordre aléatoire. Les sujets devaient classer chaque couleur dans la catégorie 1 ou 2 sur une échelle de valeur allant de 1 à 10 selon le degré avec lequel ils estimaient la réponse correcte et sur une autre échelle de 1 à 10 selon le degré avec lequel ils estimaient la couleur typique de sa catégorie. Les prédictions du modèle étaient que la précision de classification et les taux de typicalité augmenteraient avec la fréquence de présentation pour les items manipulés (présentés cinq fois plus que les autres) et pour les items similaires aux items manipulés. Les résultats allaient dans le sens des prédictions du modèle. L’expérience 2 utilisait la même procédure sauf que l’item manipulé était un item atypique, c’est-à-dire peu représentatif de sa catégorie. Les prédictions du modèle étaient que la précision de classification et les taux de typicalité augmenteraient pour l’item manipulé et pour les items similaires appartenant à la même catégorie et diminueraient pour les items similaires appartenant à la catégorie opposée. Comme dans l’expérience 1, les résultats allaient dans le sens des prédictions. Les résultats des deux expériences démontrent que la manipulation de la fréquence influence les degrés de typicalité des items typiques et atypiques et peut influencer les degrés de typicalité des catégories opposées.

Selon Nosofsky, la principale interprétation de ces résultats est que la présentation fréquente d’un stimulus augmente la fréquence avec laquelle ce stimulus est stocké en mémoire. Les sujets apprennent à catégoriser en stockant des exemples individuels en mémoire et les décisions de classification sont basées sur la comparaison des stimuli aux exemples stockés. Les comparaisons quantitatives favorisent les prédictions du modèle au-delà des modèles prototypiques et des modèles d’exemples insensibles à la fréquence.

Dans les modèles connexionnistes, l’activation d’une configuration d’unités à un moment donné détermine un état du système. Une information prototypique serait donc un état moyen du système, une sorte d’abstraction d’une configuration. La similarité se traduit en termes de différence entre deux états du système.

Dans le modèle de Whittlelsea (1987, 1990), la prototypie est l’émergence d’une valeur centrale selon les contraintes de la tâche, du matériel ou de l’attention du sujet. Les effets de prototypie ne sont donc pas automatiques mais dépendent, dans une perspective réseaux de neurones, de l’état du système à un moment donné. La similarité est la distance entre deux stimuli sur une dimension donnée (perceptive, sémantique, etc). Du fait du degré d’intégration des différentes dimensions, la similarité entre les traces n’est pas une fonction invariante. Selon Whittlesea, elle sera une fonction linéaire du nombre de composantes partagées si les composants d’une trace sont accessibles indépendamment les uns des autres (traitement analytique). Par contre, si la trace est constituée de composantes non indépendantes (traitement global), compter le nombre de traits partagés ne sera pas une façon pertinente de mesurer la similarité et la relation sera non linéaire.

Nous nous somme inspirés des travaux de Whittlesea (1987) qui a vérifié que les représentations des connaissances générales, abstraites dépendent des expériences spécifiques, des épisodes de traitement à partir desquels elles sont extraites. Contrairement à ce qui se fait d’habitude (tâche de catégorisation), il a utilisé dans huit expériences, une épreuve perceptive d’identification de pseudomots. A partir de deux items prototypiques FURIG et NOBAL, il a créé deux catégories d’items déviés. Quatre lettres (P Y K E T) servaient aux distorsions appliquées symétriquement aux deux prototypes. Dans les séries I, II et III, les items différaient des prototypes de une, deux ou trois lettres. Dans la série IV, les items différaient des prototypes par au moins quatre lettres et correspondaient aux items renversés des séries IIa. A l’intérieur des séries I et II étaient déviées des sous séries : Les Ib étaient déviés d’une lettre du prototype comme les Ia et déviés d’une lettre des Ia. Les IIb étaient déviés de deux lettres du prototype et déviés d’une lettre des IIa. Les IIc étaient déviés de deux lettres du prototype et déviés de deux lettres des IIa et d’une lettre des IIb. Cette manipulation permettait d’avoir des items de même prototypie mais plus ou moins distants les uns des autres.

Whittlesea a récapitulé dans un tableau les 10 pseudomots déviés des prototypes dans chaque série.

TYPE DE STIMULUS
Ia Ib IIa IIb IIc III IV
FURIG
FUKIG FUTIG FEKIG FYGIG FUKIP PEKIG GIKEF
FUREG FURYG FUTEG FUTYG PUTIG FYTEG GETUF
PURIG KURIG PURYG PUREG FURYT PURYT GYRUP
FYRIG FERIG FYRIP FERIP FYREG FYKIP PIRYF
FURIT FURIP KURIT PURIT KERIG KURET TIRUK
NOBAL
NOKAL NOTAL NEKAL NYKAL NOKAP PEKAL LAKEN
NOBEL NOBYL NOTEL NOTYL POTAL NYTEL LETON
POBAL KOBAL POBYL POBEL NOBYT POBYT LYBOP
NYBAL NEBAL NYBAP NEBAP NYBEL NYKAP PABYN
NOBAT NOBAP KOBAT POBAT KEBAL KOBET TABOK

La procédure générale comprenait trois phases : un pré-test durant lequel un pseudomot était exposé durant 30 ms, suivi d’un masque : les sujets devaient reproduire sur papier les cinq lettres du stimulus en position correcte. Une phase d’entraînement durant laquelle les sujets devaient recopier des pseudomots présentés à l’écran. Un post-test identique au pré-test. Chaque essai dans les pré et pos-tests était évalué par le nombre de lettres restituées en position correcte. Pour chaque item, le score du post-test moins le score du pré-test donnait le gain de score. Les gains étaient moyennés sur les dix pseudomots de chaque série fournissant un gain de perceptibilité pour chaque type de stimulus. D’une expérience à l’autre, seuls variaient les stimuli utilisés dans la phase d’apprentissage et dans les stimuli de transfert (pré et post-tests). Dans les trois dernières expériences, des variations plus importantes étaient introduites. Ce paradigme expérimental avait pour objectif de tester différents types de modèles et de démontrer que le modèle épisodique pouvait interpréter des résultats généralement utilisés pour supporter les théories prototypiques. Le modèle de Whittlesea propose une interprétation de la typicalité en termes de similarité à tous les exemplaires et intègre l’influence de la similarité entre une amorce et des exemplaires particuliers. Son modèle épisodique suppose que les multiples exemplaires encodés influencent simultanément le traitement d’une amorce, que le traitement de cette amorce est facilitée par n’importe quel exemplaire selon son degré de similarité et que la facilitation totale du traitement d’une amorce est la somme de la facilitation reçue par chaque exemplaire séparément. Il suppose que le nombre de traits partagés dépend de l’expérience du sujet dans le traitement du stimulus, c’est-à-dire du degré avec lequel le sujet intègre les dimensions du stimulus en les traitant à travers une tâche particulière. Selon la tâche, les dimensions du stimulus peuvent être traitées comme des unités séparées ou comme une seule unité.

Le modèle suppose également que la similarité entre une dimension d’une trace et une dimension d’une amorce est échelonnée de 0 à 1, 0 représentant une similarité nulle. La somme de ces similarités correspond à la similarité multidimensionnelle entre la trace et l’amorce. La fonction de similarité est définie par le degré d’intégration des dimensions. Le modèle définit un paramètre d’intégration r qui reflète le degré de dépendance des dimensions dans la trace. Plus r est important, plus les dimensions du stimulus sont traitées comme une seule unité. Dans les six premières expériences, r est fixé à 3 (le stimulus est traité comme une seule unité), dans les deux dernières r est fixé à 1(les traits du stimulus sont traités séparément). Le modèle spécifie la fonction de similarité à travers une formule lui permettant de faire des prédictions.

Facilitation totale relative = message URL form5.gif

pij : degré de correspondance entre les ith dimensions de la cible et les jth dimensions de la trace

r : paramètre d’intégration des dimensions du stimulus

Les résultats et les prédictions des huit expériences sont représentés dans un tableau récapitulatif.

ExpérienceStimuli d’apprentissageGains de scorePrédictions

1a Ia Ia : 1.36Ia : 1.87

Ib : 0.78Ib : 1.38

IV : 0.17IV : 0.03

1bIIaIIa : 1.49IIa : 1.21

IIc : 0.75 IIc : 0.58

IV : 0.13 IV : 0.14

2IIa IIa : 1.07IIa : 1.21

IIb : 0.80 IIb : 0.82

IIc : 0.51IIc : 0.58

3IIa Ia : 0.95Ia : 0.93

IIa : 1.13IIa : 1.21

III : 0.75III : 0.70

4IIa Ia : 0.81Ia : 0.92

IIbIIa : 0.78IIa : 0.87

IIcIII : 0.58III : 0.58

5IIaIIa : 1.22IIa : 1.21

IIc : 0.65IIc : 0.58

III : 0.86III : O.70

6IIaIIa : 75.60IIa : 1.21

IIc : 69.86IIc : 0.58

III : 72.26III : 0.70

7IIaIIa : 72.94IIa : 0.26

IIc : 71.26IIc : 0.26

III : 71.34III : 0.24

8IIaIa : 0.57Ia : 0.80

IIa : 0.34IIa : 0.60

III : 0.11III : 0.40