G. DISCUSSION GENERALE ET CONCLUSION

Conformément à nos hypothèses sur la variabilité de l’encodage, les résultats des trois séries d’expériences nous indiquent des performances différentes selon le type de tâche utilisé dans les phases d’apprentissage et test et le type de stimulus présenté aux sujets.

Les deux expériences de la première série étaient des expériences d’amorçage qui s’inscrivaient dans la continuité de nos travaux de DEA. Il s’agissait, en particulier dans l’expérience 1, de tester notre matériel. Celui ci était constitué de pseudomots que nous avions construit à partir des prototypes KALIG et BUFEL. En déviant d’une, de deux ou de trois lettre les prototypes, nous avions obtenu des stimuli pouvant être prototypiques, moyennement prototypiques et non prototypiques.

L’expérience 1 manipulait les variables prototypie, fréquence et relation amorce-cible. Dans une phase d’apprentissage, les sujets devaient épeler puis prononcer à voix haute les pseudomots qui leur étaient présentés. Dans la phase test, ils devaient catégoriser les pseudomots dans la catégorie P1 (KALIG) ou P2 (BUFEL). Ils avaient pris connaissance au préalable de l’existence des deux catégories et de leurs prototypes. Les résultats indiquaient un effet de la prototypie ainsi que de la relation amorce-cible. Les pseudomots des couples amorce-cible prototypiques étaient mieux traités que les pseudomots des couples amorce-cible non prototypiques et les cibles identiques à l’amorce étaient mieux traitées que les cibles différentes de l’amorce. En revanche, aucun résultat significatif n’était observé pour la variable fréquence. Nous pensons que ceci était dû d’une part, à la différence de tâche entre les deux phases et d’autre part, au fait qu’il aurait fallu présenter les items fréquents un plus grand nombre de fois afin que les sujets les encodent comme étant fréquents. Cette contrainte aurait rendu la phase d’apprentissage beaucoup trop longue, aussi nous n’avons plus manipulé la fréquence dans les expériences suivantes. Notre objectif était de tester la prototypie et la similarité perceptive des items afin d’argumenter en faveur d’une conception épisodique et distribuée de la mémoire.

L’expérience 2 manipulait la prototypie et la distance des stimuli dans une tâche de catégorisation perceptive. Les sujets catégorisaient les pseudomots qui leur étaient présentés dans les deux phases de l’expérience. Comme dans l’expérience 1, ils connaissaient l’existence des deux catégories et leurs prototypes. Afin de manipuler la distance, nous avions construits d’autres pseudomots, les amorces à partir des cibles. Chaque amorce pouvait être de type I ou III et distante de la cible d’une ou de trois lettres. Les résultats indiquaient un effet significatif de la variable distance et un effet de la prototypie uniquement en interaction avec la distance. Les cibles prototypiques étaient mieux traitées que les cibles non prototypiques uniquement quand les amorces et les cibles étaient distantes d’une lettre. Contrairement aux hypothèses des modèles prototypiques, il semble donc que les sujets ne se référaient pas de façon automatique à la prototypie de l’amorce pour traiter les cibles, bien qu’ils aient pris connaissance des prototypes et de la façon dont les pseudomots avaient été construits. Par contre, ils utilisaient le traitement particulier de chaque stimulus et l’impact de la prototypie dépendait de la distance perceptive entre l’amorce et la cible, ce qui va dans le sens des modèles épisodiques.

Dans la deuxième série d’expériences, les sujets ne connaissaient pas les prototypes et aucune information ne leur était donnée sur la nature des stimuli. Les tâches des phases d’apprentissage et test différaient. Dans la phase d’apprentissage, les sujets catégorisaient les stimuli comme dans l’expérience précédente. Un petit changement était introduit dans la procédure : un feedback sonore leur indiquait si leur réponse était juste ou fausse, ceci afin de permettre l’apprentissage des catégories. La phase test était une tâche de discrimination perceptive : les sujets devaient juger si les deux pseudomots qui leur étaient présentés étaient identiques ou différents. Notre objectif était de tester les effets de distance et de prototypie dans une tâche de discrimination en faisant varier les conditions qui pourraient influencer leur apparition. Pour cela, nous avons manipulé le type d’item d’apprentissage et la procédure de la phase test.

Dans l’expérience 3, les sujets catégorisaient des items de type I, II ou III dans la phase d’apprentissage et les items qu’ils traitaient dans la phase test étaient distants d’une ou de trois lettres. Les résultats indiquaient un effet de la distance mais pas d’effet de la prototypie. Les items distants d’une lettre étaient mieux discriminés que les items distants de trois lettres, quel que soit leur degré de prototypie.

Dans l’expérience 4, les sujets catégorisaient dans l’apprentissage des items de type I ou III ainsi que les prototypes. Cette introduction des prototypes n’a pourtant pas influencé les effets de prototypie. Nous pensons que cela est dû au type de tâche qui était de nature très perceptive, ce qui n’a pas favorisé l’encodage des prototypes. Les sujets utilisaient la distance entre les pseudomots pour juger si ils étaient identiques ou différents.

Dans l’expérience 5, nous avons modifié la présentation des items de la phase test. Ceux-ci n’étaient plus présentés ensemble mais l’un à la suite de l’autre afin de minimiser la part perceptive du traitement et de faire intervenir des mécanismes plus mnésiques. Cette procédure nous a effectivement permis d’obtenir une interaction prototypie*distance proche du seuil de significativité comme dans l’expérience 2. Les items prototypiques étaient mieux traités lorsqu’ils étaient similaires. Cependant, contrairement à l’expérience 2, les sujets ne connaissaient pas les prototypes, ce qui allait dans le sens de notre hypothèse : les effets de prototypie ne proviennent pas de l’activation des prototypes qui auraient été codés en mémoire mais plutôt de l’activation de tous les exemplaires présentés durant l’apprentissage.

La troisième série d’expériences avait pour objectif d’obtenir des effets de prototypie en changeant la tâche de la phase test et des effets conjugués de prototypie et de distance en faisant varier le type d’item présenté. Les deux phases des expériences utilisaient une tâche de catégorisation et les items pouvaient être de même prototypie mais plus ou moins distants les uns des autres (de type Ia, IIa, Ib, IIb, IIIa, IIIb, IIIc). Cette manipulation permettait de dissocier les deux variables. Comme précédemment dans l’apprentissage, un feedback sonore indiquait aux sujets si leur réponse était juste ou fausse. Nous avions introduit dans la procédure une variable distracteur car nous pensions que la difficulté de la tâche favoriserait les effets de prototypie. Nous n’avons cependant trouvé aucune interaction entre la variable distracteur et les autres variables. Les items présentés sans distracteur étaient mieux traités que les items présentés avec un distracteur dans toutes les conditions expérimentales.

Dans l’expérience 6, les sujets catégorisaient des items de type IIIa à l’apprentissage et des items de type Ia, IIa, IIIa, IIIb et IIIc dans la phase test. Conformément à nos hypothèses, les résultats indiquaient des effets de prototypie et de distance, les stimuli les mieux traités étant les plus prototypiques et ceux vus durant l’apprentissage. La tâche de catégorisation était sensible à la fois à l’influence de la distance et de la prototypie.

Dans l’expérience 7, les sujets catégorisaient des items de type IIIa, IIIb et IIIc dans la phase d’apprentissage et les mêmes types d’items que dans l’expérience 6 dans la phase test. Nous pensions que la dispersion des items d’apprentissage favoriserait l’effet de la prototypie. En effet, chaque item d’apprentissage (IIIa, IIIb et IIIc) pouvait être distant des items de type III de zéro, d’une ou de deux lettres, ce qui devait influencer l’effet de la prototypie et non de la distance. Etant donné que les sujets ne voyaient pas les prototypes à l’apprentissage, nous souhaitions démontrer comme dans l’expérience 5 que les effets de prototypie proviennent de l’activation de tous les exemplaires préalablement encodés. La dispersion des items d’apprentissage a effectivement annulé les effets de distance et favorisé les effets de prototypie pour les réponses oui. Pour les réponses non, nous avons obtenu des effets conjugués de prototypie et de distance.

Dans l’expérience 8, les sujets voyaient les prototypes durant la phase d’apprentissage. Comme dans les trois dernières expériences de Whittelsea, nous voulions démontrer que de voir les prototypes favoriserait les effets de prototypie du fait d’un meilleur traitement des lettres communes aux prototypes et aux exemplaires. Ce changement de procédure manipulait le degré d’intégration des différentes dimensions du stimulus représentées par les lettres du pseudomot et devait inciter les sujets à traiter les items de façon moins globale et plus analytique. Conformément à nos hypothèses, les résultats étaient similaires à ceux de l’expérience 7, et similaires à ceux de Whittlesea pour les réponses oui. Dans l’expérience 4, le fait de présenter les prototypes dans l’apprentissage n’avait pas influencé les effets de prototypie dans la tâche de discrimination. Dans cette expérience, la tâche de catégorisation était sensible à la présentation des prototypes.

Ainsi, nous avons obtenu des effets de prototypie à travers deux procédures différentes dans la phase d’apprentissage : en augmentant la dispersion des items dans l’expérience 7 et en présentant les prototypes dans l’expérience 8.

L’expérience 9 manipulait la distance par rapport aux stimuli d’apprentissage : les stimuli de la phase test pouvaient être plus ou moins prototypiques et plus ou moins distants des stimuli d’apprentissage. En dissociant la prototypie et la distance, nous souhaitions démontrer que les effets de prototypie sont issus de la réactivation des exemplaires traités durant l’apprentissage. Le croisement des deux variables devait nous permettre d’obtenir une interaction prototypie*distance. Les résultats indiquaient effectivement une influence de la prototypie uniquement pour les items distants des items d’apprentissage pour les réponses oui. Comme dans les expériences précédentes, les réponses non restaient sensibles aux effets de distance perceptive entre les stimuli.

D’une manière générale, les résultats de ces trois séries d’expériences sont en accord avec ceux des travaux de Whittlesea (1987).

Ils démontrent l’influence que peut avoir une série d’exemplaires sur une amorce de par leur distance perceptive. L’encodage de tous les exemplaires joue un rôle plus important que l’encodage des aspects typiques des informations.

Ils permettent d’interpréter les effets de la prototypie en termes de similarité à tous les exemplaires et non en termes d’encodage des prototypes comme dans la perspective des modèles abstractionnistes.

Ils démontrent également que le type de tâche et la nature des informations traitées ont un impact sur les performances et mettent en avant l’influence de telle ou telle variable.Tout traitement de l’information est spécifique à l’épisode de traitement et les différentes dimensions du stimulus ont au sein de chaque trace un poids variable selon le traitement mis en jeu, le traitement étant lui-même conditionné par la tâche. En effet, nous avons obtenu une influence de la prototypie, de la distance ou des deux selon le type de tâche, le type d’item et la façon dont les stimuli étaient traités (comme un tout ou comme des parties séparées).

Nous rappelons que Whittlesea a implémenté dans son modèle épisodique une architecture connexionniste afin de rendre compte du caractère épisodique, multidimensionnel et distribué des traces. La trace doit pouvoir coder les caractéristiques des expériences spécifiques liées au contexte ainsi que les diverses propriétés de ces expériences. La particularité de son modèle est d’avoir mis l’accent sur le degré d’intégration des différentes dimensions d’une information dans le traitement. Celles-ci peuvent être traitées globalement ou plus ou moins indépendamment selon les mécanismes attentionnels mis en jeu dans la tâche. Dans cette perspective, les traces ne sont pas des unités mnésiques stockées individuellement comme dans les modèles purement épisodiques, mais des configurations actives d’informations dépendantes de la spécificité de l’expérience et du degré d’intégration des dimensions traitées. La nature de la trace dépend étroitement de la nature des traitements accomplis sur un type d’information à un moment donné dans l’expérience du sujet. La représentation même n’a d’existence qu’à travers ce processus et n’est pas à l’instar de la trace une entité stockée dans un système spécifique.

Selon Versace (2001), toute forme de connaissance émerge des expériences perceptivo-motrices et émotionnelles de l’individu. Ces expériences émergentes peuvent refléter soit des connaissances très épisodiques, c’est-à-dire similaires à des expériences spécifiques, soit des connaissance plus conceptuelles qui résument les propriétés communes à de nombreuses expériences. Pour cet auteur, la modélisation du processus cognitif doit prendre en compte la capacité de l’individu à extraire des connaissances de l’environnement de façon automatique et inconsciente, son aptitude à réutiliser ses connaissances antérieures, la diversité des ses comportements et sa capacité d’adaptation aux contraintes de l’environnement.

Nous pensons que la mémoire est un système unique duquel émergent différentes formes de connaissance de par la nature distribuée de l’information. Ce n’est pas une entité divisée en sous-systèmes qui stocke différents types d’informations mais un processus actif au sein duquel les traitements des connaissances sont des états particuliers du système. Ces caractéristiques sont étroitement dépendantes des propriétés plastiques du cerveau et un modèle de mémoire ne peut faire l’impasse d’une certaine plausibilité biologique. Les données de la neuroscience ne font pas état de concepts ou de traces stockés à des adresses précises dans le système nerveux. Les différentes dimensions d’une trace sont stockées dans des réseaux de neurones et les informations codées servent à de multiples traces, définies par des états du système à un moment donné.

Dans son ouvrage « Autonomie et Connaissance », Varela (1989) affirme la nécessité de prendre en compte les mécanismes sous-jacents qui permettent aux systèmes naturels d’être autonomes. Ces mécanismes sont liés aux interactions entre ces systèmes et leur environnement et sont partout présents dans le monde. Il propose un nouveau paradigme, celui de l’autonomie, comme alternative au paradigme de la commande tributaire de la métaphore de l’ordinateur. Selon lui, les mécanismes de l’autonomie du vivant doivent renouveller notre façon de concevoir les activités cognitives. « L’être vivant constitue son propre cadre d’existence et de sens, il est pour soi : ce que certains philosophes ont de tout temps affirmé est entré dans les laboratoires ».

A l’heure de l’essor des sciences cognitives qui synthétisent un grand nombre de données, il apparaît que l’étude de la mémoire doit intégrer les propriétés émergentes du système nerveux, le caractère multidimensionnel des représentations, la grande diversité des connaissances et le rôle du contexte sur l’individu en tant qu’être biologique et social inscrit dans son environnement. Bien sur, il ne s’agit pas de réduire le fonctionnement cognitif humain à une circuiterie cérébrale mais de dépasser les débats.

Comme le dit Damasio (1994) : L’erreur de Descarte.