011Errance, faille, désir : des espaces vides

Stephen Kern note deux changements majeurs à l’aube du XXe siècle dans l’aperception et la conception de l’espace. Celui-ci n’est plus considéré a priori, en soi et indépendamment de l’observateur mais bel et bien en situation. Les mises en garde de Nietzsche d’une part et les découvertes d’Einstein d’autre part, amènent à reconsidérer l’espace comme dépendant d’une situation particulière d’observation. D’autre part, l’espace n’est plus ce « vide inerte » dans lequel se trouvent les objets mais il a une valeur pour lui-même :

‘The traditional view that space was an inert void in which objects existed gave way to a new view of it as active and full. A multitude of discoveries and inventions, buildings and urban plans, paintings and sculptures, novels and dramas, philosophical and psychological theories, attested to the constituent function of space. I will refer to this new conception as « positive negative space ».[...] The term is somewhat unwieldy, but it is accurate and suggests the historical sense of the developments in this period, since it implies that what was formerly regarded as negative now has a positive, constitutive function28.’

La valeur « constitutive » de l’espace est tout-à-fait nette chez Conrad, Lowry et White où l’espace vaut avant tout par sa valeur dans l’économie et la structure de l’oeuvre, plus que par ses propriétés propres. Ainsi, des espaces vides, neutres, « négatifs », peuvent-ils se révéler éclairants en contrepoint à d’autres éléments de l’oeuvre. Cette notion d’un espace « négatif positif » est tout-à-fait essentielle dans les romans de Conrad, White et Lowry. Car, s’il y est en effet beaucoup question d’espace, d’appartenance et de positionnement autant sur un plan littéral que figuré, la thématique de l’espace n’est pas celle d’un ancrage dans un lieu privilégié mais d’un évidement de l’espace et du lieu. Les romans sont du domaine de l’errance plutôt que de l’appartenance à un lieu privilégié. On n’y trouve nul enracinement dans une nature réconfortante et protectrice, comme en témoigne l’écriture de Conrad :

‘Mais d’adhérence à un lieu restreint, sur quelques kilomètres carrés, comme le Grasmere de Wordsworth ou le Walden Pond de Thoreau, pas la moindre trace. Les repères de Conrad sont repères mobiles figurant au croisement de la carte des étoiles et de la surface uniformément anonyme de la mer où glisse un bateau29.’

« Mobil[ité] », « anonym[at] », « glisse[ment] » sont les termes qui définissent cette thématique de l’espace chez Conrad. Il conviendra de s’interroger sur ce choix délibéré d’une telle relation de déshérence plus que d’adhérence à l’espace chez Conrad, Lowry et White, sur ce qu’une telle dynamique spatiale de décentrement reflète des rapports qu’entretiennent sujet, espace et temps et enfin sur ce qu’elle implique au sujet de l’écriture, une écriture qui ne soit plus focalisée sur un lieu, un personnage, une époque, un narrateur, mais qui dérive et déambule à son propre rythme. De plus, si la figure de l’errance l’emporte sur celle de l’ancrage, un autre bouleversement l’accompagne : le « lieu » de prédilection n’est plus un lieu plein, une présence, mais un lieu vide, une faille, une absence. Ce lieu est très proche de ce que Jacques Darras dénomme « ‘la profonde faille nocturne ayant ébranlé la terre allemande avec les chênes de Caspar David Friedrich’ »30. C’est la figure du gouffre qui semble prendre le dessus dans Heart of Darkness, Under the Volcano et dans Voss sous la forme de la profondeur insondable de la jungle ou de la « wilderness »31 dans le premier, de l’omniprésence de la faille ou de la « barranca » dans le second, et d’une plaie béante, la terre à vif du désert australien, le « bush », dans le troisième. Chez Conrad, Lowry et White trois « figures » spatiales se détachent : celle de l’errance, celle du désir et enfin celle de la division et de la faille.

L’errance concerne à la fois l’espace diégétique et l’espace textuel. L’itinéraire des personnages ne dessine pas de progression vers un lieu plein mais un parcours qui n’aboutit pas et reste sans réponse. Il ne s’agit pas d’un trajet qui nous fasse passer de l’extérieur vers l’intérieur contrairement au mythe romantique de la profondeur32 qui associait esthétique et herméneutique, quête et enquête. Les pérégrinations des personnages ne suivent pas une logique aristotélicienne de l’organisation en début, milieu et fin de l’histoire comme c’est le cas pour le récit ou l’intrigue, mais une logique du tâtonnement dans laquelle la fin est comprise dans le début et le milieu est un espace de la stase plus que de la progression ou de l’enchaînement.

L’itinéraire des personnages est cependant orienté par le désir, ce qui donne un espace non pas neutre mais qui en porte les marques, la trace, sous la forme de l’investissement de l’espace puis du détachement. C’est aussi un parcours herméneutique33 et en ce sens orienté par un désir de savoir et de connaissance.

C’est enfin le lieu du creusement et de la faille. Le désir d’exploration n’est plus celui de la conquête mais celui de la quête ou de l’enquête. L’économie métonymique du désir doit faire place au questionnement herméneutique de la métaphore : il ne s’agit pas de passer d’un objet à un autre, d’un lieu à un autre, mais de faire retour sur le même objet, le même lieu et d’explorer une fascination, une image, un espace. Le seul déroulement est celui de l’explication et du creusement de cette fascination, de cette scène première, de ce lieu premier.

Dans un premier temps, il s’agira de définir ce que peut être une écriture « spatiale » et de faire le point sur cette question depuis les thèses de Joseph Frank. Nous verrons qu’elle est le plus souvent définie a contrario comme n’étant pas logico-temporelle, c’est-à-dire comme dépourvue des enchaînements logiques et temporels qui structurent traditionnellement l’intrigue romanesque. Le deuxième chapitre portera par conséquent sur tous les avatars de la ligne logico-temporelle et leur déclinaison dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss. Nous verrons que ces trois romans remettent profondément en cause la poétique héritée d’Aristote centrée sur l’enchaînement des actions ou encore « ligne logique et narrative » mais aussi la ligne des origines ou téléologique, la ligne herméneutique et enfin la ligne organique. Dans un troisième temps nous verrons dans quelle mesure on peut parler d’une structuration à dominante spatiale dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss et cette fois-ci de manière « positive » et non plus a contrario. Le paradigme de la ligne se voit remplacé par celui de l’étoilement des points de vue, des voix et des mots. En dernier lieu, se pose alors la question de la position du sujet, personnage, narrateur, auteur, lecteur, dans ses rapports avec les autres, le monde, les mots. S’il n’est plus prédisposé à occuper une certaine place, suivre une certaine voie ou ligne de vie, qu’est-ce qui va présider à ses choix et comment représenter ces nouvelles positions de sujet imprévisibles et instables ?

Notes
28.

Stephen Kern, The Culture of Time and Space, 1880-1918, Cambridge (Massachussetts) : Harvard University Press, 1983, pp. 152-153.

29.

Jacques Darras, Joseph Conrad, Paris : Marval, 1991, p. 18, c’est moi qui souligne.

30.

Ibid., p. 18

31.

La « wilderness » est à de nombreuses reprises comparée explicitement à un gouffre même si, à l’évidence, sa traversée par Marlow à bord d’un bateau à vapeur évoquerait plutôt des paradigmes horizontaux que verticaux. Le narrateur parle ainsi des « profondeurs » de la « wilderness », jungle ou forêt primordiale : « the depths of the forest » (p. 94). Cette profondeur est métaphorique avant tout : un véritable trou noir qui happe les personnages et les fait plonger dans les abîmes de la conscience, leur fait « oublier » ce qu’ils sont (p. 95). L’âme de Kurtz qui est explicitement associée au « coeur des ténèbres », est même comparée à un abîme, un précipice : « His [Kurtz’s] was an impenetrable darkness. I looked at him as you peer down at a man who is lying at the bottom of a precipice where the sun never shines ».(p. 111)

32.

« Le savoir romantique recherche le sens caché de l’existence individuelle et sociale selon la voie de l’occultisme. Les romantiques dignes de ce nom sont des adeptes de cette vérité des profondeurs, accessible au prix d’une reconversion de l’être personnel. La connaissance authentique est théosophie ; la science ésotérique de l’espace du dedans et de ses hiéroglyphes symboliques procure les clefs de l’intelligence divine, foyer des intelligences humaines. » (Georges Gusdorf, Fondements du savoir romantique, Paris : Payot, 1982, pp. 394-395, c’est moi qui souligne). Nous verrons néanmoins que Voss s’inspire profondément de cette quête d’une « vérité des profondeurs » même si elle n’aboutit pas.

33.

« Appellons herméneutique l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens [...] » (Michel Foucault, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966, p. 44).