011I. DÉFINITION DE LA NOTION D’ESPACE EN LITTÉRATURE

Parmi les études les plus éclairantes écrites sur le sujet, il faut citer celles de Gérard Genette dans « Espace et langage » et « La littérature et l’espace »35. Genette rappelle tout d’abord dans « Espace et langage » qu’il faut distinguer les notions d’espace qui s’appliquent au signifié d’un discours de celles qui s’appliquent au signifiant. Dans sa description de la spatialité dans le roman, il s’attache tout particulièrement au signifiant. Il distingue dans la littérature quatre formes de spatialité : la spatialité inhérente à l’utilisation du langage (prédominance de termes spatiaux, même pour exprimer une toute autre réalité que spatiale), la spatialité du texte écrit (le signifiant comme trace écrite, comme matérialité qui s’inscrit dans l’espace), la spatialité que suppose toute rhétorique ou figure de style (l’écart « spatial » entre « signifié apparent » et « signifié réel36 ») et enfin la spatialité de la production littéraire universelle considérée comme un immense domaine ou « espace » susceptible de rapprochements, de court-circuits ou encore de traversées (l’espace intertextuel de tous les textes existants).

On peut cependant souligner dès à présent que ces quatre formes de spatialité littéraire ne sont que quatre modalités différentes d’une seule et même spatialité, celle du signe linguistique. De plus, on entendra par « spatialité » une notion « physique » qui est celle de l’inscription du mot sur la page mais aussi et surtout un concept purement métaphorique, l’espace étant alors considéré comme ce qui permet la mise en relation des signes linguistiques entre eux, des oeuvres entre elles et des trois facettes du signe, le signifiant, le signifié et le référent. Dans les termes de Ricoeur, Genette ne s’intéresse ici qu’à ce qu’il appelle Mimésis II, autrement dit la spatialité textuelle. Néanmoins il sera aussi question de mimésis I (espace vécu et perçu par un observateur) et de mimésis III (espace de la réception) au cours de cette réflexion37.

En ce qui concerne la « [spatialité] du langage lui-même »38, si l’on considère tout d’abord la propension du langage à exprimer de manière spatiale des relations qui ne le sont pas à proprement parler, cela a été amplement étudié et illustré par Georges Matoré dans L’espace humain 39. Genette résume les conclusions de ce dernier en soulignant que les termes spatiaux « parasitent » un grand nombre de discours, le signifiant spatial devenant l’expression d’un signifié quelconque : « ‘Il y a bien un signifié, qui est l’objet variable du discours, et un signifiant, qui est le terme spatial ’»40. Matoré déclare en effet s’être intéressé à ce problème du fait d’un intérêt grandissant pour les métaphores spatiales au XXe siècle. Voici la définition qu’il donne d’une « métaphore spatiale » : l’utilisation de « ‘certains mots, primitivement destinés à marquer des rapports spatiaux, pour exprimer des relations de nature toute différente’ »41. Ainsi, un signifiant spatial comme celui de « perspective » peut qualifier une réalité qui ne l’est pas à proprement parler, comme lorsqu’on parle de « perspective économique ou historique ». Il voit dans ce regain d’intérêt pour les termes spatiaux la conséquence d’un monde qui se complexifie à une rapidité telle que l’homme y perd ses repères et essaie d’en créer de nouveaux à l’aide de métaphores spatiales qui viennent organiser sa pensée et lui apportent une sensation d’approche plus concrète et directe des phénomènes :

‘Pour la pensée rationalisée qui joue un rôle prépondérant dans nos métaphores, l’espace n’est pas seulement un décor, un prétexte ou un outil, il est la « matière » même dont elle est constituée. Et à notre avis, cette rencontre de l’espace et de la pensée n’est nullement fortuite ; liée au phénomène de l’angoisse, elle exprime le besoin qu’a l’homme d’aujourd’hui d’assurer son contact avec le monde et d’affirmer sa solidarité avec les autres hommes [...]42

Il ajoute que ce désir de maîtrise s’exprime au travers d’images de préhension ou de contact mais plus encore par l’entremise du visuel :

‘[...] l’homme d’aujourd’hui, s’efforçant de rester en contact avec un monde qui risque de lui échapper, est dans l’obligation de connaître concrètement sa propre situation. Celle-ci peut être déterminée par une saisie, par une préhension, mais le sens tactile, s’il offre une grande richesse et s’il permet de nouer des rapports d’intimité aiguë avec les choses est, précisément en raison de son authenticité, difficile à expliciter et à transmettre. On aura donc, surtout aujourd’hui, recours au sens plus objectif, plus socialisé, qu’est la vue.43

Il s’agira donc pour nous d’étudier les figures spatiales dans leur dimension à la fois littérale de contact, de saisie ou de préhension pour ainsi dire tactiles, mais aussi dans leur dimension plus abstraite d’ap-préhension du monde au sens de vision, voire de compréhension. Les expressions spatiales seront donc à considérer selon ces deux angles, concret et abstrait. C’est bien là ce qui fait toute la difficulté et tout l’intérêt de Conrad, Lowry et White : ils s’efforcent d’aborder le monde d’une manière très concrète et presque rigoureusement « physique » tout en suggérant une réflexion « méta-physique »44 qui dépasse une simple phénoménologie de la perception. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils surimposent à la réalité « physique » tout un discours importé mais qu’ils s’en détachent pour prendre du recul, le recul du pas de côté que constitue le « méta » qui sépare le plan de la préhension de celui de l’ap-préhension, le plan du visuel de celui de la vision, que constitue aussi toute tentative de formalisation, discursive en particulier. Il y a chez Conrad, Lowry et White toute une réflexion sur ce qu’est un contact authentique avec le monde et les autres, mais aussi la mort, la folie, la rupture de ban. En un sens, Kurtz, le Consul et Voss sont emblématiques d’un contact perdu avec la société, la morale, la pulsion de vie. Ils ont tous trois largué les amarres de ce qui, d’après Conrad, donne à l’homme son sentiment d’identité et de sécurité :

‘Few men realize that their life, the very essence of their character, their capabilities and their audacities, are only the expression of their belief in the safety of their surroundings. [...] but the contact with pure unmitigated savagery, with primitive nature and primitive man, brings sudden and profound trouble into the heart45.’

Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss ont en effet en commun de s’intéresser à ce contact premier de l’homme avec lui-même et avec ses propres démons. Un tel désir de retour aux sources et un regain d’intérêt pour le primitivisme est caractéristique du modernisme. Conrad avait devancé cette tendance en situant son roman dans la jungle (« wilderness ») supposée refléter une humanité encore peu influencée par des normes et des codes, et White avait poursuivi cette démarche en plaçant son roman au coeur du « bush », parmi les aborigènes. Lowry quant à lui localise symboliquement ce qu’il y a de plus primitif dans le coeur et l’âme mêmes du Consul. Son combat personnel devient allégorique du tout premier combat de l’homme qui le fit chasser du paradis et son jardin à l’abandon est comparé tout au long du roman au jardin d’Eden, jusqu’aux dernières phrases du roman qui transcrivent les quelques phrases d’un panneau :

LE GUSTA ESTE JARDIN
QUE ES SUYO ?
EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN !

Le Consul ne cesse en outre de se prendre pour William Blackstone, le puritain qui avait quitté les siens pour aller vivre parmi les « primitifs » (les Indiens), et il déclare pompeusement à son chat que les Indiens vivent aussi dans son coeur : « Now, little cat,” the Consul tapped his chest indicatively, and the cat, its face swelling, body arched, important, stepped back, “the Indians are in here.” » (UV, p. 135). Kurtz, le Consul et Voss cristallisent donc ce désir de la perte des contacts sociaux et culturels habituels en faveur d’un contact d’autant plus authentique qu’il est plus épuré des scories accumulées par des siècles de civilisation, de bonnes manières et d’idéologie. Néanmoins, nulle naïveté dans un tel « retour aux sources » et ces romans n’explorent pas tant le mythe du bon sauvage que l’attirance pour ce qu’il y a de plus sauvage et de plus inquiétant dans le coeur de ces trois hommes, des passions emblématiques de l’homme au XXe siècle : horreur, cupidité et cruauté pour Kurtz, désir d’auto-destruction et solipsisme du Consul, vanité et égoïsme de Voss.

Il sera intéressant de noter par ailleurs que l’esprit humain fonctionne de telle manière que toute image spatiale est intimement liée à la pensée et que par conséquent, elle a cette double particularité d’exprimer à la fois le plus concret et le plus abstrait. Les nombreuses images spatiales dans les romans de Conrad, Lowry et White sont souvent symptomatiques d’un processus psychique plus abstrait. Ainsi, dans The Secret Agent, lorsque Conrad insiste sur le fait que Stevie passe ses journées à dessiner des formes spatiales, géométriques en l’occurrence, et circulaires tout particulièrement, il décrit concrètement une situation dont la vraisemblance est renforcée par cet effet de réel, mais il porte aussi un diagnostic sur la vision que porte Stevie sur le monde anarchiste qui l’entoure. Il s’agit en effet d’un univers entropique qui tourne en rond et à vide, deux métaphores spatiales héritées du cercle mais aussi dotées d’une forte connotation morale et évaluative. Genette résume de la manière suivante la propension du langage à utiliser des métaphores spatiales de façon récurrente :

‘On a remarqué bien souvent que le langage semblait comme naturellement plus apte à « exprimer » les relations spatiales que toute autre espèce de relation (et donc de réalité), ce qui le conduit à utiliser les premières comme symboles ou métaphores des secondes, donc de traiter de toutes choses en termes d’espace, et donc encore à spatialiser toutes choses46.’

Dans Heart of Darkness, l’utilisation de termes spatiaux dont le référent semble à première vue être la progression spatiale du bateau suggère cependant un tout autre déplacement d’ordre métaphorique, la remontée du temps et non plus celle du fleuve : « ‘Going up that river was like travelling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings’ » (HD, pp. 92-93). Si déplacement et remontée du fleuve il y a littéralement dans le premier cas, il s’agit d’une comparaison spatiale figurée lorsque le narrateur affirme que ce « retour en arrière » (« travelling back ») équivaut à une « remontée » (« going up ») du temps. Heart of Darkness est par ailleurs envahi par des notations sensorielles de perte de repères dues au brouillard, à la densité de la forêt, à l’obscurité mais une telle désorientation est tout autant psychique et idéologique que matérielle. Une autre métaphore spatiale omniprésente est celle de l’éclatement et de la fragmentation : le vapeur qui conduit Marlow à Kurtz doit s’arrêter en attendant les pièces manquantes, et il est très souvent question de ces vis ou écrous qui font défaut. Mais sur un plan plus métaphorique, il est aussi question d’un système idéologique au bord de l’éclatement, celui de l’impérialisme.

Dans Under the Volcano, on trouve deux métaphores spatiales récurrentes : celle de la chute47 et celle du cercle48 qui sont effectivement emblématiques des deux faiblesses du Consul : auto-destruction et solipsisme. La métaphore filée de la chute parcourt tout le roman, depuis les premières pages en passant par le chapitre VIII que Lowry considérait comme le chapitre à l’origine du roman49, et jusqu’à la dernière page du roman. Les premières pages du roman décrivent une vue panoramique de la ville de Quaunahuac située sur une colline (« built on a hill », UV, p. 3) et à mesure que le champ de vision se réduit, le regard est invité à parcourir les rues de la ville jusqu’au bas de la colline où une procession de pénitents avance en ce jour des morts : « ‘As the processions winding fom the cemetery down the hillside behind the hotel came closer the plangent sounds of their chanting were borne to the two men [...]’ » (UV, p. 4). Le chapitre VIII débute par l’adverbe « downhill » et décrit la plongée du bus vers le ravin (« barranca »). Quant à la dernière page du roman elle décrit une vision apocalyptique de la chute du Consul et de millions d’hommes dans un embrasement final :

‘[...] he was falling, falling into the volcano, he must have climbed it after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, horribly, it was in eruption, yet no, it wasn’t the volcano, the world itself was bursting, bursting into black spouts of villages catapulted into space, with himself falling through it all, through the inconceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies, falling, into a forest, falling– (UV, p. 375)’

Cette chute qui tient de l’hallucination est aussi une chute réelle, celle du corps du Consul au fond du ravin : ‘« Somebody threw a dead dog after him down the ravine.’ » (UV, p. 375). Quant à la métaphore du cercle, elle est annoncée dès la fin du premier chapitre qui se clôt sur l’image de la « Ferris Wheel », roue de manège qui domine la ville : ‘« Over the town, in the dark tempestuous night, backwards revolved the luminous wheel.’ » (UV, p. 42).

Dans Voss enfin, les métaphores spatiales sont celles de l’élévation et d’une forme de déssèchement et décharnement progressif comme pour mieux souligner le contraste entre orgueil et nécessaire humilité. En effet à la latéralité du paysage correspond un apprentissage de l’humilité : « ‘There comes a moment when an individual who is too honest to take refuge in the old illusion of self-importance is suspended agonzingly between the flat sky and the falt earth [...]’ » (V, p. 332).

Les métaphores spatiales introduisent de surcroît un deuxième plan de signification, ouvrent un espace second dans celui de la signification immédiate. Ceci est particulièrement frappant dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss où tout est question de perception, de positionnement et de déplacement. Chez Conrad, on retrouve cette velléité d’entrer en contact avec un monde qui échappe soulignée par Matoré, que cette approche soit tactile ou visuelle. Ses thèmes de prédilection sont en effet celui du « bond »50 et celui de la vision. Il veut nous « faire voir »51, écarter pour nous les voiles et les brumes, effeuiller le mystère pour que nous arrivions au « coeur » des ténèbres. Lowry nous fait tourner avec ses personnages autour d’un centre qui se dérobe, peut-être parce qu’il n’est que faille, abîme, « barranca ». Les seules images de contact sont présentées sur le mode de l’irréel et du rêve dans des visions de la petite maison au bord du lac en Colombie britannique ou de l’ascension rêvée du Popocatepetl52. Le rêve de la cabane au bord du lac est annoncée dès le chapitre IV, chapitre de l’idylle. Yvonne exprime tout d’abord son désir d’avoir une petite ferme à elle : « ‘[...] ’ ‘I’ve always had a dream of having a farm somewhere. A real farm, you know, with cows and pigs and chickens–and a red barn and silos and fields of corn and wheat.”’ » (UV, p. 118). Elle mentionne ensuite le fait que le Consul possède une île en Colombie britannique sur un lac (UV, p. 120). C’est un leitmotiv qui revient tout au long du roman et notamment au chapitre IX (UV, pp. 269-271) dans une rêverie d’Yvonne qui contraste violemment avec la scène de corrida. C’est un thème qui est aussi explicitement associé à celui du Paradis perdu et donc rejoint celui de la Chute, symbolique cette fois. Que ce soit le contact avec une forme de transcendance emblématisée par des images d’ascension verticale ou le contact entre les hommes, sous la forme de la communication, c’est le mode du désir, du rêve ou du délire qui prédomine. Chez White, l’alternance contact/vision est plus complexe puisqu’il semble que le contact soit possible mais sur un mode paradoxal, celui de l’illusion et de l’immersion dans le paysage-vanité, espace de l’entre-deux entre la vie et la mort, la réalité et l’illusion : c’est l’image de la main tendue, d’une main qui se pétrifie, se calcifie et finalement se brise, d’un élan et d’une tension au bord du point de rupture53.

Par ailleurs, Genette fait référence à une autre forme de « spatialité » du signe linguistique, une spatialité qui ne soit plus le choix délibéré d’un signifiant spatial mais une spatialité inhérente au fonctionnement même du signifiant, à sa matérialité en tant que trace qui s’inscrit dans un espace. C’est pourquoi il affirme dans « La littérature et l’espace »54, qu’il existe ‘« quelque chose comme une spatialité active et non passive, signifiante et non signifiée, [...] une spatialité représentative et non représentée ’»55.

Cette deuxième forme de spatialité concerne à la fois le signe linguistique comme trace écrite sur l’espace de la page mais aussi le fonctionnement du texte comme système, c’est-à-dire comme une sorte de « toile » où chaque élément renvoie à un autre élément ; en tant que système, il met en oeuvre des relations que l’on peut qualifier de spatiales, du moins métaphoriquement. Les rapprochements possibles entre mots ou groupes de mots, que ce soit sur le plan du signifié (sèmes similaires attachés à tel ou tel personnage, à telle ou telle situation) ou celui du signifiant (assonances, parallèles), sont comme des taches de couleur qui se répondraient sur la toile d’un tableau infini d’une ligne à l’autre ou d’un chapitre au suivant, que ces rapports soient soulignés ou bien qu’ils soient simplement suggérés. Saussure a été l’un des premiers à souligner la spatialité du langage, notamment en insistant sur le concept de valeur et sur celui de caractère différentiel de chaque unité linguistique. Le langage est composé d’une suite de mots, autrement dit de chaînes linéaires ou encore syntagmes au sein desquels un mot n’a de sens que de par sa position et sa différence par rapport aux autres mots. Saussure affirme ainsi la nécéssité de l’interrelation des différents constituants d’un syntagme : ‘« Placé dans un syntagme, un terme n’acquiert sa valeur que parce qu ’il est opposé à ce qui précède ou ce qui suit, ou à tous les deux ’»56. Le texte écrit a cette particularité de se déployer dans un espace, celui du livre : le signe linguistique s’étale, se déploie sur la page. Sa matérialité est très forte et c’est là ce qui fait de l’écriture un art tout autant spatial que temporel, comme le rappelle à juste titre Julia Kristeva :

‘L’écriture dure, se transmet, agit en l’absence des sujets parlants. Elle utilise pour s’y marquer l’espace, en lançant un défi au temps : si la parole se déroule dans la temporalité, le langage avec l’écriture passe à travers le temps en se jouant comme une configuration spatiale. Elle désigne ainsi un type de fontionnement où le sujet, tout en se différenciant de ce qui l’entoure, et dans la mesure où il marque cet environnement, ne s’en extrait pas, ne se fabrique pas une dimension idéale (la voix, le souffle) pour y organiser la communication, mais la pratique dans la matière et l’espace même de cette réalité dont il fait partie, tout en s’en différenciant parce qu’il la marque.57

Il n’est que de voir le parti qu’en ont tiré les adeptes des calligrammes comme Apollinaire ou encore ceux du collage comme Dos Passos. Lowry utilise aussi beaucoup les potentialités figuratives de l’agencement des phrases et des paragraphes sur la page. Au coeur des hallucinations les plus confuses, la typograhie reproduit les disjonctions et le tournoiement dans les pensées du Consul en interrompant brusquement une conversation par une réflexion intérieure de celui-ci ou une annonce faite par le barman par exemple. Au sein du livre lui-même, d’une page à l’autre, d’un chapitre à l’autre se dessinent des arabesques et des configurations « spatiales », même si elles ne sont pas d’un abord ni immédiat ni évident et exigent du lecteur un effort de mémorisation et de dextérité dans le maniement des rapprochements : il ne s’agit pas là de figures spatiales directement repérables et « visibles » sur la page mais de configurations spatiales qui se dessinent de manière abstraite dans l’esprit du lecteur au fur et à mesure de sa lecture. Genette souligne en effet que la lecture ne s’effectue pas uniquement de manière linéaire et dans une continuité temporelle mais aussi de manière transversale, ce qui demande une attention toute particulière aux relations qui s’établissent dans le texte :

‘[...] aux relations à longue portée qui s’établissent entre des épisodes très éloignés dans la continuité temporelle d’une lecture linéaire (mais singulièrement proches, remarquons-le, dans l’espace écrit, dans l’épaisseur paginale du volume), et qui exigent pour être considérées une sorte de perception simultanée de l’unité globale de l’oeuvre, unité qui ne réside pas seulement dans des rapports horizontaux de voisinage et de succession, mais aussi dans des rapports qu’on peut dire verticaux, ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective, au nom desquels Proust comparait lui-même son oeuvre à une cathédrale58.’

Le terme de configuration spatiale souligne bien que la lecture ne saurait suivre uniquement la ligne du syntagme dans une continuité temporelle mais qu’elle est tout autant une activité de rapprochement d’éléments du récit, que ceux-ci soient proches ou éloignés sur la ligne de l’intrigue et de la narration : la lecture suit alors aussi la voie de l’axe paradigmatique, une voie moins immédiate que celle de l’axe syntagmatique. Au terme de « lignes » qui a le défaut de paraître figé, il semble souhaitable de préférer celui de « structure », tel que les structuralistes l’entendaient, c’est-à-dire un « système de transformation » dont les éléments doivent être considérés comme reliés entre eux par des « lois » avant d’être considérés en eux-mêmes avec leurs « propriétés » particulières59. Ce sont bien de « relations » dont il est question dans la lecture, entre un mot et le suivant, une phrase et la suivante, dans la continuité de la lecture mais aussi de rapports moins évidents entre unités de texte que le texte ne rapproche pas forcément au niveau du syntagme. Cette autre forme de « spatialité » se rapproche de ce que Saussure appelait les « rapports associatifs »60, même si dans sa terminologie ils se rapportaient plus spécifiquement  au rapport entre un mot et tous les mots apparentés :

‘Tandis qu’un syntagme appelle tout de suite l’idée d’un ordre de succession et d’un nombre déterminé d’éléments, les termes d’une famille associative ne se présentent ni en nombre défini, ni dans un ordre déterminé. Si on associe désir-eux, chaleur-eux, peur-eux, etc., on ne saurait dire d’avance quel sera le nombre des mots suggérés par la mémoire, ni dans quel ordre ils apparaîtront. Un terme donné est comme le centre d’une constellation, le point où convergent d’autres termes coordonnés, dont la somme est indéfinie [...].61

Cette « spatialité » associative va à l’encontre de la linéarité de la ligne et du texte : elle ouvre un autre « espace » à l’intérieur du syntagme, elle est source de dédoublement infini du texte. De même, les rapports associatifs opérés par un lecteur au sein d’un livre sont multiples et apparaissent dans un ordre aléatoire et arbitraire à ceci près que la matérialité même du texte en privilégiera certains en particulier. Il n’en reste pas moins que les multiples associations possibles inhérentes à la nature même du langage font qu’à chaque lecture correspond une configuration « spatiale » différente. Nous reviendrons sur cette notion de configuration et de « constellation » car Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss sont construits de cette manière : on peut isoler quelques unités de texte, mots, personnages ou lieux à partir desquels rayonnent une multitude de réseaux. D’ailleurs, cette impression de rapprochements potentiellement infinis rejoint une inquiétude que formule Henry James62 quant à l’» immensité » des choix représentatifs qui s’offrent à lui :

‘The art of representation bristles with questions the very terms of which are difficult to apply and to appreciate; but whatever makes it arduous makes it, for our refreshment, infinite, causes the practice of it, with experience, to spread round us in a widening, not in a narrowing circle. Therefore it is that experience has to organise, for convenience and cheer, some system of observation - for fear, in the admirable immensity, of losing its way63. ’

Il incombe au romancier non seulement de trouver le point de vue (« system of observation ») qui lui permettra d’être au plus près de ce qu’il veut faire ressentir mais aussi de tracer les « grandes lignes », ou encore les « cercles » concentriques pour reprendre la métaphore Jamesienne, qui faciliteront et orienteront la lecture : « Really, universally, relations stop nowhere, and the exquisite problem of the artist is eternally but to draw, by a geometry of his own, the circle within which they shall happily appear to do so »64. Si l’artiste d’après James est ce « géomètre » qui saura trouver un point de vue central, le plus souvent un personnage pivot, qui permette de tracer un cercle herméneutique dans le chaos des relations multiples et infinies de la vie, il n’est pas sûr pour autant que chez Conrad, Lowry et White, ce soit le point de vue qui organise toutes ces relations et leur donne une cohérence. Il semblerait à l’inverse que la « géométrie » qu’ils proposent indique l’absence d’un centre fédérateur et invite par conséquent le lecteur à s’interroger sur ces configurations et l’importance du point de vue. Genette parle de « rapports », James choisit de parler de « relations », mais dans les deux cas, il s’agit d’une structuration spatiale au sens où les éléments se placent les uns par rapport aux autres même si leur configuration reste souple, instable, voire évolutive.

Une troisième forme de spatialité littéraire s’attache à l’écriture proprement dite, notamment aux effets de style, à cet « espace » – si métaphorique soit-il – qui sépare lettre et esprit, signifiant et signifié. Genette rappelle ainsi que dans le langage littéraire en particulier, non seulement l’expression n’est pas toujours univoque mais que cette ambivalence au sein du texte y creuse un espace :

‘[...] elle ne cesse au contraire de se dédoubler, c’est-à-dire qu’un mot, par exemple, peut comporter à la fois deux significations, dont la rhétorique disait l’une littérale et l’autre figurée, l’espace sémantique qui se creuse entre le signifié apparent et le signifié réel abolissant du même coup la linéarité du discours.[...] C’est cet “ en même temps ”, cette simultanéité qui s’ouvre et le spectacle qui s’y fait voir, qui constitue le style comme spatialité sémantique du discours littéraire, et celui-ci, du même coup, comme un texte, comme une épaisseur de sens qu’aucune durée ne peut réellement épouser et moins encore épuiser. (p. 47)’

Cette polysémie propre au langage est exploitée tout particulièrement en littérature : nombre de linguistes ou de poéticiens opposent en effet le fonctionnement du langage dans une situation communicationnelle « ordinaire » et le fonctionnement de ce même langage dans un contexte littéraire. La transitivité vectorielle du premier qui suppose un unique signifié (du moins idéalement) contraste avec l’intransitivité du second qui autorise une prolifération de signifiés. Cette polysémie préexistante dans la langue n’est que peu ou pas exploitée du tout dans le premier cas, alors que le texte littéraire la réactive ou même la développe par des rapprochements inédits entre signifiants qui occasionnent par là même l’émergence de signifiés plus complexes avec la réactivation de sèmes supplémentaires. Ainsi, dans un grand nombre d’oeuvres, les plans de l’individuel et du « mythe », du littéral et du symbolique creusent deux « espaces » textuels en parallèle.

Chez des auteurs comme Lowry, cette multiplication des espaces tend vers une prolifération presque infinie et incontrôlable. On trouve dans Under the Volcano l’espace romanesque de la « Carte du tendre » jouxtant celui de la quête des « origines »65 mais aussi l’espace du parcours initiatique ou encore du roman d’apprentissage ou « Bildungsroman » qui avorte à la fois sur le plan politique et sur celui de la quête « existentielle ». L’espace déployé est par ailleurs une métaphore de la quête herméneutique qui va du labyrinthe et des dédales cabalistiques à la soif de connaissance héritée de Faust 66.

De même, dans Heart of Darkness, un certain discours hérité de la propagande et de l’idéologie impérialistes se voit « parasité » voire « dialogisé » par un discours sous-jacent qui fait renaître l’ambiguité et le pluriel au sein même d’une forme d’obédience monologique. Ses affinités avec le roman d’aventure, le récit de voyage et toute la tradition de l’ailleurs et de l’exotisme sont en fait déconstruites.

Dans Voss enfin, chaque personnage est construit comme une voix, un instrument, qui participe de la même symphonie mais dans une tonalité différente. Par ailleurs, le roman surprend par la multiplicité de tons et de modes qu’il utilise. Ainsi, Voss est tour à tour une épopée, une forme d’allégorie d’inspiration chrétienne, un roman réaliste et un récit qui annonce les interrogations postcoloniales des oeuvres de Harris, Rushdie ou encore Carey pour reprendre les exemples d’un critique reconnu de White :

Voss is White’s most important novel, one of the key novels to be written since the war. It is at once his most Australian novel and that which secures his status as an international modernist novelist. It is a national epic which looks back to the nineteenth century realist novel and forward to the metafictional novels of post-colonialism of Wilson Harris, Salman Rushdie and Peter Carey67. ’

Le roman est d’ailleurs déroutant à cet égard puisqu’il est divisé en différentes sections qui sont dédiées à la description parodique et satirique du monde bourgeois des Bonner ou bien, à l’inverse, aux envolées lyriques et aux méditations existentielles que suscite l’entrée dans le « bush » australien, et de nombreux passages semblent alors relever de l’allégorie68.

La dernière forme de spatialité identifiée par Genette peut être qualifiée d’intertextualité infinie, l’ensemble de l’oeuvre d’un même auteur ou même celui de toutes les oeuvres existantes formant comme un immense espace ou tissu de références possibles, « ‘la littérature comme un vaste domaine simultané que l’on doit savoir parcourir en tous sens’ 69 ». Là encore la métaphore de la structure comme « système de transformation »70 est un modèle éclairant. Il n’est que de voir les termes employés par Eliot pour définir le poids de la tradition et de l’intertextualité :

‘[...] what happens when a new work of art is created is something that happens simultaneously to all the works of art which preceded it. The existing monuments form an ideal order among themselves, which is modified by the introduction of the new (the really new) work of art among them. The existing order is complete before the new work arrives ; for order to persist after the supervention of novelty, the whole existing order must be, if ever so slightly, altered ; and so the relations, readjusted ; and this is conformity betwen the old and the new71.’

On retrouve les catégories de Piaget définissant la structure72 : « totalité » (« the whole »), « transformation » (l’ordre existant doit être modifié/» altered) et « autoréglage » (les relations doivent être ajustées/» adjusted »). C’est une forme de spatialité qui est fortement exploitée par Conrad, Lowry et White, que ce soit de manière voilée chez Conrad ou White, ou plus systématique, voire compulsive, chez Lowry. Une telle diversité de l’acception de la notion d’espace en littérature exige une certaine mise au point. Nous nous proposons de le faire au terme d’un parcours de la notion de spatialité littéraire depuis les thèses de Joseph Frank, qui est l’un des premiers à s’être interrogé sur la notion de « spatialité » littéraire.

Notes
35.

Gérard Genette, « Espace et langage », in Figures I, Paris : Seuil, Collection Points, 1966, pp. 101-108, et « La littérature et l’espace » in Figures II, Paris : Seuil, Collection Points, 1969, pp. 43-48.

36.

Ce sont les termes utilisé par Genette dans « La littérature et l’espace », op. cit., p. 47.

37.

Ricoeur définit ainsi mimésis I et III : « [...] une oeuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir. » (Paul Ricoeur, Temps et récit, Tome I, L’intrigue et le récit historique, Paris : Seuil/ Points, 1983, 404p, pp. 106-107.

38.

Genette, « La littérature et l’espace », op. cit., p. 44.

39.

Georges Matoré, L’espace humain, Paris : A. G. Nizet, 1976.

40.

Genette, « Espace et langage », op. cit., p. 103.

41.

Ibid., p. 29.

42.

Ibid., p. 22.

43.

Ibid., p. 20.

44.

« Méta-physique » n’est pas à prendre au sens philosophique de « suprasensible » pour utiliser une terminologie kantienne mais au sens d’interrogation sur le sensible. C’est un discours, un questionnement sur la réalité et non sur une quelconque surréalité ou transcendance.

45.

Joseph Conrad, « An Outpost of Progress » (©1898), Heart of Darkness and Other Tales, Oxford : Oxford University Press/World’s Classics, 1990, p. 6.

46.

Genette, op. cit., p. 44

47.

Ce mouvement de plongée sera analysé plus précisément dans la sous-partie « Ligne de vie et ligne biographique ».

48.

Cette image sera étudiée plus en détail dans la sous-partie « Dépassement d’une écriture de la séquence ».

49.

Cf Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape », Under the Volcano, Londres : Penguin, 1962, p. 33.

50.

« The artist speaks to our capacity for delight and wonder, to the sense of mystery surrounding our lives; to our sense of pity, and beauty, and pain; to the latent feeling of fellowship with all creation; and to the subtle but invincible conviction of solidarity that knits together the loneliness of innumerable hearts: to that solidarity in dreams, in joy, in sorrow, in aspirations, in illusions, in hope, in fear, which binds men to each other, which binds together all humanity—the dead to the living, and the living to the unborn » (The Nigger of the “Narcissus”, New York : Norton/ Norton Critical Edition, 1979, pp. 145-146, c’est moi qui souligne).

51.

« [...] My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel,—it is, before all, to make you see » (Ibid.).

52.

C’est une figure qui réapparaît à intervalles réguliers dans le roman et qui est, paradoxalement, à la fois symbolique d’une purification possible et d’une damnation consumée. L’ascension du volcan Popocatepetl est le rêve du Consul et il est tout particulièrement développé au début du chapitre V.

53.

Cette métaphore nodale de la main sera étudiée en détail dans la troisième partie consacrée aux rapports entre sujet et espace et sujet et langage, notamment dans la sous-partie « Le contact des mains ou l’expérience de l’altérité ».

54.

Gérard Genette, op. cit.

55.

Ibid., p. 44.

56.

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1976, pp. 170-171.

57.

Julia Kristeva, Le langage, cet inconnu. Une initiation à la linguistique. Paris : Seuil, 1981, 327 p., © SGPP, 1969, pp. 29-30.

58.

Genette, « La littérature et l’espace », op. cit., p. 46.

59.

Jean Piaget définit comme suit la structure : « En première approximation, une structure est un système de transformations, qui comporte des lois en tant que système (par opposition aux propriétés des éléments) [...] » (Le structuralisme, Paris : PUF/Que sais-je ?, 1979 (©1968), pp. 6-7).

60.

Saussure, op. cit., p. 173.

61.

Ibid., p. 174.

62.

C’était un écrivain très apprécié de Conrad.

63.

Cette citation est tirée de la préface de Henry James à Roderick Hudson, in William Veeder et Susan Griffin (éds.), The Art of Criticism, Henry James on the theory and the practice of fiction, Chicago : University of Chicago Press, 1986, p. 259. C’est moi qui souligne.

64.

Ibid., pp. 260-261, c’est moi qui souligne.

65.

Le terme « origines » est à prendre au sens où l’entend Marthe Robert dans Roman des origines et origine du roman, Paris : Grasset, 364p.

66.

Les références à Faust sont très nombreuses et le critique Ackerley n’en repère pas moins de 43 entre The Tragical History of Doctor Fautus de Marlowe et Faust de Goethe (Chris Ackerley et Lawrence Clipper, A Companion to Under the Volcano, Vancouver : University of British Columbia Press, 1984). L’une des trois épigraphes de Under the Volcano est d’ailleurs tirée du Faust de Goethe : « Wer immer strebend sich bemüht, den können wir erlösen. » Les parallèles entre le Consul et Faust sont très nombreux car ils hésitent tous deux entre salut et damnation et choisissent la damnation dans l’espoir d’obtenir un savoir absolu.

67.

Mark Williams, Patrick White, Londres : Macmillan/ Macmillan Modern Novelists, 1993, p. 60.

68.

Mark Williams va jusqu’à dire que cette dichotomie volontairement poursuivie tout au long du roman donne l’impression que deux types de romans ont été placés l’un à côté de l’autre :

« Formally, Voss gives the appearance of being two radically different kinds of novels placed uneasily side by side. The first deals realistically with the rise of a bourgeois family. [...] Its favourite mode is comedy of manners, its preferred narrative stance involves an intrusive contempt for its characters.

The second ‘novel’ deals allegorically with Voss’s expedition into the heart of the country.[...] Here the style is high, tortuous, and dense; the narrator’s favourite stance is that of a detached wisdom signalled by the gnomic sayings he drops into the narrative. » (Ibid., p. 60).

69.

Genette, « La littérature et l’espace », op. cit., p. 48.

70.

Il s’agit de la définition que donne Piaget de la structure (Le structuralisme, Paris : PUF/Que sais-je ?, 1979 (©1968), pp. 6-7).

71.

T. S. Eliot, « Tradition and the Individual Talent », (1919), reproduit dans Peter Faulkner (éd.) A Modernist Reader, Modernism in England, 1910-1930, Londres : B. T. Batsford Ltd, 1986, 171p, p. 86.

72.

« Une structure comporte trois caractéristiques : de totalité, de transformation et d’autoréglage », (Jean Piaget, Le structuralisme, Paris : PUF/Que-sais-je ?, 1970 (©1968), p. 7.