011IV. LA TEMPORALITÉ : UNE NOTION SOUVENT MAL DÉFINIE

La temporalité telle qu’elle apparaît au début du siècle est déjà très différente de celle que concevait Lessing. Si Frank sous-entend très souvent par « temporalité » une progression linéaire, continue et orientée du passé vers le présent, il reste néanmoins qu’une telle définition est dépassée et trompeuse. Si l’on essaie de définir comment la temporalité est perçue par le sujet, on constate que passé, présent et futur se mêlent dans le flux de la conscience ; ils sont là aussi perçus comme « simultanés », c’est-à-dire comme « spatiaux » au sens où Frank l’entend. En outre, de nouvelles formes de temporalité comme l’atemporalité ou la dislocation temporelle apparaissent. L’atemporalité correspond à ces moments de réflexion intense où passé, présent et anticipation du futur se mêlent, tandis que la dislocation temporelle en est un autre aspect au sens où l’homme qui pense, se souvient, ou bien rêve, ne sait plus à quel temps il « appartient ». La révolution qui affecte notre appréhension du temps est due avant tout à cette nouvelle temporalité du flux de conscience. On s’attache au XXe siècle non pas au temps en soi mais à la manière dont il est perçu, suivant en cela la voie ouverte par Kant pour qui le temps et l’espace ne sont pas tant des réalités physiques que des formes a priori de la perception. Mais alors que pour Kant la perception de l’espace et du temps était innée et indépendante de toute situation particulière, de toute expérience « vécue », le XXe siècle réhabilite les sensations de l’instant, du « hic et nunc126 ». Michel Raimond décèle en effet au tournant du siècle une véritable « métamorphose du roman » qui reflète « ‘une obsession de la vie, non pas contée mais directement saisie, une passion de l’instant, un culte du hic et nunc conduis[ant] au désir de susciter par des mots l’épaisseur d’une situation vécue [...]’ 127 ». Or, nous ne pouvons percevoir et exprimer le temps autrement que spatialement, comme Mitchell se plaît à nous le rappeler : ‘« [...] spatial form is the perceptual basis of our notion of time, [...] we literally cannot “tell time” without the mediation of space’ »128.

C’est bien cette appréhension spatiale du temps que Bergson déplore et qu’il n’a cessé de dénoncer à partir de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Il y voit le résultat d’une fâcheuse « ‘confusion préalable de la durée avec l’étendue, de la succession avec la simultanéité, de la qualité avec la quantité’ »129. S’il reconnaît en passant qu’une telle assimilation du temps à l’espace est tentante, il en souligne les limites et les dangers. Ainsi, la métaphore du temps envisagé comme une ligne lui semble acceptable mais trompeuse car elle risque d’oblitérer son caractère irréversible : « ‘le temps n’est pas une ligne sur laquelle on repasse’ »130. Représenter le temps par de l’espace est donc possible à la seule condition qu’il s’agisse du passé : « ‘« Le temps peut-il se représenter par de l’espace ? » [...] oui, s’il s’agit du temps écoulé ; non, si vous parlez du temps qui s’écoule’ »131. Cette distinction entre représentation du temps passé et du temps présent est essentielle car, contrairement au XIXe siècle qui s’était donné le passé comme temps de prédilection, véritable « système de sécurité »132 d’un temps tout tracé, délimité et révolu, le XXe s’intéresse plus particulièrement au temps élusif, intermittent et imprévisible de la latence. Conrad, Lowry et White hésitent constamment entre ces deux formes de temporalité. C’est bien cette volonté de « verrouiller » le temps dans un passé qui ne bougera plus et auquel on pourra donner une forme « distincte » et « précise » que Bergson reproche à la spatialisation du temps :

‘Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace. En d’autres termes, le langage exige que nous établissions entre nos idées les mêmes distinctions nettes et précises, la même discontinuité qu’entre les objets matériels133.’

Lorsque Frank parle de forme spatiale dans l’oeuvre, il n’envisage pas une forme géométrique immuable que l’on puisse tracer à l’avance mais bien au contraire une succession de mots dont la configuration est parfaitement imprévisible contrairement aux « objets matériels », une configuration qui se dessine au fur et à mesure de la lecture. La forme spatiale insiste sur la continuité bien plus que sur la discontinuité mais une continuité qui ne soit pas successive mais transversale, plus paradigmatique que syntagmatique. En ce sens, la forme spatiale est assez proche de la durée bergsonnienne composée d’éléments qui s’interpénètrent au lieu d’être distincts. Cela peut paraître paradoxal mais Frank n’a en réalité jamais prétendu faire disparaître la temporalité ; c’est bien plutôt la découverte d’une nouvelle temporalité, celle du flux de la conscience ou encore de la lecture, qui exige une appréhension nouvelle qui renie une approche temporelle avant tout centrée sur la chronologie et la succession d’instants distincts.

Le risque, c’est de privilégier une approche spatialisante qui tende à pétrifier les phénomènes dans une simultanéité supposée figée, alors que, comme l’a montré Bergson, les différents moments du temps et par conséquent de la lecture s’interpénètrent plus qu’ils ne s’hypostasient en instants privilégiés. De plus, ce qui caractérise une oeuvre littéraire, c’est sa mobilité contrairement à « l’immobilité » que produit une approche trop exclusivement spatialisante :

‘Ces deux éléments, étendue et durée, la science les dissocie quand elle entreprend l’étude approfondie des choses extérieures. Nous croyons avoir prouvé qu’elle ne retient de la durée que la simultanéité, et du mouvement lui-même que la position du mobile, c’est-à-dire l’immobilité. La dissociation s’opère ici très nettement, et au profit de l’espace134.’

La spatialité envisagée par Frank correspond à celle que Genette identifie comme celle propre à tout texte, à « l’espace du livre »135 appréhendé idéalement dans sa totalité immédiate. Le terme clé qu’utilise Frank dans ses analyses d’oeuvres « spatiales » (Flaubert, Joyce, Proust) est celui de « simultanéité » : il s’agit de présenter un ensemble intellectuel et affectif à un instant donné pour reprendre la définition de l’image avancée par Pound : « ‘“An image”, Pound wrote, “is that which presents an intellectual and emotional complex in an instant of time”’ »136. Une image, c’est donc un ensemble dans son unité globale indépendamment de l’approche progressive et unidirectionnelle d’une lecture orientée d’un mot vers le suivant, d’une phrase vers la suivante. A une esthétique de la successivité, les modernistes semblent préférer une esthétique de l’unité « organique ». Nous utilisons délibérément ici le terme « organique » au sens où Frank l’utilise pour qualifier le souci qu’ont les modernes de former de nouveaux ensembles : ‘«[f]or [them], the distinctive quality of a poetic sensibility is its capacity to form new wholes, to fuse seemingly disparate experiences into an organic unity ’»137. « Unité organique » en ce sens ne veut pas dire image de plénitude ou de complétude mais existence d’une forme de cohérence de l’oeuvre comme celle que l’on trouve dans un poème. Un passage qui transcrirait les pensées désordonnées d’un personnage pourrait être qualifié d’organique au sens où il respecte une logique « organique » d’association d’idées tout en étant marqué par la fragmentation : la cohérence ou encore l’unité du passage serait celle du courant de conscience. Frye rappelle d’ailleurs qu’il ne s’agit pas tant d’une unité, d’un ensemble mais d’unités et d’ensembles, autrement dit d’îlots de sens et de signification. Comprendre un poème n’est pas seulement considérer le tout d’un poème mais savoir identifier les différents éléments qui peuvent fonctionner comme un tout :

‘Works of literature also move in time like music and spread out in images like painting. The word narrative or mythos conveys the sense of movement caught by the ear, and the word meaning or dianoia conveys, or at least preserves, the sense of simultaneity caught by the eye. We listen to the poem as it moves from beginning to end, but as soon as the whole of it is in our minds at once we “see” what it means. More exactly, this response is not simply to the whole of it but a whole in it: we have a vision of meaning or dianoia whenever any simultaneous apprehension is possible.138.’

Et pourquoi pas non plus « a hole in it », puisque s’il existe bien une forme spatiale récurrente dans l’écriture moderne, c’est celle du trou, de la faille ou de la béance. L’» unité organique » d’un roman peut donc fort bien consister en une utilisation systématique des figures de la fragmentation. Les modernes ne créent pas là une esthétique radicalement nouvelle mais ils mettent l’accent sur un aspect souvent négligé de la littérature et du langage, sa réflexivité et son unité interne au delà des enchaînements purement syntagmatiques, fut-elle de pure discontinuité.

Si le XXe siècle est bien une période d’inquiétudes existentielles et si de telles incertitudes ont donné lieu à certaines oeuvres dont la mécanique bien huilée pouvait paraître rassurante et de l’ordre du « mythique », il n’en reste pas moins qu’un tout aussi grand nombre d’oeuvres, voire bien supérieur, témoigne d’un tel malaise par des représentations spatiales du chaos, du vide, et de l’errance. La cohérence de l’oeuvre ne sera pas alors à chercher dans des représentations spatiales qui feraient figure d’archétypes « mythologisants » mais dans le texte lui-même, sa façon de présenter des figures de la perte de maîtrise, de la disparition des repères, temporels et causaux bien sûr mais aussi parfois spatiaux. Une « forme spatiale » peut donc fort bien présenter un vide, tant au niveau du signifié que du signifiant : le « ciel bas et lourd » qui « pèse comme un couvercle »139 sur le Golfo Placido n’est-il pas une « forme spatiale » d’un malaise existentiel ? La force et la cohérence d’une « forme spatiale » ne sont pas à trouver en dehors d’elle, dans un schéma qui lui serait préexistant et surimposé de l’extérieur par une instance auctoriale qui contrôlerait les rouages de son oeuvre mais bien en elle-même, dans le jeu de ses signifiants, quitte à ne trouver qu’une unité du discontinu, un ordre du désordre ou une forme de l’informe ! Le roman moderne est tout sauf un roman à clef : tout au plus est-il un roman à multiples clés dans un dédale de portes successives ou juxtaposées.

En conclusion, les analyses de Joseph Frank sur la forme spatiale se sont inscrites dans une réflexion plus générale sur le temps et le fait que sa perception ainsi que son expression passent le plus souvent par des intuitions et des termes « spatiaux » comme Bergson l’a montré. Joseph Frank a le mérite d’en avoir tiré des conclusions sur les rapports synchroniques et diachroniques au sein de l’oeuvre et en cela il était très proche des recherches linguistiques menées par Saussure et Jakobson, qui pour leur part, étudiaient ces rapports dans une perspective plus générale, celle du signe.

Notes
126.

Cf infra.

127.

Michel Raimond, La Crise du roman, Des lendemains du Naturalisme aux années 20, Paris : José Corti, 1985, 539p, p. 14.

128.

Mitchell, op. cit., p. 542.

129.

Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris : PUF/Quadrige, 1997 (©1927), « Avant-propos ».

130.

Ibid., p. 119.

131.

Ibid., p. 145.

132.

Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Seuil, Points/Essais, 1953, p. 27.

133.

Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., « Avant-propos ».

134.

Ibid., p. 149.

135.

Genette, « La littérature et l’espace », op. cit., p. 46.

136.

Frank, « Spatial Form in Modern Literature », op. cit., p. 226.

137.

Ibid., p. 227. Nous verrons néanmoins qu’il ne s’agit pas chez Conrad, Lowry et White, d’unité organique au sens traditionnel du terme, celui d’une unité et d’une complétude toutes romantiques construites autour du sujet percevant mais d’une unité dont « l’organicité » accepte le discontinu, la rupture, la béance.

138.

Frye, Anatomy of Criticism, op. cit., pp. 77-78.

139.

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

(Charles Baudelaire, « Spleen LXII » in Les fleurs du mal, Paris : Librairie générale française/Le livre de poche, 1972, p. 92).