011V. SPATIALITÉ ET TEMPORALITÉ LITTÉRAIRES : IMPORTANCE DU SIGNE ET DU SIGNIFIANT

Frank, dans un nouvel article sur la question, « Spatial Form: Some Further Remarks », constate en effet que ses théories vont dans le même sens qu’un grand nombre de recherches de l’époque sur le langage et la spécificité du texte littéraire et qu’elles doivent par conséquent s’inscrire dans ce mouvement d’ordre plus général : « ‘Spatial form, so far as I can judge, is at present in the process of being assimilated into a much more general theory of the literary text’ »140. Au début du XXe siècle, les formalistes russes se penchent, comme leur nom l’indique, sur les problèmes de la « forme » littéraire : y-a-t-il une structure commune à un ensemble de textes, comment les unités de texte s’enchaînent-elles les unes aux autres ? Propp s’intéresse plus particulièrement aux contes et il trouve des archétypes formels récurrents. Il faut noter cependant que de tels textes sont extrêmement codés et il n’est pas certain qu’une telle recherche se révèlerait aussi fructueuse pour d’autres textes même si des structuralistes comme Greimas ont tenté de le faire plus tard, pour le théâtre en particulier. A la même époque, Saussure puis Jakobson s’intéressent au signe et spécialement au signe littéraire. Ce que Frank appelle « logique spatiale »141 s’apparente à ce que Jakobson appellerait ensemble de rapports « paradigmatiques » ou encore « associatifs », un terme saussurien à l’origine142. Cependant ces rapports associatifs ou encore paradigmatiques sont virtuels et ils ne sont véritablement actualisés qu’au bénéfice d’un certain environnement textuel : dans le cas d’une logique spatiale au sein d’un texte, ce sont des rapports actualisés par la résonance d’un élément linguistique ou d’une « unité de texte »143 dans un énoncé particulier, et non pas des rapports infinis. N’oublions pas en effet, qu’à l’inverse du rapport syntagmatique qui s’effectue in praesentia, le rapport paradigmatique « unit des termes in absentia », non plus dans une « présence » de voisinage sur la page mais dans « l’absence » de la mémoire :

‘Le rapport syntagmatique est in praesentia ; il repose sur deux ou plusieurs termes également présents dans une série effective. Au contraire le rapport associatif unit des termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle144. ’

Si l’on prend par exemple le terme de « wilderness », celui-ci appellera des associations dans le roman conradien qui ne sont pas celles que ce même terme entraînera dans un roman de Hawthorne non seulement parce que le référent ne sera pas le même pour un Américain que pour un Anglais mais surtout parce que les mots, les phrases, les paragraphes des deux romans seront différents, tout comme leur enchaînement. De plus, les rapports associatifs ou encore les relations paradigmatiques potentielles seront changées, du fait que les deux textes se placent dans une tradition littéraire et culturelle différente et donc un code linguistique et des références culturelles dissemblables. Ainsi le Don Quichotte, ou du moins une partie de celui-ci, supposé être écrit par un certain Pierre Ménard au XXe siècle prend-il une toute autre signification que l’original écrit par Cervantès au XVIIe siècle :

‘Le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques, mais le second est presque infiniment plus riche. (Plus ambigu, diront ses détracteurs ; mais l’ambiguïté est une richesse)145. ’

Les rapports paradigmatiques virtuels au sein du texte étant infléchis par l’environnement culturel et historique, les rapports paradigmatiques effectivement actualisés par le lecteur sont susceptibles de changer avec le contexte dans lequel il se trouve. Ainsi, à propos de Under the Volcano, on ne peut s’empêcher de penser à l’influence du cinéma naissant sur le bouleversement du syntagme du roman, les effets de collage, de travelling, ou de raccords. De même, des textes tels que La Divine Comédie, Faust, ou encore Don Quichotte informent le roman en profondeur. Il en est de même pour ce qui est de la personnalité et de la culture personnelle du lecteur : c’est ce qui fait que la critique est multiple et infinie. Si le XXe siècle est un siècle à dominante « spatiale », c’est aussi un siècle où de nombreux écrivains ont été attirés par des espaces vierges, en marge, mystérieux, et le lecteur de Voss verra ainsi son intérêt pour le « bush » d’autant plus stimulé. Les diverses représentations livresques du désert avec lesquelles il a pu se familiariser lui dessinent un horizon d’attente qui sera confirmé ou bien déçu. Entre Le Rivage des Syrtes de Gracq, Désert de Le Clézio, Le Désert des tartares de Buzzati, The English Patient de Ondaatje, Dusklands de Coetzee, il semble qu’une forme spatiale du désert ou d’un espace en déshérence sur le plan du signifié, et peut-être aussi de l’écriture, se mette en place au XXe siècle depuis le Wasteland d’Eliot jusqu’à nos jours. Une forme spatiale, c’est une structure qui se dessine au fur et à mesure de la lecture d’un texte non pas simplement par ajout successif de syntagmes mais aussi par associations entre des épisodes, des mots soit différents soit parallèles, des unités de texte qui se répondent et sont interdépendantes, voire des textes qui entrent en résonance. Le texte est un système dans lequel, comme dans le système de la langue pour Saussure, une unité n’a de sens que par rapport aux autres et c’est cela, semble-t-il, que Frank avait pressenti et voulu souligner. Il n’est pas tant fait d’événements, d’actions, autant de termes qui évoquent une vision linéaire et référentielle de la littérature que de « valeurs » au sens saussurien du terme :

‘[...] nous surprenons donc, au lieu d’idées données d’avance, des valeurs émanant du système. Quand on dit qu’elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d’être ce que les autres ne sont pas.146

Ce que Frank a dénommé « forme spatiale », c’est toute structure textuelle qui, au lieu de développer des rapports différentiels sur un plan presque exclusivement linéaire et syntagmatique, les développe aussi et surtout sur un plan paradigmatique. Ainsi dans Heart of Darkness, la progression linéaire le long du fleuve pour pénétrer progressivement dans la « wilderness » n’est pas aussi importante que le fait, par exemple, que les associations multiples (rapports paradigmatiques) de « wilderness » à d’autres termes viennent brouiller les cartes : la « wilderness » est tantôt associée à l’obscurité, tantôt à la clarté, tantôt à l’obscurantisme, tantôt à la vérité. L’expédition est tantôt qualifiée de descente, tantôt de remontée. Mais ces paradoxes apparents ne sont contradictoires que du fait que chaque nouvel élément du texte, phrase ou mot, vient transformer le système précédent. Là encore, on est très proche des remarques de Saussure sur le système de la langue mais qui valent aussi pour n’importe quel système, notamment celui des échecs, comparaison sur laquelle il s’appuie pour annoncer la conclusion suivante :

‘a) Chaque coup d’échecs ne met en mouvement qu’une seule pièce ; de même dans la langue les changements ne portent que sur des éléments isolés.
b) Malgré cela le coup a un retentissement sur tout le système ; il est impossible au joueur de prévoir exactement les limites de cet effet. Les changements de valeurs qui en résulteront seront, selon l’occurrence, ou nuls, ou très graves, ou d’importance moyenne147.’

En fait, à la lecture de chaque nouvelle phrase ou même de chaque mot supplémentaire, le lecteur doit réajuster son approche car le système textuel en a été transformé. Cela revient à dire comme le disait Blanchot que l’unité, le « centre » du roman n’a pas disparu mais qu’il s’est modifié. La forme spatiale n’est pas une forme fixe mais plutôt un centre d’attraction au sens où Blanchot l’entendrait, un centre « non pas fixe, mais qui se déplace » :

‘Un livre, même fragmentaire a un centre qui l’attire, centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition. Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritable, en restant le même et en devenant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux148.’

Or, rapports syntagmatiques et paradigmatiques sont indissociables au sein du langage. On voit donc dès maintenant que l’intuition fondamentale de Frank n’est valable que si l’on reconnaît qu’elle s’inscrit dans une nouvelle approche du langage qui n’abolit pas pour autant ce qu’il appellerait les rapports « temporels », ceux de voisinage ou encore « syntagmatiques » ; il ne s’agit pas d’abolir la dimension « temporelle-syntagmatique » de l’écriture mais d’en privilégier la dimension « spatiale-paradigmatique ». Nous verrons alors en quoi le syntagme devient comme « parasité » par le paradigme. De plus, en ce qui concerne le signifié, cela ne veut pas dire qu’une oeuvre moderne privilégiera forcément la présentation d’espaces ou de problématiques spatiales comme le voyage, l’exploration ou la quête au détriment d’une approche temporelle. Mais assurément, l’approche et du temps et de l’espace dans les oeuvres de la modernité diffère de celle du siècle précédent. Cela ne veut pas dire que le temps disparaît au profit de l’espace, mais qu’une autre temporalité se met en place, une temporalité qui explore les possibilités de spatialisation du temps et de la mémoire.

Essayons de résumer ce en quoi Frank pouvait qualifier une grande partie de la littérature moderne de « spatiale » : elle remet en cause les règles considérées comme essentielles de la temporalité du langage, telles que l’élaboration d’enchaînements visant à renforcer la linéarité et la continuité du récit, prône une finalité qui ne s’affirme pas dans le résultat final au terme d’une progression « temporelle » mais dans cette progression même, dans « l’espace » ainsi déployé qu’il soit d’ailleurs à proprement parler spatial ou temporel. Et pour finir, elle récuse le fonctionnement exclusivement linéaire et transitif du signifiant et par conséquent de la littérature.

Il sera donc question, dans un premier temps, d’analyser la remise en cause d’une ligne logico-temporelle héritée d’Aristote. La ligne et la séquence qui sont deux figures privilégiées de ce type de romans nous serviront de fil conducteur pour explorer différents modèles de structuration narrative d’obédience logico-temporelle et l’écart qui caractérise l’écriture de Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss par rapport à ces modèles. Les différentes déclinaisons du paradigme de la ligne seront analysées successivement : ligne logique et narrative, ligne des origines ou téléologique, ligne initiatique et herméneutique, et enfin ligne organique.

Il s’agira dans un deuxième temps de se pencher sur l’espace tant représenté que signifiant et sur le fonctionnement « spatial » des oeuvres étudiées. Nous essaierons de montrer dans quelle mesure le renoncement à une écriture logico-temporelle calquée sur une écriture à vocation référentielle et transitive se traduit par une écriture non plus linéaire mais étoilée, et dont les articulations ne sont plus logiques ou temporelles mais se font à partir des lieux, du regard et de la voix. Par ailleurs, il sera intéressant d’analyser la figure de l’étoilement dans l’écriture elle-même, dans le rayonnement du signifiant.

Dans un dernier développement se posera alors la question de la position du sujet, narrateur ou lecteur, vis-à-vis de signes qui lui échappent. Du fait que le signifiant n’a pas d’ancrage autre que celui qu’on veut bien lui donner, c’est bien son utilisation, sa position dans le discours et par rapport aux intervenants de l’interlocution, qui lui donnera son sens. Si le sens n’est plus à trouver au bout d’une démarche linéaire et logico-temporelle, s’il se perd dans l’étoilement des points de vue, des voix et des réseaux signifiants, qu’en est-il de la position de sujet et de lecteur ?

Notes
140.

Joseph Frank, « Spatial Form: Some Further Reflections », Critical Inquiry, XXX, p. 279.

141.

Longtemps après avoir écrit « Spatial Form in Modern Litterature » et alors que la polémique que l’article avait suscité battait encore son plein, Frank décide de revenir sur ses vues premières non pas pour les renier mais pour les expliciter et les replacer dans leur contexte. Il publie alors un article à cet effet : « Spatial Form: Some Further Reflections ». Il n’est pas fortuit qu’il décide à ce moment-là de remplacer le terme de « forme spatiale » par celui de « logique spatiale » (« Spatial Form: Some Further Reflections », in Critical Inquiry, vol. 5 (1978), pp. 275-290, p. 280), qui évoque le même dynamisme que le terme de structure que nous avions proposé un peu plus haut.

142.

Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 174, cf supra, notes 60 et 61.

143.

Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, 2. Poétique, Paris : Seuil, Point/Essais, 1968, 113p., p. 75.

144.

Saussure, op. cit., p. 171.

145.

Jorge Luis Borges, Fictions, Paris : Gallimard, 1983 (©1957), 185 p., p. 49.

146.

Saussure, op. cit., p. 162.

147.

Ibid., p. 126.

148.

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, exergue.