011CHAPITRE II : LA LIGNE ET L’ERRANCE

Comme nous l’avons vu dans notre chapitre d’introduction, Frank n’a pas tant cherché à démontrer l’émergence d’une nouvelle logique qu’il aurait appelée « spatiale », qu’à souligner la disparition progressive d’une autre dynamique, logico-temporelle, qui associait progression temporelle, progression de l’intrigue et déroulement d’une logique causale. Dans ce chapitre, il sera donc moins question d’une mise en place d’une logique spatiale que d’une prise de distance vis-à-vis d’une ligne causale, logique et téléologique à laquelle le XIXe siècle avait offert ses heures de gloire. Comme le souligne Frank, les textes modernes cherchent alors à substituer à la ligne logico-temporelle de l’histoire une autre figure qu’il dénomme « forme spatiale ». Mais contrairement à ce qu’affirmait Frank pour des modernes tels que Joyce, Pound et Eliot, chez Conrad, Lowry et White, la figure du mythe n’est pas la solution adoptée sinon de manière partielle et fortement teintée d’ironie149. Pourquoi parler d’une ligne logico-temporelle plutôt que d’une logique causale et temporelle ? C’est, tout d’abord, que cette métaphore de la ligne est un puissant outil heuristique, comme l’a noté le critique Hillis Miller dans son ouvrage Ariadne’s Thread, Storylines 150. Cette métaphore permet en effet d’aborder la plupart des sujets essentiels de la narratologie, personnages, intersubjectivité, narrateur, temps, mimésis : ‘« the line can lead easily to all the other conceptual problems I have mentioned: character, intersubjectivity, narrator, time, mimesis, and so on’ »151. Par ailleurs, la métaphore de la ligne est propre à une écriture que nous avons qualifiée de logico-temporelle. Hillis Miller en donne une définition éclairante qui sera développée tout au long de cette première partie :

‘One can see that the line image, in whatever region of narrative terms it is used, tends to be logocentric, monological. The model of the line is a powerful part of the traditional metaphysical terminology. It cannot easily be detached from these implications or from the functions it has within that system. Narrative event follows narrative event in a purely metonymic line, but the series tends to organize itself or to be organized into a causal chain. The chase has a beast in view. The end of the story is the retrospective revelation of the law of the whole. That law is an underlying “truth” that ties all together in an inevitable sequence revealing a hitherto hidden figure in the carpet. The image of the line tends always to imply the norm of a single continuous unified structure determined by one external organizing principle. This principle holds the whole line together, gives it its law, controls its progressive extension, curving or straight, with some arché, telos, or ground. Origin, goal, or base: all three come together in the gathering movement of the logos. Logos in Greek meant transcendent word, speech, reason, proportion, substance, or ground. The word comes from legein, to gather, as in English collect, legislate, legend, or coil152. ’

Les catégories que Hillis Miller dresse ici correspondent à ce que nous appellerons la ligne logique et narrative (« ‘narrative event follows narrative event in a purely metonymic line, but the series tends to organize itself or to be organized into a causal chain’ ») et la ligne des origines ou téléologique ‘(« one external organizing principle [...] hold[ing] the whole line together, giv[ing] it its law, control[ling] its progressive extension, curving or straight, with some arché, telos, or ground » ; « Origin, goal, or base ’»). Qu’est-ce que cette mystérieuse ligne logique et narrative qui vient structurer le roman sinon l’intrigue ou le « plot » ? Voici la définition qu’en donne Brooks dans son chapitre d’introduction à Reading for the Plot, Design and Intention in Narrative :

‘This is a book about plots and plotting, about how stories come to be ordered in significant form, and also about our desire and need for such orderings. Plot as I conceive it is the design and intention of narrative, what shapes a story and gives it a certain direction or intent of meaning. We might think of plot as the logic or perhaps the syntax of a certain kind of discourse, one that develops its propositions only through temporal sequence and progression [...] Our common sense of plot [...] has been moulded by the great nineteenth century narrative tradition that, in history, philosophy, and a host of other fields as well as literature, conceived certain kinds of knowledge and truth to be inherently narrative, understandable (and expoundable) only by way of sequence, in a temporal unfolding 153. ’

Cette définition du « plot » est très proche de « l’ordre logique et temporel » défini par Todorov, un ordre fondé sur la « chronologie » et la « causalité »154, même si chez Brooks l’accent porte plus sur la finalité que la causalité (« intention », « intent of meaning »). Elle s’inscrit dans le droit fil d’une théorie héritée d’Aristote selon laquelle c’est l’action qui est à l’origine de l’intrigue. Aristote affirme en effet que le « but visé » par la tragédie est l’action :

‘De fait, le spectacle [de la tragédie] englobe tout : caractères, histoire, expression et chant, ainsi que la pensée. Cependant, la plus importante de ces parties est l’agencement des actes accomplis, puisque la tragédie imite non des hommes, mais l’action, la vie (le bonheur et le malheur résident eux aussi dans l’action et la fin que nous visons est une action, non une qualité [...] De plus, sans action il ne saurait y avoir de tragédie, alors qu’il peut y en avoir sans caractères155.’

Par extension, Ricoeur suggère que c’est aussi le but visé par le roman traditionnel. Frank rappelle d’ailleurs fort à propos que d’après Lessing, l’action doit être prédominante dans le domaine littéraire puisqu’elle correspond, bien plus que la description, au médium linéaire et temporel qu’est le langage : ‘« Lessing had advised poets to prefer action to description, and not to dwell on picturesque details, because action harmonised better with the linear-temporal character of language’ »156.

A l’inverse, le roman à dominante spatiale s’écarte de ce modèle justement en ce que sa finalité n’est pas l’action et qu’il semble même soustrait à toute forme de finalité. C’est pourquoi même si les termes utilisés par Brooks pour définir le « plot » sont spatiaux au sens commun du terme (« form », « ordering », « shape »), certains d’entre eux ne sont pas « spatiaux » au sens où ce terme a été défini plus haut en référence aux théories de Frank : les mots « direction », « design » et « intention » sont trop intimement liés à l’ordre de la finalité. Or, ce qui caractérise les romans de Conrad, White et Lowry, c’est le refus d’une dynamique spatiale toute tracée vers un but, dont l’» intention » soit prédéterminée : il y a bien une « tension » vers quelque chose (« in-tendere ») mais l’» ob-jectif » (« mettre sous les yeux ») n’est pas objectivable au sens de « pré-visible », susceptible d’être « sous le regard », c’est-à-dire visualisable. Ce sont des romans dont l’» obje(t)-ctif » échappe parce qu’il n’ont justement pas d’» objet »157. On ne pourrait les soumettre au schéma actanciel de Greimas qu’à la condition de laisser une place vide au niveau de l’objet158. Si le primat de l’action et de la finalité n’est plus valable pour le roman à dominante spatiale, ce renversement s’accompagne d’un autre changement : l’action devient problématique et l’accent se pose sur la perception plus que sur le fait lui-même.

Ainsi Forster souligne dans Aspects of the Novel le fossé qui sépare « l’imitation d’action » ou le « plot » de cette « vie secrète que chacun de nous vit en privé »159. En cela, il exprime les vues du mouvement moderniste dont Conrad peut être considéré comme un précurseur incontournable. Quant à Lowry et White, ils explorent tous deux à leur manière cette « vie secrète que chacun de nous vit en privé », vie intérieure dont les méandres et les arcanes constituent le coeur de leurs romans. L’alternative n’est pas tant entre logique temporelle et logique spatiale mais plutôt entre une logique du « plot » qui en respecte les exigences logico-temporelles et une nouvelle forme de « plot » qui n’obéisse plus à ces dernières et se tourne vers un agencement plus en accord avec la façon dont la vie et les actions sont perçues par une conscience particulière. En effet, le début du XXe siècle voit la remise en cause des notions de sujet, de temps et de vérité qui font qu’on ne croit plus aux ‘« structures sur lesquelles on vivait’ »160. Puisque l’objet de la quête échappe, ne reste que la « tension » et non l’» in-tention », un itinéraire dont le « dessin » ne soit pas structuré par un « dessein ». Il ne faudra donc pas seulement montrer que la séquence et la progression temporelle caractéristiques du « plot » traditionnel sont bouleversées par une composition spatiale mais que cette dernière correspond à une vision neuve des rapports de l’homme et du monde. Ainsi la prédilection pour le temps présent, pour l’instant, pour la latence, devra-t-elle être interrogée en rapport avec l’abandon de la formule début-milieu-fin ou encore passé-présent-futur. Le mode de réorganisation spatiale du « plot » correspond à ce que Hegel appellerait une nouvelle « Weltanschauung » chez Conrad, Lowry et White qui s’inscrit dans un véritable bouleversement épistémologique au tournant du siècle. Peut-être le terme de « Weltanschauung » est-il d’ailleurs trompeur car une telle rupture épistémologique remettait aussi en cause dans une certaine mesure toute forme d’interprétation du monde.

Nous verrons donc dans quelle mesure le roman moderne tel qu’il apparaît chez Conrad, Lowry et White transforme la ligne logique et narrative réglée sur un agencement logico-temporel caractéristique du roman classique. Nous examinerons ensuite la question d’une possible survivance de la ligne chronologique et biographique caractéristique du roman de formation. Nous nous interrogerons dans un troisième temps sur l’existence ou non d’une ligne initiatique, herméneutique ou mystique dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss. Il s’agira en dernier lieu d’étudier la ligne organique et ses ramifications chez Conrad, Lowry et White.

Notes
149.

Pour plus de détails sur cette question, se référer à la note 75.

150.

John Hillis Miller, Ariadne’s Thread, Storylines, New Haven et Londres : Yale University Press, 1992.

151.

Ibid., p. 5.

152.

Ibid., p. 18. Ces quelques lignes sont manifestement très inspirées de Derrida et notamment de l’article sur « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » que Miller ne cite pourtant pas, peut-être parce que l’ouvrage est devenu un classique (Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris : Seuil/Point/Essais, 1967, pp. 409-428).

153.

Peter Brooks, Reading for the Plot, Design and Intention in Narrative, Oxford : Oxford UP, 1984, 363p., préface, pp. XI-XII, c’est moi qui souligne.

154.

Tzvetan Todorov déclare ainsi que l’» ordre logique et temporel » obéit au « principe de causalité en s’inscrivant dans une certaine chronologie » (cf supra, note 93).

155.

Aristote, La Poétique, trad. du grec par Michel Magnien, Paris : Le livre de poche/Classiques de poche, 1450a, 16-24.

156.

Joseph Frank, « Spatial Form: Further Reflections », Critical Inquiry, hiver 1978, p. 282.

157.

« Objet » est ici à prendre au sens de thème, de matière ou encore de « sujet » prédéterminés. En ce sens, les romans de Conrad, White et Lowry s’inscrivent dans une lignée de romans modernes annoncée par la célèbre déclaration de Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style [...], un livre qui n’aurait presque pas de sujet [...]. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » (Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852)

158.

Pour être plus exact, on trouve à la place de l’objet le sujet lui-même si l’on s’accorde à qualifier Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss de romans de quête car, comme le rappelle Barthes , « [...] les récits où l’objet et le sujet se confondent dans un même personnage sont les récits de la quête de soi-même, de sa propre identité [...] » (in L’aventure sémiologique, op. cit., p. 192). Ceci dit, une telle appréciation est encore trompeuse car il n’est pas sûr que les personnages soient en quête d’» eux-mêmes » et la phrase de Flaubert pourrait alors prendre des allures de lapsus révélateur si l’on entend par « sujet » le personnage comme représentant du sujet humain ! « Un livre qui n’aurait presque pas de sujet » serait un livre où l’homme disparaît comme sujet, sujet d’un verbe mais aussi auteur de ses actes !

159.

« ‘Character,’ says Aristotle, ‘gives us qualities, but it is in actions – what we do – that we are happy or the reverse.’[...] We know better. We believe that happiness and misery exist in the secret life, which each of us leads privately and to which (in his characters) the novelist has access », (Forster, Aspects of the novel, Harmondsworth : Penguin, 1971 (©Edward Arnold 1927), p. 91.)

160.

« Peu à peu, l’apport du bergsonisme, puis celui du freudisme et de la nouvelle physique remettaient en cause toutes les structures sur lesquelles on vivait [...] C’est à cette rare alliance qu’on doit les grandes oeuvres où s’affirmaient la complexité de la personne, la découverte de la durée intime, la relativité des points de vue et les déformations que font subir au réel ces légères aberrations d’optique si propres à susciter des merveilles » (in Michel Raimond, op. cit., p. 488).