a.011Une nouvelle conception de l’événement et de l’action

Absence d’action et d’objet de la quête

Le premier constat est une absence d’action presque totale si ce n’est, paradoxalement, le déplacement spatial. Et pourtant, on pourrait s’attendre à un déferlement d’actions dans des romans qui empruntent au roman d’aventures et au roman picaresque plusieurs particularités : expéditions dans Heart of Darkness et Voss, et déambulations dignes d’un picaro dans Under the Volcano. Il est vrai que le déplacement spatial correspond à une catégorie de fonctions chez Propp, la quinzième : « ‘LE HÉROS EST TRANSPORTÉ, CONDUIT OU AMENÉ PRÈS DU LIEU OÙ SE TROUVE L’OBJET DE SA QUÊTE (définition : déplacement dans l’espace entre deux royaumes, voyage avec un guide, désigné par G)’ »164. Mais cette fonction de Propp s’inscrit dans une série, une séquence, qu’on ne trouve pas chez Conrad, Lowry et White du fait que ni Heart of Darkness ni Under the Volcano ni Voss ne présentent une quête tournée vers son objet à proprement parler. En effet, « l’objet de [l]a quête » a disparu ou n’a simplement jamais existé. Dans ces trois romans, si quête il y a, c’est au sens étymologique du terme, ainsi que le rappelle Lacan à propos de l’objet à jamais perdu : ‘« Le principe du plaisir gouverne la recherche de l’objet, et lui impose ces détours qui conservent sa distance par rapport à sa fin. L’étymologie-même dans la langue française, qui a remplacé le terme désuet de ’ ‘quérir’ ‘- renvoie à ’ ‘circa’ ‘, le détour’ »165. L’objet concret de la quête chez Propp devient objet du désir, c’est-à-dire qu’il disparaît en tant qu’objet réel pour devenir cause de la quête. L’» objet » de l’impérialisme n’est pas un objet à proprement parler, c’est une mécanique qui tourne à vide, sans objet (« objectless ») : « ‘They were building a railway. ’ ‘The cliff was not in the way or anything; but this objectless blasting was all the work going on’ » (HD, p. 42). Quant à l’objet que poursuit Marlow, c’est tout le contraire de ce que serait un objet étymologiquement, quelque chose à se « mettre sous les yeux » (« ob-jicere » : « placer devant » et donc devant les yeux). Il est en fait à la recherche d’une voix, ce qui justement toujours échappe et ne peut occuper de « place », de position, ou encore de point :

‘I couldn’t have been more disgusted if I had travelled all this way for the sole purpose of talking with Mr Kurtz. Talking with... I flung one shoe overboard, and became aware that that was exactly what I had been looking forward to–a talk with Kurtz. I made the strange discovery that I had never imagined him as doing, you know, but as discoursing. [...] The man presented himself as a voice. Not of course that I did not connect him with some sort of action. Hadn’t I been told in all the tones of jealousy and admiration that he had collected, bartered, swindled, or stolen more ivory than all the other agents together? That was not the point. (HD, p. 83, c’est moi qui souligne)’

Deux registres sont clairement contrastés ici : celui du discours (« talking », « talk », « discoursing », « voice ») et celui de l’action (« doing », « action », « agents »). Deux autres images sont primordiales ici : d’une part l’idée de connection et de continuité associée à l’action (« connect him with some sort of action ») et d’autre part l’idée de déconnection et de discontinuité induite par la mort du pilote du vapeur (au paragraphe précédent), et le fait de jeter ses chaussures par dessus bord. Cette brusque interruption est annoncée par la rupture typographique des trois points puis du tiret : ‘« Talking with... ’ ‘I flung one shoe overboard, and became aware that that was exactly what I had been looking forward to–a talk with Kurtz.’ » (Ibid.). La logique qui préside à la quête de l’objet semble par conséquent de l’ordre du discontinu et du non maîtrisé. De fait, Heart of Darkness n’a pas pour objet une fonction qui s’inscrirait dans une séquence, mais ce qui justement défie toute continuité : la mort, la voix. On retrouve là encore une distanciation par rapport à la figure de la ligne : faute de point identifiable, faute d’» objet », pas de fonction ni de séquence telles que l’entend Propp, ni de schémas actantiels greimassiens possibles. Ces théories formalistes attachées à la figure de la ligne logique des actions en vue de l’obtention d’un objet ne peut que tourner « court » d’autant que la voix que Marlow essaie de rattraper est celle d’un personnage dont le nom en lui-même est déjà emblématique d’un refus du syntagme et donc de la ligne comme séquence de mots : « Kurtz » veut dire court, c’est-à-dire réduit à l’enchaînement de phonèmes et de mots le plus court. En d’autres termes, Marlow est attiré par une voix, un signifiant, qui en eux-mêmes remettent en cause la logique de l’enchaînement, de l’articulation ou encore du syntagme comme autant de figures de la ligne et du symbolique.

Paradoxalement, si la figure de la ligne réapparaît néanmoins, c’est sous la forme d’un « flux » de paroles, celles de Kurtz. La ligne n’est plus logico-temporelle mais discursive, textuelle. Le passage cité plus haut se poursuit en effet ainsi :

‘That was not the point. The point was in his being a gifted creature, and that of all his gifts the one that stood out pre-eminently, that carried with it a sense of real presence, was his ability to talk, his words, [...] the pulsating stream of life, or the deceitful flow from the heart of an impenetrable darkness. (HD, p. 83, c’est moi qui souligne). ’

On passe de la ligne logico-temporelle à la ligne signifiante, ligne, flot ou flux. Quant à la figure du « guide » dont parle Propp, il est amusant de la voir parodiée sous les traits du guide par excellence, le « capitaine », qui apparaît dès la première page du roman. Au lieu d’être un parfait « pilote », il n’en a que l’allure et au lieu de mener son équipage vers la lumière et l’» avant » d’une noble « quête », il est tout tourné vers l’arrière et l’obscurité :

‘The Director of Companies was our captain and our host. [...] He resembled a pilot, which to a seaman is trustworthiness personified. It was difficult to realize his work was not out there in the luminous estuary, but behind him, within the brooding gloom. (HD, p. 27). ’

Ce passage pourrait être en filigrane un commentaire métadiégétique destiné au lecteur, le narrateur précisant qu’il ne jouera pas le rôle de guide, et que l’objet du roman n’est peut-être pas à trouver là où l’on s’y attend, même si une telle optique est difficile à « comprendre » (« It was difficult to realize »).

Dans Under the Volcano, il est bien question de déplacement spatial mais l’» objet » de la poursuite, le Consul, est insaisissable et il est par ailleurs en quête d’un objet lui-même fuyant, la bouteille. Il semble que l’ensemble des personnages soit à la recherche du Consul, qu’il s’agisse de retrouver sa trace physique comme c’est le cas pour Yvonne et Hugh essentiellement, ou bien la trace qu’il a laissée dans la mémoire de ceux qui l’ont connu comme pour Laruelle, le Docteur Vigil et d’autres encore au premier chapitre du roman. En un sens, le Consul est donc « l’objet » qui déclenche la quête des autres personnages et le déploiement du roman mais il est lui-même en quête d’un objet qui n’est autre que la bouteille, et non pas un « objet horticole » inoffensif ; il sait d’ailleurs qu’un observateur ne s’y tromperait pas :

‘... The Consul, an unconceivable anguish of horripilating hangover thunderclapping about his skull, and accompanied by a protective screen of demons gnattering in his ears, became aware that in the horrid event of his being observed by his neighbours it could hardly be supposed he was just sauntering down his garden with some innocent horticultural object in view. (UV, p. 126)’

L’une de ses voix intérieures (« familiars ») lui rappelle en effet qu’il serait illusoire de croire qu’il n’a pas d’objet en vue et que cet objet, c’est la bouteille cachée derrière le buisson, une bouteille qui contrairement au buisson ardent de l’Exode sera consumée166 :

‘« Do not be so foolish as to think that you have no object, however. [...] “I’m not going to drink,” the Consul said, halting suddenly. “Or am I? Not mescal anyway.” “Of course not, the bottle’s just there, behind that bush. Pick it up.” “I can’t,” he objected–“That’s right, just take one drink, just the necessary, the therapeutic drink: perhaps two drinks.” (UV, pp. 126-127, c’est moi qui souligne)’

Un objet comme la bouteille (« bottle ») ou encore le verre d’alcool (« drink ») n’est pas un objet au sens où l’entend Propp puisque sitôt obtenu, il s’agira d’en obtenir un autre. Il ne peut donc pas constituer le point de mire du récit et de la quête, mais bien plutôt le point de fuite en un sens littéral : au lieu d’être un point qui structure la ligne, il est une béance qui vient trouer la ligne et la fait « fuir », la dissout. D’ailleurs le jeu de mots sur « objected » est loin d’être fortuit puisqu’il souligne que le Consul refuse (« objects to ») d’entrer dans une logique tournée vers l’objet fantasmé comme bien unique et suprême (« the bottle »). Il n’y a pas plus de but, d’objet idéal qu’emblématiserait la bouteille que de quête orientée. La logique est ici celle du désir, c’est-à-dire celle de « l’objet manquant » qui fait entrer dans le monde des simulacres et des doubles :

‘[Une des fonctions du Double est la] fonction fantasmatique, de production d’un objet manquant pour rendre compte du désir. Le problème du désir est analogue à celui de la métaphysique : problème de manque, de manquer de. Le sujet du désir s’éprouve comme manquant de complément, en l’occurrence de complément d’objet. En nulle autre circonstance que celle-ci ne s’affirme avec autant de force le sentiment de l’autre, le fantasme du double. Car je désire toujours l’» autre » : jamais ceci mais toujours autre chose, et si cette chose m’est accordée, encore autre chose167.’

Le Consul n’est pas ici dans une logique fétichiste orientée vers un unique objet mais une logique désirante qui passe d’un objet à l’autre, d’une bouteille à l’autre, d’un verre à l’autre (« one drink », « two drinks »). Quand bien même le Consul succomberait au mirage de la bouteille supposée étancher sa soif une fois pour toutes, il n’en reste pas moins que la bouteille elle-même constitue un symbole ambivalent du fait qu’elle entre elle aussi dans le circuit des substitutions de simulacres et qu’elle est à l’image de la « passoire » du Gorgias, c’est-à-dire susceptible de se vider puis de se remplir sans jamais apporter de satisfaction absolue168. Ce qu’elle contient n’est pas quelque chose que l’on puisse s’approprier, thésauriser ni même fixer. Tout comme le « coeur des ténèbres » qui enferme la voix de Kurtz, elle n’est un coeur, un contenant, que sur un plan fantasmatique puisque ni la voix ni l’alcool ne se fixent. Cette image d’un liquide qui ne fait que couler sans se fixer en un point ni se diriger vers un quelconque « object-if » est bien celle de la lave qui sourd « au dessous du volcan » : le titre du roman est programmatique d’une écriture qui va elle aussi s’épancher sans jamais ni se fixer, ni s’orienter autrement que pour obéir à la logique de son propre flux signifiant. Cette métaphore d’un objet de la quête insaisissable se trouve aussi dans le titre Voss : Voss est le nom d’un personnage allemand et Voss se prononce donc [fos] de la même manière que phôs, la lumière en grec. La lumière, comme le feu de la lave ou de l’alcool, ou encore la voix incandescente de Kurtz, n’a pas de lieu ni d’ancrage : elle est hostile à ce que Bergson appelle notre désir de spatialiser qui découle de notre sens commun « essentiellement mécaniste », c’est-à-dire attaché à des « ‘distinctions tranchées, celles qui s’expriment par des mots bien définis ou par des positions différentes dans l’espace’ »169. En fait, toute l’action de Under the Volcano se résume à une déambulation sans fin des personnages et ce désinvestissement par rapport à l’action se traduit par une très forte latéralité.

En effet, dans Under the Volcano comme dans Heart of Darkness, on a l’image du défilement latéral des événements de part et d’autre du bus et du vapeur. Le Consul, Hugh et Yvonne sont dans le bus lorsqu’ils aperçoivent le corps de l’Indien mort par la vitre, et Thérèse Vichy remarque à juste titre :

‘Lors du trajet en autocar jusqu’à Tomalin, les incidents narratifs, par exemple la découverte du mourant au bord de la route, défilent latéralement sans que les personnages aient sur eux la moindre prise. Les attitudes et mouvements frontaux sont quasiment inexistants et les personnages habitent un espace sans zone d’interaction, d’échange ou d’affrontement. Emblématiquement la première apparition du Consul le montre “sitting sideways”170. ’

De même, Marlow ne prend conscience de la vie et des événements qui se passent dans la jungle que de manière latérale, lorsqu’il la longe à bord de son vapeur. A cette absence d’objet qui vienne orienter la ligne logico-temporelle et à cette latéralité caractéristique d’une incapacité à participer à l’action et l’événement, s’ajoutent une véritable remise en cause de la nature même de fait ou d’événement.

Notes
164.

Ibid., p. 63. Les majuscules appartiennet à la citation originale.

165.

Jacques Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1986, p. 72.

166.

« And the angel of the Lord appeared unto him in a flame of fire out of the midst of a bush: and he looked, and behold, the bush burned with fire, and the bush was not consumed. », Exodus, III, 2.

167.

Clément Rosset, Le réel, traité de l’idotie, Paris : Minuit, 1977, p. 49.

168.

Socrate cite les propos d’un « homme subtil » pour convaincre Calliclès de renoncer au désir : « En effet, chez les hommes qui ne réfléchissent pas, il dit que ce lieu de l’âme, siège des passions, est comme une passoire percée, parce qu’il ne peut rien contrôler ni rien retenir — il exprime ainsi l’impossibilité que ce lieu soit jamais rempli. » (Platon, Gorgias, Paris : Flammarion, 1987, p. 231). Il n’est pas indifférent que l’âme entendue comme « siège des passions » et donc siège du désir soit désignée comme « lieu ». C’est bien parce que Heart of Darkness, Under the Volcano, et Voss sont des romans du désir plus que des romans de formation basés sur l’intrigue, que la thématique spatiale prend un relief si particulier.

169.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 132, cf supra, p. 56.

170.

Thérèse Vichy, « Espace poétique et poétique de l’espace dans Under the Volcano », dans L’espace littéraire dans la littérature et la culture anglo-saxonnes, études réunies par Bernard Brugière, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 118.